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Sont venues se télescoper dans ma tête deux questions : l’une, « Qui sont ces enfants dont parle Armelle Pélaprat dans son billet ? », l’autre, « Est-il vrai que le musical « Carmen Jones » d’Oscar Hammerstein pour le livret en anglais (et Georges Bizet bien entendu pour la musique de « Carmen »), porté au cinéma par Otto Preminger en 1954 – et que j’ai regardé hier soir – soit plus proche pour son récit, de la nouvelle de Mérimée (1847) que de l’opéra de Bizet (1875) ? ».
Je n’ai pas consacré à mon enquête plus de dix minutes et suis resté dans le cadre très circonscrit de Wikipédia, mais j’y ai découvert plusieurs choses qui m’ont surpris et qui me paraissent dignes d’être partagées, au risque bien sûr que vous les sachiez déjà.
« Bohémiens », « Roumains », sont des termes inadéquats : ils ne viennent ni particulièrement de Bohême, ni de Roumanie, car les spécialistes sont d’accord sur le fait qu’ils sont venus en Europe au XIe siècle, en provenance du nord de l’Inde. Le mot « Gitan » n’est pas meilleur puisqu’il s’agit d’une déformation d’« Égyptien », de la même manière d’ailleurs que « Gipsy » en anglais.
« Manouche » est un meilleur candidat, puisqu’il s’agit de « manushya », le mot sanskrit et hindi pour « homme ». « Tzigane » est plus précis puisque le mot viendrait de « athinganos », qui signifie « intouchable » en grec byzantin, l’expression – on l’aura reconnue – utilisée en Inde pour désigner en effet les hors-castes.
Ceci dit, le terme le plus adéquat ne serait-il pas celui que les personnes dont il est question s’appliquent à elles-mêmes dans leur propre langue ? et qui serait dans ce cas-ci, un terme romani disant « le peuple parlant romani » ?
Or voici ma petite découverte ce matin (pas très loin, comme je l’ai dit : dans Wikipédia), ce terme idéal existe : « Romani » (la langue « romani ») – « chel » (« le peuple » en romani) = « Romanichel ».
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Dans la quatrième et dernière partie de la nouvelle Carmen, son auteur, Prosper Mérimée (1803 – 1870), dans le style et le vocabulaire typiques des observations « ethnologiques » faites au milieu du XIXe siècle, parvient à peu de choses près déjà à la même conclusion. Je reproduis ici in extenso cette quatrième partie.
IV
« L’Espagne est un des pays où se trouvent aujourd’hui, en plus grand nombre encore, ces nomades dispersés dans toute l’Europe, et connus sous les noms de Bohémiens, Gitanos, Gypsies, Zigeuner, etc. La plupart demeurent, ou plutôt mènent une vie errante dans les provinces du Sud et de l’Est, en Andalousie, en Estremadure dans le royaume de Murcie ; il y en a beaucoup en Catalogne. Ces derniers passent souvent en France. On en rencontre dans toutes nos foires du Midi. D’ordinaire, les hommes exercent les métiers de maquignon, de vétérinaire et de tondeur de mulets ; ils y joignent l’industrie de raccommoder les poêlons et les instruments de cuivre, sans parler de la contrebande et autres pratiques illicites. Les femmes disent la bonne aventure, mendient et vendent toutes sortes de drogues innocentes ou non.
