Merci à Marianne Oppitz pour la traduction. Ouvert aux commentaires.
Introduction, par Nikademus
La propagande, c’est bien connu, cela concerne toujours les autres. Avec sa comparse l’idéologie, elle s’empare de foules simples et crédules et les voilà défilant drapeau au vent, hurlant des slogans aberrants. C’est la version grossière, orientale, elle fait les délices teintés de frisson des journaux télévisés. Plus fine et subtile, elle convainc un pays qu’il est la nation indispensable, bienveillante, dont la mission est d’apporter la démocratie dans le monde et le voilà en guerre depuis 16 ans, sans fin prévisible, ni aucun semblant de résultat. C’est la version occidentale. On en parle aussi dans les écrans ; les analystes ont le ton grave, certains mêmes sont très critiques. Mais voilà déjà qu’il nous faut passer à un tout autre sujet, qui n’a strictement aucun rapport : la crise des réfugiés ! un attentat ! le cours du pétrole qui monte et qui descend…
Point d’ironie facile dans ce constat, idéologie, propagande, c’est par construction que ces concepts ne peuvent s’appliquer qu’aux autres. Si nous prenions conscience que nous-mêmes sommes animés, dans les grandes profondeurs de l’inconscient, depuis la toute petite enfance, par de grandes mythologies qui systématiquement biaisent notre regard, notre pensée, notre compréhension du monde… eh bien, tout cela s’effondrerait. Et nous n’aurions plus, pour cet étrange autre qui nous habitait, que la commisération apitoyée que nous portons, par exemple, aux poilus de 14, aux pétainistes de 40. Comment ont-ils pu se tromper à ce point, tous, collectivement ? Pourquoi, oui pourquoi ?
Propagande et idéologie sont nécessairement des phénomènes collectifs, sociaux, qui jouent ensemble sur la grande scène de l’histoire. L’illuminé isolé et sa feuille de chou qui crient à l’idéologie n’intéressent personne, et à bon droit. C’est bien tous ensemble qu’il nous faudra sortir des ornières de notre temps. Mais c’est aussi, comme nous le raconte exemplairement l’autrice de l’article que l’on propose en traduction ici, à chacun, en même temps qu’il faudra que les écailles tombent des yeux. De son enfance moyenne américaine, « white trash » de son propre aveu, elle a tiré le fil de sa fascination improbable pour un intellectuel homosexuel noir des années 60 (sur James Baldwin, voir le saisissant documentaire de Raoul Peck, Je ne suis pas votre nègre) pour découvrir qui elle était et indissociablement qu’est-ce que c’était donc que ce pays qui l’avait fait et qui ravage le monde en criant « liberté », « démocratie » !
Celles et ceux qui voudront bien la suivre dans son histoire banale et magnifique, véritable éducation patriotique et sentimentale à la fois, seront peut-être, eux aussi, attirés à l’issue de leur lecture par ces inconfortables attracteurs étranges : Et moi ? Et nous ?
Adapté de « Notes on a Foreign Country: An American Abroad in a Post-American World » (Notes sur un pays étranger : un étranger à l’étranger dans un monde post-américain) par Suzy Hansen, publié par Farrar, Strauss et Giroux le 15 août. Paru le 8 août 2017 dans le Guardian.
Désapprendre le mythe de l’innocence américaine
À l’âge de 30 ans, Suzy Hansen a quitté les États-Unis pour Istanbul – et a commencé à se rendre compte que les Américains ne comprendront jamais leur propre pays jusqu’à ce qu’ils le voient comme le reste du monde le fait.
Ma mère a récemment retrouvé des piles de carnets datant de ma petite enfance, remplis de projets pour mon avenir. J’étais très ambitieuse. J’ai écrit ce que je ferais à chaque âge : quand je me marierais, quand j’aurais des enfants et quand j’ouvrirais un studio de danse.
Quand j’ai quitté ma petite ville natale pour l’université, cette sorte de planification s’est arrêtée. L’expérience d’aller dans un lieu radicalement nouveau – comme l’université l’était pour moi – a bouleversé ma perception du monde et des possibilités qu’il renferme. La même chose s’est reproduite lorsque j’ai déménagé à New York après l’université, et quelques années plus tard, lorsque j’ai déménagé à Istanbul. Tout changement est spectaculaire pour un provincial mais c’est mon dernier déménagement qui a été le plus difficile. En Turquie, le bouleversement a été beaucoup plus troublant : après un certain temps, j’ai commencé à penser que tout ce sur quoi était fondée ma conscience était un mensonge.
