Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Cher Monsieur Jorion,
Lecteur quotidien de votre blog depuis plusieurs années, je n’ai pas de raisons particulières de vous écrire plutôt maintenant qu’à un autre moment, mais comme j’estime depuis un certain temps qu’il me faudrait réformer une tendance que j’ai à ne pas intervenir, d’être un spectateur passif, je prends l’occasion d’une réaction sans doute superficielle à votre dernière vidéo du vendredi (visionnée hier) pour vous faire parvenir les échos de vos propos. (Je me trompe peut être mais j’ai l’impression que ce qui motive votre implication sur le web, c’est non seulement que vos idées passent, mais aussi un intérêt pour la résonance qu’elles produisent ; c’est par ce retour maladroit que je voudrais vous témoigner ma reconnaissance, pour vos éclairages constants et réguliers de l’actualité avec lesquels je m’accorde assez spontanément sans savoir s’ils formulent mes convictions, ou bien si je m’y aligne par suivisme. Mais peu importe car ils sont sans doute justes et me rendent ajustés aux conversations du moment).
Le fait que les idées puissent changer le monde me semble compléter avec bonheur la vision trop matérialiste de Marx, et puis (puisque je vous ai rencontré la première fois à La Colline dans la conférence organisé par Ars Industrialis), les écrits sont aussi un mode d’action, les ordinateurs et les grammes des matériaux à agencer, mettre en ordre ses idées dans un article est un faire du bout du doigts quand on tape à la machine. En ce qui vous concerne vous faites bien plus que les produire, vous les soutenez d’une activité médiatique à califourchon entre les nouveaux et les anciens médiats. Je vois là une posture aristotélicienne qui considère les actions vis à vis de leurs conséquences, comme ayant une responsabilité analogue à celle d’un père à ses enfants. Et vous les défendez ces idées, faites en sorte qu’elles aient une descendance, une histoire, un parcours qui leur soient propre et qui vous échappent en partie.
Au Théâtre de La Colline, le 10 décembre 2011, à l'initiative de Ars Industrialis.
C’est sur ce point que je voulais réagir aussi, même si je sais par avance que les naïvetés que l’on peut voir chez vous, sont en réalité des ruses au 3e degré, et anticipent les objections qu’on peut leur faire : que les idées soient reprises par un président de la république qui soit, aussi contestable soit son libéralisme, marqué au sceau d’une certaine intelligence ne peut que vous séduire. Et même s’il faisait les choses qui « vont dans le bon sens », en se donnant les mauvaises raisons de les faire, pourquoi s’en plaindre ? C’est sans doute une preuve d’intelligence de ne pas refuser la réforme personnelle de quelqu’un, et de ne pas lui opposer des objections de principes car il est dans le camp politique adverse. Cette attitude est aussi ce qui vous distingue et vous honore : sachant mieux repérer le bon grain de l’ivraie quand la lutte politique se contente trop d’une confrontation massive entre blocs sous la forme du « eux vs. nous ».
Néanmoins, je m’étonne de la prise à parti d’un membre de votre équipe (que je suppose en réalité imaginaire). Votre côté patriarche à la manière quaker me fait penser à un une sorte d’édification morale, d’appel au renoncement de l’individu face au service de la communauté, et votre côté psychanalyste, me donne l’impression d’une réconciliation d’avec vos espérances manquées d’appartenance à la communauté des savants d’Oxford, avec lesquels vous continuez à nouer des relations indirectes. Et cette reprise en main des tendances bougonnes et jalouses de notre nature sujette au repli sclérosé m’apparait tout à fait bénéfique, pour moi spectateur. Elle s’inscrit dans la veine de la critique systématique de l’intérêt pour ses petits sous, de ceux qui viennent vers vous pour vous demander des conseils d’harpagon pour leurs finances.
Cependant, outre le fait qu’il y aie quelque chose de la fable du renard et des raisins à vous objecter (cette attitude de contentement encourage une certaine misère en la rendant acceptable), ou bien que je redoute que cette consolation de la perte de la position enviable soit trop superficielle si bien que l’on finirait par accepter si on nous la proposait même au prix de renoncements et de reniement (et donc le barrage contre la corruption serait authentiquement non vermoulu s’il résistait à ces appels), il me semble qu’il y a néanmoins une double limite à ce déploiement tous azimuts de ses idées.