Les caractères physiques des Bohémiens sont plus faciles à distinguer qu’à décrire, et lorsqu’on en a vu un seul, on reconnaîtrait entre mille un individu de cette race. La physionomie, l’expression, voilà surtout ce qui les sépare des peuples qui habitent le même pays. Leur teint est très basané, toujours plus foncé que celui des populations parmi lesquelles ils vivent. De là le nom de Calé, les noirs, par lequel ils se désignent souvent. [Il m’a semblé que les Bohémiens allemands, bien qu’ils comprennent parfaitement le mot Calé, n’aimaient point à être appelés de la sorte. Ils s’appellent entre eux Romané tchavé]. Leurs yeux sensiblement obliques, bien fendus, très-noirs, sont ombragés par des cils longs et épais. On ne peut comparer leur regard qu’à celui d’une bête fauve. L’audace et la timidité s’y peignent tout à la fois, et sous ce rapport leurs yeux révèlent assez bien le caractère de la nation, rusée, hardie, mais craignant naturellement les coups comme Panurge. Pour la plupart les hommes sont bien découplés, sveltes, agiles ; je ne crois pas en avoir jamais vu un seul chargé d’embonpoint. En Allemagne, les Bohémiennes sont souvent très jolies ; la beauté est fort rare parmi les gitanas d’Espagne. Très jeunes elles peuvent passer pour les laiderons agréables ; mais une fois qu’elles sont mères, elles deviennent repoussantes. La saleté des deux sexes est incroyable, et qui n’a pas vu les cheveux d’une matrone bohémienne s’en fera difficilement une idée, même en se représentant les crins les plus rudes, les plus gras, les plus poudreux. Dans quelques grandes villes d’Andalousie, certaines jeunes filles, un peu plus agréables que les autres, prennent plus de soin de leur personne. Celles-là vont danser pour de l’argent, des danses qui ressemblent fort à celles que l’on interdit dans nos bals publics du carnaval. M. Borrow, missionnaire anglais, auteur de deux ouvrages fort intéressants sur les Bohémiens d’Espagne, qu’il avait entrepris de convertir, aux frais de la société Biblique, assure qu’il est sans exemple qu’une Gitana ait jamais eu quelque faiblesse pour un homme étranger à sa race. Il me semble qu’il y a beaucoup d’exagération dans les éloges qu’il accorde à leur chasteté. D’abord, le plus grand nombre est dans le cas de la laide d’Ovide : Casta quam nemo rogavit. Quant aux jolies, elles sont comme toutes les Espagnoles, difficiles dans le choix de leurs amants. Il faut leur plaire, il faut les mériter. M. Borrow cite comme preuve de leur vertu un trait qui fait honneur à la sienne, surtout à sa naïveté. Un homme immoral de sa connaissance, offrit, dit-il, inutilement plusieurs onces à une jolie Gitana. Un Andaloux, à qui je racontai cette anecdote, prétendit que cet homme immoral aurait eu plus de succès en montrant deux ou trois piastres, et qu’offrir des onces d’or à une Bohémienne, était un aussi mauvais moyen de persuader, que de promettre un million ou deux à une fille d’auberge. – Quoi qu’il en soit il est certain que les Gitanas montrent à leurs maris un dévoûment extraordinaire. Il n’y a pas de danger ni de misères qu’elles ne bravent pour les secourir en leurs nécessités. Un des noms que se donnent les Bohémiens, Romé ou les époux, me paraît attester le respect de la race pour l’état de mariage. En général on peut dire que leur principale vertu est le patriotisme, si l’on peut ainsi appeler la fidélité qu’ils observent dans leurs relations avec les individus de même origine qu’eux, leur empressement à s’entraider, le secret inviolable qu’ils se gardent dans les affaires compromettantes. Au reste, dans toutes les associations mystérieuses et en dehors des lois, on observe quelque chose de semblable.
J’ai visité, il y a quelques mois, une horde de Bohémiens établis dans les Vosges. Dans la hutte d’une vielle femme, l’ancienne de sa tribu, il y avait un Bohémien étranger à sa famille, attaqué d’une maladie mortelle. Cet homme avait quitté un hôpital où il était bien soigné, pour aller mourir au milieu de ses compatriotes. Depuis treize semaines il était alité chez ses hôtes, et beaucoup mieux traité que les fils et les gendres qui vivaient dans la même maison. Il avait un bon lit de paille et de mousse avec des draps assez blancs, tandis que le reste de la famille, au nombre de onze personnes, couchaient sur des planches longues de trois pieds. Voilà pour leur hospitalité. La même femme, si humaine pour son hôte, me disait devant le malade : Singo, singo, homte hi mulo. – Dans peu, dans peu, il faut qu’il meure. Après tout, la vie de ces gens est si misérable, que l’annonce de la mort n’a rien d’effrayant pour eux.