En dépit de tout leur patriotisme, les Américains réfléchissent rarement au rapport qu’entretiennent leur identité nationale et leur identité personnelle. Cette indifférence est à la fois caractéristique de la psychologie des Américains blancs et a son histoire singulière aux États-Unis. Ces dernières années, cependant, cette identité nationale est devenue plus difficile à ignorer. En tant qu’Américains nous ne pouvons plus voyager à l’étranger sans remarquer le poids étrange que nous portons partout avec nous. Depuis les guerres d’Irak et d’Afghanistan, et les nombreuses autres qui ont suivi, il est devenu plus difficile de se balader nonchalamment à travers le monde en quête de sagesse et de développement personnel. Les Américains à l’étranger n’ont plus la même arrogance, les sourires béats et faciles. On n’a plus envie de parler aussi fort. Il y a toujours un vague risque de briser quelque chose.
Quelques années après que j’aie déménagé à Istanbul, j’ai acheté un cahier, et contrairement à l’enfant confiante que j’ai été, je n’y ai plus noté de projets mais une question : qui devenons-nous si nous ne devenons pas Américains ? Si nous découvrons que notre identité – telle que nous l’avons comprise – était un mythe ? Je me suis posée cette question parce que mes années passées à l’étranger, en tant qu’Américaine, au XXIe siècle n’ont pas été un joyeux et romantique envol à la découverte de soi. Mon voyage initiatique a été plus bouleversant et plus honteux, et même aujourd’hui, je ne me connais toujours pas moi-même.
* * *
J’ai grandi à Wall, une ville située en retrait du Jersey Shore[1], à deux heures de route de New York : un paysage de béton, de parkings, d’enseignes en plastique et de magasins franchisés. Il n’y avait pas de centre-ville, pas de rue principale, comme il y en avait dans la plupart des villes agréables de bord de mer des environs, ni aucun vieux petit cinéma ou d’architecture qui aurait pu suggérer un peu d’histoire ou de mémoire.
La plupart des parents de mes amis étaient des enseignants, des infirmières, des flics ou des électriciens, à l’exception d’un père qui travaillait dans « la City », et d’une poignée de familles italiennes qui faisaient des affaires moins légales. Mes parents étaient des descendants d’immigrants danois, italiens et irlandais, de classe ouvrière, qui avaient peu de souvenirs de leurs origines européennes, et ma famille élargie possédait un parcours de golf public bon marché, où je vendais des hot-dog en été. Les affaires politiques dont j’ai entendu parler, lorsque j’étais enfant, avaient trait aux impôts et aux migrants, et ne concernaient pas grand-chose d’autre. Bill Clinton n’était pas populaire chez moi. (En 2016, la plupart des habitants de Wall ont voté Trump.)
Nous étions tous patriotes, mais je ne peux même pas concevoir ce que nous aurions pu être d’autre, parce que toute notre expérience était domestique, intérieure, américaine. Nous sommes allés à l’église le dimanche, jusqu’à ce que le football remplace la messe. Je ne me souviens pas d’un fort sentiment d’engagement civique. Au lieu de cela, j’avais le sentiment que les gens pouvaient vous voler si vous n’étiez pas vigilants. Nos projets demeuraient locaux : Homecoming queen[2], championnat d’état, bourse de Trenton State, barbecues dans l’arrière-cour. Un enfant asiatique – isolé dans notre classe – a étudié dur et est allé à Berkeley. Un Indien est allé à Yale. Les Noirs ne sont jamais venus à Wall. Le monde était blanc, chrétien : le monde c’était nous.
Nous n’avons pas étudié de cartes du monde, car la géographie internationale, en tant que sujet, avait été éliminée progressivement des programmes d’études au niveau fédéral. Nous n’avions aucune notion que les États-Unis puissent être un pays parmi tant d’autres sur la planète. Même l’Union soviétique évoquait davantage quelque chose comme l’Étoile de la mort – volant au-dessus de nos têtes, prête à nous réduire en mille morceaux au laser – qu’un pays avec de vrais habitants.
J’ai des souvenirs uniquement télévisés d’événements mondiaux. Ils ne me reviennent à l’esprit qu’à travers un écran : Oliver North témoignant dans l’enquête Iran-Contra ; le visage marqué et malveillant du dictateur panaméen Manuel Noriega ; les images comme au cinéma de bombardements de Bagdad, avec ces flashs de lumière, lors de la première guerre du Golfe. De cette guerre en Irak, ce dont je me souviens le plus, c’est que nous chantions, dans le bus scolaire, « Dieu Bénis les États-Unis » – j’avais 13 ans, que je portais de petits rubans jaunes[3] dans les cheveux et de mon émotion après avoir entendu cette chanson sur MTV :
Et je suis fier d’être un Américain
Au moins, je sais que je suis libre
Ce « au moins » est drôle. Nous étions libres – c’était quand même la moindre des choses. Le reste du monde était bien bête de passer à côté d’un truc aussi évident. Quoi que ce puisse être, au moins nous l’avions, et personne d’autre ne l’avait. C’était le cadeau que Dieu nous avait offert : notre super-pouvoir.