(NB : je ne critique pas votre intégrité en acier trempé, mais plutôt celle des lecteurs dont moi, qui lisent votre blog faute de mieux, c’est à dire de pouvoir agir, ou écrire sur fond d’une expérience comme la votre du monde des affaires).
Les deux limites :
- d’une part, si les idées passent du côté du FN par exemple, elles pourraient faire l’objet d’une forme de blanchiment, du mauvais fond derrière une couverture idéologique. (Je ne dis pas que le « libéralisme à visage humain », soit un fascisme en col blanc. Je fais confiance à votre expertise et votre connaissance des milieux, je la cite quand je vois les effets néfastes de notre organisation politique, mais je ne connais pas personnellement les affaires).
- d’autre part, il me semble qu’un enjeu majeur (en tout cas ça me tient à coeur), consiste dans le secret, et la lutte contre la privatisation des données personnelles (qui ne sont plus privées, mais dont les individus sont privés au profit des grands groupes qui les collectent, qu’ils en aient un usage ou non)
C’est peut être ça, un des aspects concrets de l’intelligence artificielle (plutôt que la peur d’une conscience distribuée dont on n’aurait, nous, petits êtres au système nerveux centralisé, seulement l’intuition par intermittence, quand l’intelligence collective ferait émerger une convergence, un air de famille, non thématiquement identifiable entre des propos, des actes, des oeuvres, etc.) à savoir, le fait qu’une barrière technologique séparerait les personnes qui posséderaient un certain attirail technique, ou serait bien articulé à lui, depuis disons un agencement institutionnel, un observatoire quelconque, et les autres soumis passivement, et l’effacement des images par leur remplacements successifs, et l’impossibilité de synthétiser, d’intégrer les informations qui les concernent, soumis à une sorte d’injonction à l’amélioration et la bonne attitude face au sachant, voyant alors leur bonne volonté jouer contre eux. Se livrant volontairement à l’objectivation analytique du possédant des machines de domination.
Cette barrière technologique séparerait ceux qui peuvent avoir des connaissances sur le monde dans lequel ils évoluent. Asymétrie d’informations qui fait l’enjeu des big data et des algo (je répète des mots que je ne comprends pas) et puis asymétrie plus directe, où des personnes auraient des armes différentes de celles qui sont légalisées aux US, mais qui me semblent articulables à des drones qui eux ne seraient pas d’une nature si distincte. Ces armes seraient aussi individualisées que les premières, ce ne serait pas la navigation sur la mer anonyme de la gouvernance algorithmique, mais la bonne vieille possibilité d’espionner son voisin augmentée des moyens modernes, avoir accès à ce qu’il pense, à ce qu’il dit de lui, à ce qu’il écrit, etc. le Watergate généralisé, versant naturellement faute d’enjeu politique, dans la pornographie ordinaire d’une jalousie banale, mais néanmoins violente.
C’est en ce sens que partager ses idées tout azimuths me semble un slogan limité, à ne pas mettre en tête de gondole ou de manif. Je n’ai certainement pas une idée assez haute de ce qu’est l’idée, et vous parlez des idées de théories économiques qui, connues depuis Aristote, sont masquées par des constructions idéologiques faussées par les intérêts qu’elles protègent ; je parle au contraire des idées que l’on se fait sur les autres, sur le monde, d’opinions donc et de représentations. Néanmoins ces idées sont-elles si hétérogènes les unes et les autres ? Les idées de la théorie n’émergent-elles pas de ces échanges, de ces différends, d’une intelligence en situation qui fait que l’on découvre après coup la pertinence de tel ou tel geste, car inspiré par quelque chose qui nous dépasse, le collectif avec qui on s’entend ou non ?
J’ai un peu honte de vous écrire dans ce style qui caractérise plus une façon que j’ai de m’entretenir avec moi même. Vous rendre témoin de cette discussion avec moi même, vous énervera peut être, mais je m’autorise de cette familiarité que j’ai d’avec votre blog pour vous rendre témoin de cette controverse personnelle. Je connais votre bienveillance et fait appel à elle, si je devais vous agacer.
Je vous souhaite de pouvoir continuer à avancer dans votre mise au point d’une représentation viable de l’intelligence artificielle.
Bien amicalement,
LecteurDeLongueDate
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