Un trait remarquable du caractère des Bohémiens, c’est leur indifférence en matière de religion ; non qu’ils soient esprits forts ou sceptiques. Jamais ils n’ont fait profession d’athéisme. Loin de là, la religion du pays qu’ils habitent est la leur ; mais ils en changent en changeant de patrie. Les superstitions qui, chez les peuples grossiers remplacent les sentiments religieux, leur sont également étrangères. Le moyen, en effet, que des superstitions existent chez des gens qui vivent le plus souvent de la crédulité des autres. Cependant, j’ai remarqué chez les Bohémiens espagnols une horreur singulière pour le contact d’un cadavre. Il y en a peu qui consentiraient pour de l’argent à porter un mort au cimitière.
J’ai dit que la plupart des Bohémiennes se mêlaient de dire la bonne aventure. Elles s’en acquittent fort bien. Mais ce qui est pour elles une source de grands profits, c’est la vente des charmes et des philtres amoureux. Non-seulement elles tiennent des pattes de crapauds pour fixer les cœurs volages, ou de la poudre de pierre d’aimant pour se faire aimer des insensibles ; mais elles font au besoin des conjurations puissantes qui obligent le diable à leur prêter son secours. L’année dernière, une Espagnole me racontait l’histoire suivante : Elle passait un jour dans la rue d’Alcala, fort triste et préoccupée ; une Bohémienne accroupie sur le trottoir lui cria : Ma belle dame, votre amant vous a trahi. – C’était la vérité. – Voulez-vous que je vous le fasse revenir ? On comprend avec quelle joie la proposition fut acceptée, et quelle devait être la confiance inspirée par une personne qui devinait ainsi d’un coup d’œil, les secrets intime du cœur. Comme il eût été impossible de procéder à des opérations magiques dans la rue la plus fréquentée de Madrid, on convint d’un rendez-vous pour le lendemain. – Rien de plus facile que de ramener l’infidèle à vos pieds, dit la Gitana. Auriez-vous un mouchoir, une écharpe, une mantille qu’il vous ait donné ? – On lui remit un fichu de soie. – Maintenant cousez avec de la soie cramoisie, une piastre dans un coin du fichu. – Dans un autre coin cousez une demi-piastre ; ici, une piécette ; là, une pièce de deux réaux. Puis il faut coudre au milieu une pièce d’or. Un doublon serait le mieux. – On coud le doublon et le reste. – À présent, donnez-moi le fichu, je vais le porter au Campo-Santo, à minuit sonnant. Venez avec moi, si vous voulez voir une belle diablerie. Je vous promets que dès demain vous reverrez celui que vous aimez. – La Bohémienne partit seule pour le Campo-Santo, car on avait trop peur des diables pour l’accompagner. Je vous laisse à penser si la pauvre amante délaissée a revu son fichu et son infidèle.
Malgré leur misère et l’espèce d’aversion qu’ils inspirent, les Bohémiens jouissent cependant d’une certaine considération parmi les gens peu éclairés, et ils en sont très vains. Ils se sentent une race supérieure pour l’intelligence et méprisent cordialement le peuple qui leur donne l’hospitalité. – Les Gentils sont si bêtes, me disait une Bohémienne des Vosges, qu’il n’y a aucun mérite à les attraper. L’autre jour, une paysanne m’appelle dans la rue, j’entre chez elle. Son poêle fumait, et elle me demande un sort pour le faire aller. Moi, je me fais d’abord donner un bon morceau de lard. Puis, je me mets à marmotter quelques mots en rommani. Tu es bête, je disais, tu es née bête, bête tu mourras… Quand je fus près de la porte, je lui dis en bon allemand : Le moyen infaillible d’empêcher ton poêle de fumer, c’est de n’y pas faire de feu. Et je pris mes jambes à mon cou.
L’histoire des Bohémiens est encore un problème. On sait à la vérité que leurs premières bandes, fort peu nombreuses, se montrèrent dans l’est de l’Europe, vers le commencement du quinzième siècle ; mais on ne peut dire ni d’où ils viennent, ni pourquoi ils sont venus en Europe, et, ce qui est plus extraordinaire, on ignore comment ils se sont multipliés en peu de temps d’une façon si prodigieuse dans plusieurs contrées fort éloignées les une des autres. Les Bohémiens eux-mêmes n’ont conservé aucune tradition sur leur origine, et si la plupart d’entre eux parlent de l’Égypte comme de leur patrie primitive, c’est qu’ils ont adopté une fable très anciennement répandue sur leur compte.
