L’architecte de la droite dure : James M. Buchanan (1/3), par Sam Tanenhaus

Merci à Marianne Oppitz pour la traduction.

L’architecte de la droite dure. Comment James M. Buchanan, économiste lauréat d’un prix Nobel d’Économie, a façonné la politique anti-État d’aujourd’hui © The Atlantic, juillet-août 2017

À propos de Democracy in Chains: The Deep History of the Radical Right’s Stealth Plan for America, par Nancy MacLean

Si vous lisez les mêmes journaux et que vous regardez les mêmes émissions de télévision que moi, vous serez pardonné de ne pas savoir que la région la plus peuplée des États-Unis est, de loin, le Sud. Selon les dernières estimations officielles, près de quatre Américains sur 10 vivent là-bas – soit environ 122 millions de personnes. Et le chiffre grimpe. Pour cette seule raison, le Sud mérite plus d’attention qu’il ne semble en avoir aujourd’hui dans les débats politiques.

Mais il y a une autre raison : le Sud est le berceau du conservatisme moderne. Ceci, aussi, peut sembler surprenant, tant est enraciné le mythe des origines « Côte Ouest » des leaders d’un réalignement de la « Sun Belt » et les précurseurs du Parti républicain polarisant d’aujourd’hui : Barry Goldwater, Richard Nixon et Ronald Reagan. Mais chacun de ces politiciens a eu sa propre « stratégie sudiste », menant un contre-courant blanc contre la révolution des droits civils – « chassant là où sont les canards », comme l’expliquait Goldwater – bien qu’elle soit inscrite dans l’idéologie du droit des États qui fut vitale pour la politique du Sud depuis l’époque de John C. Calhoun.

La démocratie enchaînée de Nancy MacLean fait partie d’une nouvelle vague d’historiographie qui examine les racines sudistes du conservatisme moderne. Cette lignée comporte des épisodes comme la combinaison présidentielle « Président + Vice-Président » de troisième voie menée en 1956 par T. Coleman Andrews, originaire de Virginie, et son tir à boulets rouges contre la décision du « Brown v. Board of Education » et contre l’impôt fédéral sur le revenu. Antérieurement à cela, en 1948, il y avait eu la candidature dissidente du « Dixiecrate » Strom Thurmond, originaire de Caroline du Sud, après que le Parti démocrate avait ajouté à sa plate-forme, une planche droits civiques. En 1936, il y avait également eu l’insurrection don quichottesque dirigée par le gouverneur de la Géorgie, Eugene Talmadge, l’homme de paille d’une invention appelée « Comité Sudiste pour le respect de la Constitution ». Une ramification « Dixie » issue de la « Ligue de la Liberté » plus en vue, qui partageait la conviction de ce groupe qu’« une bureaucratie gouvernementale en continuelle progression » signait « la fin de la démocratie ».

Le mouvement de Talmadge est aujourd’hui une note de bas de page, mais il était fier de présenter des délégués dans 18 états et a offert un mélange précoce de griefs populistes et de ferveur anti-fiscale annonciateurs des manifestations du Tea Party, bien que le brouet original dégageait lui une odeur puante de racisme. Lors d’une « convention de la base » aux relents populistes qui s’était déroulée à Macon, en Géorgie, les délégués reçurent une fiche d’information montrant une photo d’Eleanor Roosevelt en compagnie de deux cadets de l’agence de recrutement de l’armée, étudiants de l’Université Howard. L’en-tête mettait en garde : son mari, était-il dit, « permettait à des nègres de participer à des banquets à la Maison Blanche et de dormir dans les lits de la Maison Blanche ». Ce qui ressemblait à un coup-de-gueule « beauf » (redneck) était en fait un éclat financé par des capitalistes du Nord nourrissant une haine du New Deal. La promesse de Talmadge de réduire les taxes foncières lui rapporta de gros chèques de la dynastie du Pont de Nemours, parmi d’autres.