Quand je suis arrivée au lycée, je savais que le communisme avait disparu, mais je n’avais jamais appris ce qu’il avait été (« mauvais » suffisait). La religion, la politique, la race, me sont passés au-dessus, comme des choses troubles qui signifiaient manifestement quelque chose pour quelqu’un quelque part, mais qui n’avaient aucun rapport avec moi, avec Wall, avec l’Amérique. Je n’avais certainement aucune idée que pour la plupart des gens dans le monde ils signifiaient profondément quelque chose. L’Histoire – l’histoire de l’Amérique, l’histoire du monde – traversait ma conscience sans y laisser de trace.
Pourtant, le racisme, l’antisémitisme et les préjugés, ces choses, j’ai dû inconsciemment en avoir conscience. Elles s’exprimaient dans la peur d‘Asbury Park, qui était noire. Dans le ressentiment envers les villes de Marlboro et Deal, connues comme juives. Dans la manière dont les hispaniques nous semblaient si exotiques. Une grande partie de la côte de Jersey était ségrégationniste, comme si elle était encore dans les années 1950, et les préjugés s’exprimaient par la peur de tout ce qui se trouvait à l’extérieur de Wall, quelque chose en dehors du minuscule monde blanc dans lequel nous vivions. Finalement, la seule chose qui nous a sauvés d’être ouvertement racistes, c’est que dans les petites villes comme Wall – en particulier pour les filles – il était important d’être « sympa » ou « gentil ». Cette pression calmait notre tendance juvénile à une cruauté trop ouverte.
J’ai eu de la chance d’avoir une mère qui a encouragé mon addiction naissante à la lecture, un frère aîné mystérieusement acquis aux idées politiques progressistes et un père qui a passé ses soirées à étudier d’obscures antiquités ayant trait au golf, perdu dans les plaisirs du passé. En ces jours du 1%, je suis nostalgique de la modestie de la classe moyenne de Wall et de l’air marin salé des plages du New Jersey. Mais adolescente, je savais que seule une bonne université pourrait me sauver de ce Wall de la peur[4].
* * *
J‘ai atterri à l’Université de Pennsylvanie. Le manque d’intérêt pour le reste du monde que j’avais connu à Wall s’est manifesté sous une autre forme là-bas, bien qu’à Penn les enfants soient riches, très instruits et apolitiques. A leur accueil, les étudiants en commerce ont été informés qu’ils étaient « les gens les plus intelligents du pays », du moins c’est ce qu’on m’a dit. (Donald Trump Jr. était là aussi à ce moment-là). À la fin des années 1990, tout le monde à Penn voulait devenir banquier d’investissement, et beaucoup d’entre eux finirent par faire chuter l’économie mondiale, une décennie plus tard. Mais ils étaient plus instruits que moi. Dans la classe de littérature américaine, ils avaient même entendu parler de William Faulkner.
Quand ma meilleure amie de Wall a révélé une nuit qu’elle n’avait pas entendu parler de John McEnroe ou de Jerry Garcia, certains garçons du dortoir nous ont traitées d’ignorantes, et de « déchets blancs », et nous reprochaient de ne pas lire de magazines. Nous étions blessées et surprises : « déchets blancs » c’était ce que nous disions à propos d’autres personnes quand on se retrouvait à la plage. Mon copain de Wall m’a accusée d’aller à Penn uniquement pour trouver un petit ami qui conduirait une Ferrari, et les garçons de Penn se moquaient des Camaros que nous conduisions au lycée. La différence de classe en Amérique n’était pas quelque chose que nous comprenions de manière structurée ou intellectuelle. La notion de classe était une constellation faite d’un million de petits signifiants culturels matériels, et l’insulte, la perte ou l’acquisition de l’un d’entre eux pouvaient complètement modifier l’avenir de quelqu’un.
À la fin, j’ai choisi de poursuivre la nouvelle vie que Penn m’offrait. Les gens que j’ai rencontrés avaient des parents qui étaient des médecins ou des universitaires. Beaucoup d’entre eux étaient déjà allés en Europe ! Penn, malgré toute sa superficialité, me paraissait un peu plus proche du vaste monde.
Pourtant, durant mes quatre années d’université, je ne me souviens pas qu’un seul d’entre nous ait été conscient d’événements se passant à l’étranger. Il y a eu des guerres en Érythrée, au Népal, en Afghanistan, au Kosovo, au Timor oriental, au Cachemire. Les ambassades américaines à Nairobi et Dar es-Salaam ont été plastiquées. Panama, Nicaragua (j’étais perdue en géographie de l’Amérique latine), Oussama ben Laden, Clinton bombardant l’Irak – rien, néant.
