Billet invité.
Parvenus à ce stade de la crise dans sa dimension politique et sociale, une interrogation toute simple s’impose : pour quelles obscures raisons, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, ceux qui sont en responsabilité (comme ils aiment jargonner) sont-ils incapables d’en sortir ? Que cherchent-ils à obtenir ?
Les prises de position des plus péremptoires d’entre eux sont connues : « Pas d’impôts supplémentaires pour les riches ! » et « Taillez dans l’État-providence ! », désignant à chaque fois la même victime. De fait, les uns continuent de bloquer toute adoption d’un budget aux États-Unis, et les autres coupent dans ceux-ci sans se soucier du désastre. Dans les deux cas, une véritable fuite en avant s’ensuit, en défense du statut des nantis, de leur fortune, de leurs aises et privilèges. C’est aussi simple que cela. En Europe, ce sont des pays entiers qui sont détruits, des générations qui en subissent les effets, condamnés au nom de la Rédemption.
Dans un monde qu’ils pressentent comme allant être secoué par des convulsions, eux-mêmes soumis alors à de menaçantes tensions, un réflexe de protection prévaut, il se traduit par la volonté de ne céder sur rien. D’où l’intransigeance dont on voit les effets. Les mécanismes financiers qui permettaient de partager à peu de frais (ils étaient au contraire sources de profit) ne fonctionnant plus comme avant, seule une dictature éthérée peut faire obstacle à la véritable horreur que représente le partage. On aura identifié celle du marché. Et comme la nature fait bien les choses, celui-ci est contrôlé par ceux qui ont du bien. On ne dira jamais assez la force de ce réflexe, que l’on appelait autrefois l’instinct de classe, et la conviction profonde qui règne chez ceux qui, pour le coup, le partagent. Pour s’en rendre compte et être édifiés, il suffit pourtant de les fréquenter.
Certes, le monde va changer, impliquant de céder de la place aux nouveaux riches des pays émergés et dans un geste de charité de réduire un peu l’extrême pauvreté, comme le demande la Banque Mondiale. On a sa bonne conscience. Il va aussi falloir prendre quelques précautions. Elles consistent de plus en plus fréquemment à se protéger en se réfugiant derrière des murs de toute nature ; nous voici ainsi revenus au temps des châteaux forts. La mode contemporaine est à la location longue durée des îles grecques, le marché s’est dernièrement ouvert. Mais c’est l’argent qui doit être avant tout protégé. Dans ce domaine, les choses se compliquent, car il faut céder du terrain et donc ruser. Des gages doivent être donnés, comme s’il était temps de remettre en selle des autorités politiques démonétisées, afin qu’elles puissent continuer à imposer la mise en œuvre de réformes structurelles destinées à pérenniser le partage inégal. Le débat portant sur le rythme.
Les voies de l’évasion fiscale ne vont plus être les boulevards d’antan. C’est comme la corruption qu’il a fallu apprendre à pratiquer moins grossièrement. En fin de compte, tout se résume à garder une longueur d’avance, comme les sportifs coupables de dopage vis-à-vis de leurs contrôleurs. Mais les temps sont décidément indécis. Il a aussi fallu se résoudre à emprunter un chemin dangereux, celui du « bail-in » des banques qui doivent être renflouées, et de mettre à contribution leurs actionnaires et leurs créanciers pour les sauver. En Europe, le poids du désendettement est finalement trop lourd pour être supporté par les finances publiques, amenant à écorner le capital privé, (puisque les voies de la monétisation et de la mutualisation de la dette sont fermées).
Les banques ayant pignon sur rue et les mécanismes usuels de l’évasion fiscale sont encore loin d’être des coupes-gorges, mais il faut anticiper. Les gestionnaires de fortune et autres « family office » ne se laisseront pas prendre par surprise ! Et, tant que les personnes morales, les trusts et les fiducies resteront hors de portée, SWIFT, Euroclear et Clearstream opaques, le mal sera véniel car on en connait les remèdes. Les montages financiers seront plus compliqués, voilà tout. Il faudra seulement avoir les moyens d’y accéder, c’est à dire de se les payer. Comme l’industrie du luxe, celle de la finance de l’ombre n’a pas de soucis à se faire.
Dans ce beau schéma, une question gênante reste tout de même posée : à force de détérioration de la situation sociale et politique, l’emprise idéologique craquant et les faux-semblants perdant leur consistance, le croquemitaine anonyme du marché ne va-t-il pas finir par être identifié ? En mettant à contribution les actionnaires et en agitant à nouveau le chiffon rouge des paradis fiscaux, n’est-il pas donné une incitation à aller plus loin ?
——–
VIENT DE PARAITRE : « LA CRISE N’EST PAS UNE FATALITÉ » – 280 pages, 13 €.