Pourquoi tout cela a-t-il importance de nos jours ? Eh bien, commençons par le premier président new-yorkais élu depuis Franklin Delano Roosevelt, un homme qui a donné un nouveau sens au terme copperhead [tête de cuivre] (appliqué à l’origine aux Démocrates du Nord qui s’étaient opposés à la Guerre de Sécession). Difficile à percevoir parmi les analyses post mortem de la Présidentielle de 2016 et d’un examen attentif des résultats dans les comtés clefs de l’Ohio, émerge cependant la prodigieuse conquête du Sud par Donald Trump : 60% voire plus du vote en Alabama, Arkansas, Kentucky, Oklahoma, Tennessee et Virginie Occidentale, avec des marges similaires en Louisiane et au Mississippi. Et le message reste apparemment inaudible. Nous avons beaucoup entendu parler des « hommes blancs d’âge mûr » dans la nouvelle administration, mais beaucoup moins de leur lieu d’origine. Pas moins de 10 membres du gouvernement viennent du Sud, dans des postes clés comme celui de Ministre de la justice (Alabama) et de Ministre des affaires étrangères (Texas), sans parler du principal conseiller politique de Trump, Steve Bannon, qui a grandi lui en Virginie.

Buchanan s’est toujours vu comme un outsider en difficulté

Tout ceci, tellement visible mais si curieusement ignoré, rend le dynamisme de l’histoire intellectuelle de la droite radicale de MacLean particulièrement pertinente. Son livre met en scène les méchants habituels – principalement les frères Koch – et consacre de nombreuses pages à des groupes de réflexion comme le Cato Institute et la Heritage Foundation, dont les programmes idéologiques sont à peine secrets. Mais ce qui distingue La démocratie enchaînée, c’est qu’elle prend son départ dans le Sud et met en lumière un penseur politique véritablement original et très influent, l’économiste James M. Buchanan. Il est moins connu aujourd’hui que ses camarades Friedrich Hayek et Milton Friedman, également lauréats du prix Nobel [d’économie]. Pourtant, comme le montre MacLean de façon convaincante, son impact sur notre politique est au moins aussi grand, en partie en raison de la ferveur évangélique avec laquelle il voulut diffuser ses idées.

Ceci aida Buchanan, malgré la reconnaissance qu’il obtint, à continuer de se considérer comme un outsider en difficulté et aussi comme un révolutionnaire. En 1973, bien avant que le terme « contre-establishment » ne se soit popularisé, Buchanan appelait à se rassembler des gens de son bord en vue de « créer, soutenir et être les militants d’une contre-intelligentsia efficace » susceptible de transformer « la façon dont les gens se représentent l’État ». Treize ans plus tard, quand il obtint son Prix Nobel, il considéra la nouvelle bien plus qu’une validation de son travail. Son succès représentait une victoire sur « l’élite académique de la côte Est » [= les « intellectuels de gauche »], réalisée par quelqu’un qui était, déclara-t-il, « fier de faire partie des gens ordinaires ».

C’était là le langage d’un intellectuel identifié à une cause. Mais une cause n’est pas la même chose qu’un complot : on déclare ouvertement ses intentions. Alors que dans l’autre ca de figure, on les tient secrètes. Et on ne perçoit pas toujours clairement si MacLean fait la différence. Néanmoins, elle s’est plongée à corps perdu dans son matériau – pas seulement les volumineux documents bruts de Buchanan, mais aussi d’autres archives – et elle en a fait un splendide et troublant usage. Historienne à Duke University, ayant beaucoup écrit sur le Sud, elle traite ses sujets de l’intérieur, avec un sens profond des mythes et des autres histoires que depuis longtemps les Sudistes se racontent et racontent aux autres à propos du genre de pays que l’Amérique devrait être. Les coulisses des journées passées et des œuvres écrites par Buchanan montrent combien la détermination et la persévérance – face à une formidable opposition – ont compté dans la prédominance aujourd’hui d’un courant politique anti-État. Ce qui nous apparaît comme un dysfonctionnement est en réalité l’aboutissement d’années d’efforts en ce sens.

(à suivre …)

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