Je connaissais « Saddam Hussein », qui avait la même résonance démoniaque que le « communisme ». Je me souviens du film Wag the Dog[5], une satire dans laquelle des politiciens américains commencent une fausse guerre avec des « terroristes » étrangers pour distraire l’électorat lors d’un scandale intérieur – ce dont, à l’époque, on a beaucoup accusé Clinton quand il a ordonné un tir de missile sur l’Afghanistan lors de l’affaire Monica Lewinsky. Je n’ai jamais pensé à l’Afghanistan à l’époque.
Quel pays était visé dans Wag the Dog ? L’Albanie. Il y a une dureté typiquement américaine dans le choix du pays utilisé pour le film, et la réaction que ce choix suscitait chez le spectateur, une indifférence qui signifiait : un trou perdu, peu importe quel pays.
J’étais une enfant des années 90, la décennie où, selon les plus éminents intellectuels américains, « l’histoire avait pris fin , les États-Unis étaient triomphants, la guerre froide avait été gagnée par une victoire écrasante. L’historien David Schmitz a écrit qu’à cette époque, l’idée que l’Amérique avait gagné en raison de « ses valeurs et son adhésion inébranlable à la promotion du libéralisme et de la démocratie » dominait les « tribunes libres, les magazines populaires et les listes des best-sellers ». Ces idées étaient le fond sonore, la musique d’ascenseur de mes années de formation.
Mais pour moi, il y eut aussi autre chose – une expérience inespérée dans le sous-sol de la bibliothèque de Penn. Je suis tombée sur une phrase, dans un livre, dans lequel un historien soutenait qu’il y a longtemps, durant la période de l’esclavage, les Noirs et les Blancs avaient défini leurs identités en opposition les uns avec les autres. La révélation pour moi n’était pas que les Noirs avaient conçu leurs identités en réponse à la nôtre, mais que notre identité blanche avait été construite dans un rejet conscient de la leur. Je n’avais jusque là aucune idée que nous ayons jamais eu à définir notre identité, parce que pour moi, les Américains blancs étaient nés entièrement formés, complètement détachés de tout passé compliqué. Même maintenant, je me souviens de ce frisson qui a accompagné cette réalisation, ce frisson qui n’apparait que lorsque vous apprenez quelque chose qui développe, même un tout petit peu, votre sens de la réalité. Ce qui m’a mise en colère alors était que cette révélation portait sur qui j’étais. Qu’est-ce qu’il y avait encore d’autre que je ne connaissais pas de moi ?
C’est à cause de ce texte que je me suis plongée dans les livres de James Baldwin, il m’a donné le sentiment de rencontrer quelqu’un qui me connaissait mieux que moi-même et avec un arsenal critique beaucoup plus sophistiqué que le mien. Il y avait ce passage :
Mais j’ai toujours été frappé, en Amérique, d’une pauvreté émotionnelle sans fond et d’une terreur de la vie humaine, du toucher humain, si profond, que pratiquement aucun Américain ne semble parvenir à établir un lien viable et organique entre sa vie publique et sa vie privée.
Et celui-là :
Toutes les nations occidentales ont été prises dans un mensonge, le mensonge de leur prétendu humanisme ; ce qui veut dire que leur histoire n’a pas de justification morale, et que l’Occident n’a aucune autorité morale.
Et celui-ci :
Les Américains blancs sont probablement, toute couleur confondue, les personnes les plus malades et certainement les plus dangereuses qui se trouvent aujourd’hui dans le monde.
Je sais pourquoi cela m’a été un choc alors, à l’âge de 22 ans, et ce n’était pas nécessairement parce qu’il disait que j’étais malade, bien que ça en fasse partie. C’était parce qu’il ne cessait de m’appeler comme ça : « Américain blanc ». Ma réaction même justifiait son accusation. Je savais que j’étais blanche, et je savais que j’étais américaine, mais ce n’était pas ce que je considérais comme mon identité. Pour moi, la définition de soi était une question de genre, de personnalité, de religion, d’éducation, de rêves. Je pensais qu’il s’agissait juste de se trouver soi-même, de devenir soi-même, de se découvrir soi-même – et ça, je le découvrais, faisait de moi une Américaine blanche typique.
Je ne pensais toujours pas à ma place dans le reste du monde, ou que peut-être toute cette histoire – l’histoire des Américains blancs – avait quelque chose à voir avec ce que j’étais. Mon manque de conscience me permettait de croire que j’étais innocente, ou qu’être Américaine blanche n’était pas une identité comme être musulman ou turc.