La plupart des orientalistes qui ont étudié la langue des Bohémiens, croient qu’ils sont originaires de l’Inde. En effet, il paraît qu’un grand nombre de racines et beaucoup de formes grammaticales du rommani se retrouvent dans des idiomes dérivés du sanscrit. On conçoit que dans leurs longues pérégrinations, les Bohémiens ont adopté beaucoup de mots étrangers. Dans tous les dialectes du rommani, on retrouve quantité de mots grecs. Par example : cocal, os de χόχχαλον ; petalli, fer de cheval, de Ï€Îταλον ; cafi, clou, de χαÏφί, etc. Aujourd’hui les Bohémiens ont presque autant de dialectes différents qu’il existe de hordes de leur race séparées les unes des autres. Partout ils parlent la langue du pays qu’ils habitent plus facilement que leur propre idiome, dont ils ne font guère usage que pour pouvoir s’entretenir librement devant des étrangers. Si l’on compare le dialecte des Bohémiens de l’Allemagne avec celui des Espagnols, sans communication avec les premiers depuis des siècles, on reconnaît une très-grande quantité de mots communs ; mais la langue originale, partout, quoi qu’à différents degrés, s’est notablement altérée par le contact des langues plus cultivées, dont ces nomades ont été contraints de faire usage. L’allemand, d’un côté, l’espagnol, de l’autre, ont tellement modifié le fond du rommani, qu’il serait impossible à un Bohémien de la Forêt-Noire de converser avec un de ses frères andalous, bien qu’il leur suffît d’échanger quelques phrases pour reconnaître qu’ils parlent tous les deux un dialecte dérivé du même idiome. Quelques mots d’un usage très-fréquent sont communs, je crois, à tous les dialectes ; ainsi, dans tous les vocabulaires que j’ai pu voir : pani veut dire de l’eau, manro, du pain, mâs, de la viande, lon, du sel.
Les noms de nombre sont partout à peu près les mêmes. Le dialecte allemand me semble beaucoup plus pur que le dialecte espagnol ; car il a conservé nombre de formes grammaticales primitives, tandis que les Gitanos ont adopté celles du Castillan. Pourtant quelques mots font exception pour attester l’ancienne communauté de langage. – Les prétérits du dialecte allemand se forment en ajoutant ium à l’impératif qui est toujours la racine du verbe. Les verbes dans le rommani espagnol, se conjuguent tous sur le modèle des verbes castillans de la première conjugaison. De l’infinitif jamar, manger, on devrait régulièrement faire jamé, j’ai mangé, de lillar, prendre, on devrait faire lillé, j’ai pris. Cependant quelques vieux Bohémiens disent par exception : jayon, lillon. Je ne connais pas d’autres verbes qui aient conservé cette forme antique.
Pendant que je fais ainsi étalage de mes minces connaissances dans la langue rommani, je dois noter quelques mots d’argot français que nos voleurs ont empruntés aux Bohémiens. Les Mystères de Paris ont appris à la bonne compagnie que chourin, voulait dire couteau. C’est du rommani pur ; tchouri est un de ces mots communs à tous les dialectes. M. Vidocq appelle un cheval grès, c’est encore un mot bohémien gras, gre, graste,
gris. Ajoutez encore le mot romamichel qui dans l’argot parisien désigne les Bohémiens. C’est la corruption de rommané tchave gars Bohémiens. Mais une étymologie dont je suis fier, c’est celle de frimousse, mine, visage, mot que tous les écoliers emploient ou employaient de mon temps. Observez d’abord que Oudin dans son curieux dictionnaire, écrivait en 1640, firlimouse. Or, firla, fila en rommani veut dire visage, mui a la même signification, c’est exactement os des Latins. La combinaison firlamui a été sur-le-champ comprise par un Bohémien puriste, et je la crois conforme au génie de sa langue.
En voilà bien assez pour donner aux lecteurs de Carmen, une idée avantageuse de mes études sur le Rommani. Je terminerai par ce proverbe qui vient à propos : En retudi panda nasti abela macha. En close bouche, n’entre point mouche. »
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Carmen Jones (1954), avec dans les rôles principaux : Dorothy Dandridge et Harry Belafonte.
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