De cette indifférence, Baldwin a écrit : « Les enfants blancs, en majorité, – qu’ils soient riches ou pauvres – grandissent avec une compréhension de la réalité si faible que l’on peut dire, à juste titre, qu’ils vivent dans un monde d’illusions. »
Les jeunes Américains blancs connaissent bien sûr leur lot de douleur, d’insécurité, de chagrin. Mais il est très, très rare, que les jeunes Américains blancs rencontrent quelqu’un qui leur dise, en termes sévères et impitoyables, qu’ils pourraient n’être que les pauvres gagnants d’un bien vilain jeu, et même en fait qu’en raison de leur ignorance et de leur abus de pouvoir, ils pourraient n’être que les perdants dans un univers moral qui leur échappe complètement.
* * *
En 2007, après avoir travaillé comme journaliste à New York pendant six ans, j’ai gagné une bourse d’écriture qui m’a envoyée en Turquie pour deux ans. J’avais lancé ma candidature sur un coup de tête. Je ne m’attendais pas du tout à gagner. Bien que mes amis m’aient félicitée, je percevais l’inquiétude sur leurs visages, comme si j’étais folle de laisser tout cela, comme si, à 29 ans, il était un peu tard pour me trouver. Je n’avais jamais été en Turquie auparavant.
Dans les semaines précédant mon départ, j’ai passé des heures à expliquer, à des proches que cela ennuyait, l’importance internationale de la Turquie en développant, sans doute, le cliché qu’Istanbul était un pont entre l’Est et l’Ouest. J’ai dit à tout le monde que j’avais choisi la Turquie parce que je voulais connaître le monde islamique. La raison secrète pour laquelle je voulais y aller était en fait que Baldwin avait vécu à Istanbul dans les années 60, avec des va-et-vient, pendant une décennie. J’avais vu un documentaire sur Baldwin qui disait qu’il se sentait plus à l’aise en tant que noir et gay à Istanbul qu’à Paris ou à New York.
Quand j’ai entendu cela, cela a tellement fait peu sens, pour moi, qui me tenait dans mon appartement de Brooklyn, qu’une sorte de trou noir s’est ouvert dans mon univers. Je ne pouvais pas croire que New York puisse être plus anti-libéral qu’un endroit comme la Turquie, parce que je ne pouvais pas concevoir qu’il y ait eu tant de préjugés à New York et Paris à cette époque-là. Et parce que je pensais qu’en allant vers l’Est, la vie s’abîmait dans le passé, l’opposé du progrès. L’idée de Baldwin en Turquie a en quelque sorte placé le problème racial américain et l’Amérique elle-même, dans un contexte international mystérieux et captivant. J’ai parié qu’Istanbul serait l’endroit qui m’apporterait la révélation des mécanismes secrets de l’histoire.
En Turquie ou ailleurs, en fait, je ressentirais une sensation presque physique d’inconfort intellectuel et émotionnel, tout en essayant de saisir une réalité dont je n’avais aucune compréhension historique ou culturelle. J’irais, comme journaliste, écrire une histoire sur la Turquie, la Grèce ou l’Égypte ou l’Afghanistan, et inévitablement quelqu’un me révélerait une partie de l’histoire, la leur, celle que nous partagions – dont je ne connaissais rien. Si je ne connaissais pas cette histoire, alors, quel genre d’histoires aurais-je pu avoir l’intention d’écrire [6]?
Mon processus d’apprentissage à l’étranger comprenait trois volets : j’en apprendrais sur les pays étrangers ; j’en apprendrais sur le rôle de l’Amérique dans le monde ; et, lentement, je découvrirais ma propre psychologie, mon caractère et mes préjugés. Même si je connaissais bien les aspects prédateurs du capitalisme, je percevais toujours le développement économique de la Turquie et de la Grèce comme un progrès, une sorte de maturation. Peu importe à quel point je comprenais que les États-Unis manipulaient l’Egypte pour servir leurs propres objectifs de politique étrangère, je n’avais jamais envisagé – et je ne pouvais pas comprendre – comment les politiques américaines affectaient vraiment la vie de chaque Égyptien, au point d’engendrer un ressentiment et un anti-américanisme. Peu importe que je sois bien persuadée qu’aucun Américain n’était formé pour reconstruire une nation, je pensais pouvoir discerner les bonnes intentions des Américains en Afghanistan. Je ne l’aurais jamais admis, ou même pensé à le formuler, mais rétrospectivement je sais qu’au fond je pensais que l’Amérique était la pointe avancée d’une sorte d’évolution des civilisations, que tout le reste du monde essayait de rattraper.
L’exceptionnalisme américain ne définissait pas seulement les États-Unis comme une nation spéciale parmi des nations inférieures ; il exigeait également que tous les Américains croient, eux aussi, qu’ils étaient d’une certaine manière supérieurs aux autres. Comment pouvais-je, en tant qu’Américaine, comprendre un peuple étranger, quand, inconsciemment, j’étais incapable d’étendre à d’autres personnes, la confiance la plus élémentaire que je m’accordais ? C’était une limite qui dépassait le racisme, les préjugés et l’ignorance. C’était une sorte de nationalisme si insidieux que je n’avais pas su l’appeler nationalisme ; c’était un aveuglement de soi si complet que je ne pouvais pas voir où il avait débuté et où il prenait fin, je ne pouvais pas l’arracher, je ne pouvais pas le détruire.
* * *
Durant mes premiers mois passé à Istanbul, j’ai vécu une existence sans forme, les jours fondaient dans les nuits. Je n‘avais aucun bureau où aller, je n’avais aucun effort à faire pour garder mon boulot, et j’avais 30 ans, un âge auquel les gens choisissent soit de grandir, soit de rester bloqués dans une phase exploratoire et inactive de jeunes attardés. Tout recommencer dans un pays étranger – se faire des amis, apprendre une nouvelle langue, essayer de trouver son chemin dans la ville – semblait appartenir au second choix. J’ai passé de nombreuses nuits dehors jusqu’au petit matin – comme le soir où j’ai bu de la bière avec un jeune homme turc nommé Emre, qui avait fréquenté la même université qu’un de mes amis aux États-Unis.
Un ami m’avait dit qu’Emre était l’une des personnes les plus brillantes qu’il ait rencontrées. Au cours de la soirée, j’ai beaucoup appris de son analyse de la politique turque, surtout quand je lui ai demandé s’il avait voté pour le parti de la Justice et du Développement d’Erdogan (AKP). Il a répliqué, indigné : « Avez-vous voté pour George W. Bush ? » Jusque là, je n’avais pas réalisé que ces deux-là pouvaient être semblables.
Puis, à la troisième bière, Emre a mentionné que les États-Unis avaient organisé les attentats du 11 septembre. J’avais déjà entendu cela. Les théories du complot étaient fréquentes en Turquie. Par exemple, lorsque les militaires affirmaient que le PKK, l’organisation indépendantiste kurde, avait attaqué un poste de police, il n’était pas rare que des Turcs croient que les militaires eux-mêmes l’avaient fait. Ils le croyaient même dans les cas où des civils turcs étaient morts. En d’autres termes, l’idée était que les forces de droite, telles que l’armée, faisaient sauter des cibles neutres, voire des cibles de droite, pour pouvoir en accuser les groupes de gauche, comme le PKK. Pour les Turcs, commettre des attentats dans son propre pays est une réelle possibilité.
« Allons, tu ne crois pas ça », dis-je.
« Pourquoi pas ? », dit-il. « Mais oui. »
« Mais c’est une théorie du complot ».
Il rit. « Les Américains rejettent toujours ces choses comme des théories conspirationnistes. C’est le reste du monde qui a dû faire face à vos conspirations. »
Je l’ai ignoré. « Je suppose que je fais confiance au journalisme américain », dis-je. « Quelqu’un aurait démasqué ça si c’était vrai. »
Il a souri. « Je suis désolé, il est impossible qu’ils n’aient rien eu à voir avec ça. Et maintenant, cette guerre ? », dit-il, se référant cette fois à la guerre en Irak. « Il est impossible que les États-Unis n’aient pas pu empêcher une telle chose d’arriver, et impossible que des musulmans puissent l’avoir organisée ».
Quelques semaines plus tard, une bombe a explosé dans le quartier de Güngören à Istanbul. Une deuxième a explosé dans une poubelle à proximité, peu après 22 heures, tuant 17 personnes et en blessant 150. Personne ne savait qui l’avait fait. Toute la semaine, les Turcs en ont discuté : était-ce Al-Qaïda ? Le PKK ? Le DHKP/C, un groupe radical gauchiste ? Ou peut-être : l’État parallèle ?
L’Etat parallèle – un système d’organisations paramilitaires semblables à la mafia opérant en dehors de la loi, parfois à la demande de l’armée officielle – c’était encore une autre histoire. En Turquie, on raconte que l’État parallèle a été formé pendant la guerre froide comme moyen de contrer le communisme, puis transformé en une force pour détruire toutes les menaces contre l’État turc. Le pouvoir que certains Turcs attribuaient à cette entité frisait parfois la crédulité. Mais le fait est que les Turcs vivent depuis des années avec l’idée qu’une force secrète contrôle le destin de leur nation.
En fait, la rumeur laissait entendre que, pendant la guerre froide, certains éléments de l’État parallèle avaient des liens avec la CIA, et bien que cela aussi sente sa théorie du complot, c’est la réalité dans laquelle vivent les Turcs. Le nombre impressionnant d’interventions internationales que les États-Unis ont lancées durant ces décennies est étonnant, surtout à une époque où le pouvoir américain était considéré comme relativement innocent. Il y eut des assassinats réussis : Patrice Lumumba, premier ministre de la République démocratique du Congo, en 1961 ; le général Rafael Trujillo de la République dominicaine, également en 1961 ; Ngo Dinh Diem, président du Vietnam du Sud, en 1963. Il y eut des tentatives d’assassinats ratés : Castro, Castro et Castro.
Il y eut des assassinats très souhaités : Nasser, Nasser, Nasser. Et, bien sûr, les changements de régime commandités, soutenus ou organisés par les États-Unis: l’Iran, le Guatemala, l’Irak, le Congo, la Syrie, la République dominicaine, le Sud-Vietnam, l’Indonésie, le Brésil, le Chili, la Bolivie, l’Uruguay et l’Argentine. Les Américains ont formé ou soutenu des forces de police secrètes partout, du Cambodge à la Colombie, des Philippines au Pérou, de l’Iran au Vietnam. Beaucoup de Turcs ont cru que les États-Unis avaient au moins encouragé les coups d’État militaires de 1971 et de 1980 en Turquie, bien que je n’aie pas pu trouver grand chose concernant ces événements dans aucune chronique historique orthodoxe.
Mais ce que je pouvais voir, c’est que les effets d’une telle ingérence étaient comparables à ceux du 11 septembre – tout aussi énorme, bouleversant et perturbant pour le pays et la vie des gens. Peut-être Emre n’a-t-il pas cru que le 11 septembre était une simple affaire d’indices et de preuves parce que son expérience – sa réalité – lui a appris que ces événements énormément surréels sont rarement très facilement explicables. Je ne pensais pas que la théorie d’Emre sur les attaques était plausible. Mais j’ai commencé à me demander s’il y avait beaucoup de différence entre la paranoïa d’un étranger persuadé que les Américains avaient organisé le 11 septembre et la paranoïa des Américains persuadés que le monde entier devrait payer pour le 11 septembre avec une guerre mondiale sans fin contre la terreur.
* * *
En une autre occasion, une Turque me déclara qu’elle croyait que les États-Unis s’étaient attaqués eux-mêmes le 11 septembre (j’ai entendu cela régulièrement, cette fois cela venait d’une jeune étudiante à l’Université de BoÄŸaziçi d’Istanbul). J’ai réaffirmé ma confiance dans l’intégrité du journalisme américain. Elle a répondu un peu honteusement : « Eh bien, nous, nous ne pouvons pas faire confiance à notre journalisme. Nous ne pouvons pas le prendre pour acquis. »
Ces mots, « le prendre pour acquis », m’ont donné à réfléchir. Vivant en Turquie depuis plus d’un an, ayant été témoin de la façon dont la propagande nationaliste a façonné l’opinion des gens sur le monde et sur eux-mêmes, je me demandais d’où venait notre confiance en notre objectivité et notre rigueur journalistique. Pourquoi les Américains seraient-ils objectifs et tous les autres subjectifs ?
Je pensais que parce que la Turquie avait des institutions qui ne fonctionnaient pas bien – elles n’avaient pas de système de justice fiable, contrairement à un système américain que je croyais fonctionnel – ils avaient l’impression qu’il n’y avait pas de vérité. Les Turcs étaient toujours sceptiques sur les histoires officielles et se moquaient volontiers de la ligne du gouvernement. Mais n’était-ce pas plutôt que les Turcs, avec leur beau scepticisme, étaient en réalité moins nationalistes que moi ?
L’exceptionnalisme américain avait déclaré mon pays unique dans le monde, comme étant le pays vraiment libre et moderne, et sans jamais considérer que cet exceptionnalisme n’était pas différent de la propagande nationaliste d’un autre pays, j’avais intériorisé cette croyance. N’était-ce pas cela en fait une propagande réussie ? Je n’avais pas remis en question l’institution du journalisme américain en dehors des normes qu’elle avait établies pour elle-même – ce qui, en fait, aurait été la seule façon de discerner ses défauts et ses préjugés. Au lieu de cela, j’ai accepté ces normes comme les meilleures normes que n’importe quel pays puisse avoir.
À la fin de ma première année à l’étranger, j’ai lu les journaux américains différemment. Je pouvais voir combien hostiles ils pouvaient paraître aux étrangers, la façon dont les articles parlaient toujours d’une position dominante américaine, traitant les pays étrangers comme s’ils étaient les enfants mal élevés de l’Amérique. J’ai écouté mes compatriotes avec des oreilles critiques : la façon dont nos discussions concernant la politique étrangère sont comme imprégnées, depuis le 11 septembre, par ce langage officieux et officiel, le langage militaire bureaucratique de l’entreprise : dommages collatéraux, menace imminente, liberté, liberté, liberté.
Pourtant, j’étais consciente que dans la mesure où j’avais succombé il y a longtemps à la pathologie du nationalisme américain, je ne pourrais pas m’en rendre compte, – même si je comprenais l’histoire de l’injustice en Amérique, même si j’étais furieuse contre l’invasion de l’Irak. J’étais une Américaine blanche. J’avais encore cette foi fondamentale dans mon pays d’une manière qui, tout à coup, par rapport aux Turcs, m’a fait sentir immature et naïve.
Je me suis aperçue, en Turquie, qu’une communauté d’activistes et d’intellectuels – les libéraux – se demandaient effectivement ce que la « turquéité » signifiait aujourd’hui. Beaucoup d’entre eux avaient subi la propagande dans leurs écoles au sujet de leur propre histoire ; à propos d’Atatürk, premier président de la Turquie ; sur la prétendue malfaisance des Arméniens et des Kurdes et des Arabes ; à propos de la fragilité de leurs frontières et de la rapacité de tous les étrangers ; et à propos de la bonté historique et éternelle de la République turque.
« C’est différent aux États-Unis », dis-je une fois, sans réaliser tout à fait ce que je disais jusqu’à ce que les mots soient sortis. On ne m’avait jamais forcée à expliquer ça. « On nous dit que c’est le plus grand pays de la terre. Il se fait que nous n’en doutons jamais, comme vous l’avez fait tout à l’heure, parce que pour nous, ce n’est pas une propagande, c’est la vérité. Et pour nous, ce n’est pas du nationalisme, c’est du patriotisme. Et le problème est que nous ne remettrons jamais ça en question parce qu’en même temps, tout ce qu’on nous dit c’est que nous avons la liberté de penser, que nous sommes libres. Nous ne savons donc pas qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans le fait de penser que notre pays est le plus grand sur terre. Toute cette construction finit par vous convaincre qu’une conscience collective dans le monde est parvenue à cette même conclusion. »
« Wow », un ami m’a une fois répondu. « Comme c’est étrange. C’est un fascisme très doux, n’est-ce pas ? »
C’était un fascisme doux qui signifiait que je verrais toujours la Turquie comme un pays inférieur au mien, et cela signifierait que je continuerais à croire que mon pays exceptionnellement bienveillant avait des intentions exceptionnellement bienveillantes envers tous les peuples du monde.
Au cours de cette nuit des théories du complot, Emre avait prétendu, comme les étrangers le faisaient souvent, que j’étais une espionne. Les informations que je recueillais en tant que journaliste, a déclaré Emre, étaient en réalité utilisées pour autre chose. J’étais en quelque sorte un agent, un émissaire américain envoyé dans le monde entier, écrivant sur les étrangers, les gouvernements, les économies et participant à une sorte de machination vaste et organisée. Emre a vécu dans le monde américain comme un étranger, comme quelqu’un de moins puissant, comme quelqu’un pour qui un article de journal pourrait signifier une guerre, ou une opinion mal venue pourrait signifier une intervention du Fonds Monétaire International. Mon attitude, mes préjugés, mon manque de générosité pourrait être tout à fait faux, inexacts ou malfaisants, mais seraient pris pour argent comptant par les journaux et les magazines pour lesquels j’écrivais, influençant ainsi pour toujours l’image qu’on se faisait au loin de la Turquie.
Des années plus tard, un journaliste américain m’a dit qu’il aimait travailler pour un grand journal parce que la Maison Blanche le lisait, il pourrait ainsi « influencer la politique ». Emre m’avait dit à quel point il était probable que je me planterais avec ce genre de bonnes intentions. Il me disait : « Pour commencer, espionne, essaie de ne faire de mal à personne ».
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[1] NdT : Le Jersey Shore désigne la région côtière du New Jersey. Ses villes côtières sont célèbres pour ses promenades et estacades en bois.
[2] NdT : Tradition annuelle aux États-Unis, dans les écoles, se composant d’un match de foot et de l’élection d’un roi et d’une reine.
[3] NdT : Portés traditionnellement aux États-Unis en soutien aux troupes déployées à l’étranger.
[4] NdT : Jeu de mot intraduisible sur wall : mur.
[5] NdT : Des hommes d’influence, 1997.
[6] NdT : Tout le paragraphe est construit sur un balancement entre raconter une histoire (« story ») et connaître l’histoire (« history »).
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