L’argent, mode d’emploi en poche (Pluriel)
Préface
J’ai publié il y a quelques années un ouvrage intitulé Le prix (Le Croquant 2010 ; Champs Flammarion 2016). J’avais été surpris à cette époque qu’avant le mien, aucun livre n’avait été consacré à cette question, ni n’avait choisi ce titre. Mais l’année d’avant, j’avais eu une expérience similaire quand j’avais voulu appeler un livre L’argent. Ni le prix, ni l’argent n’avaient en effet suscité jusque-là grand intérêt, si ce n’est, bien sûr, le roman d’Émile Zola intitulé L’argent (1891) dont vous verrez que je cite ici de nombreux passages pour illustrer ce que j’aimerais vous expliquer.
Pour distinguer mon essai d’un ouvrage de fiction à juste titre célébrissime, le livre que vous avez entre les mains fut appelé L’argent, mode d’emploi. Il parle de ce que chacun croit connaître – parce que, de l’argent, il en a en poche – mais dont, en réalité, il ignore tout.
J’ai dû recevoir au fil des années, en une demi-douzaine d’occasions au moins, un mail dont la teneur était celle-ci : « Nous lançons une monnaie complémentaire à Pétaouchnok, acceptez-vous d’être l’un de nos parrains ? » Ma réponse – prudente – a toujours été : « Volontiers, mais savez-vous comment fonctionne une monnaie ? » La réponse a invariablement été : « Euh… mais tout le monde sait comment fonctionne une monnaie ! », or la réalité est beaucoup moins rassurante : la mécanique de l’argent est extrêmement complexe et le nombre de personnes qui peuvent vous expliquer comment fonctionne une monnaie est désespérément réduit. En témoignent la quantité énorme de légendes urbaines qui circulent relativement à l’argent. En voici un exemple.
Nous étions au début de l’année 2008 et dans les discussions sur mon blog (comme s’il n’y avait rien d’autre dans l’actualité pour retenir notre attention !), quelqu’un souleva la question du « scandale des banques commerciales qui créent de l’argent ex nihilo ».
J’avais travaillé plusieurs années pour une banque américaine, IndyMac, dans un secteur apparenté au subprime, le secteur « Alt-A », banque qui ferait faillite quelques mois plus tard, et je travaillais à cette époque pour Countrywide, le champion du secteur subprime, banque qui serait rachetée en catastrophe un an plus tard par la banque commerciale Bank of America. J’étais depuis une dizaine d’années aux premières loges pour savoir si oui ou non les banques commerciales avaient la capacité de créer de l’argent ex nihilo et je savais aussi que si elles le pouvaient, mon ex-employeur et mon employeur présent étaient tirés d’affaire ! Qu’auraient-ils fait ? C’est très simple : ils auraient accordé à une compagnie comparse A un prêt du montant de l’argent dont ils avaient un cruel besoin pour soutenir leur trésorerie, somme qu’ils auraient créée ex nihilo « par un simple jeu d’écritures » comme l’affirmait la légende. A l’aurait alors prêtée au second comparse B, qui aurait reprêté lui la somme à la banque émettrice. Ni vu, ni connu ! Le régulateur aurait découvert la supercherie, me direz-vous ? Vous plaisantez ! Les banques faisaient à l’époque – ce n’est plus le cas bien entendu ! 😉 – des choses bien pires. Connaissez-vous le cash swap qui permet à deux firmes d’échanger la même somme de la même monnaie (oui, vous avez bien lu !) ? Quel intérêt, me direz-vous, puisqu’en réalité rien ne se passe ? Eh bien, chacune des firmes mentionnera dans ses livres comptables, les deux sommes identiques, celle qu’elle a « donnée » et celle qu’elle a « reçue », de manière à en obtenir un avantage fiscal.
En réalité il suffit d’un crayon et d’un bout de papier et de tenter sur quelques opérations de faire s’équivaloir des sommes réelles et des sommes fictives pour se convaincre qu’un système monétaire de ce genre tomberait rapidement dans l’incohérence la plus totale : il faut pour qu’un système monétaire puisse fonctionner, ce que j’appelle dans le livre un principe de conservation des quantités. Mais nos mythomanes ne sont pas de très grands mathématiciens ! Quant au « simple jeu d’écritures » qui permettrait de faire sortir des millions d’un chapeau, il faut supposer que l’on parle là de comptabilité. Or une inscription comptable est censée rendre compte d’une opération financière effective, si ce n’est pas le cas, il s’agit d’un « faux en écriture » débouchant éventuellement sur une peine de prison. Voilà qui découragerait suffisamment sans doute nos créateurs de monnaie ex nihilo !
Comment se fait-il que ce mythe continue de circuler ? Parce que tout le monde y a intérêt : les complotistes pour dénoncer le scandale de l’argent créé à partir de rien, et les banquiers pour mettre en avant que la capacité des banques à créer de l’argent ex nihilo n’est que l’un des pouvoirs magiques dont elles disposent.
Or si l’on comprend bien l’intérêt des complotistes à dénoncer ce qui leur apparaît comme un scandale, l’intérêt des banquiers à promouvoir une explication fausse de ce qui apparaît en sus comme un scandale à une bonne partie de la population, est beaucoup moins évident.
La raison des banquiers, c’est Éric Cantona qui la révéla un jour en 2010 en déclarant que pour faire la révolution de nos jours il n’était même plus nécessaire de sortir de chez soi : il suffisait de retirer l’argent que l’on avait en banque. Si chacun faisait de même, le gouvernement serait à terre en un rien de temps, expliquait-il. Souvenez-vous : deux ministres montèrent au créneau aussitôt pour affirmer à grands cris qu’il s’agissait là d’une ineptie, et que M. Cantona ne connaissait rien à la finance. Deux ministres sortant la grosse artillerie pour contredire l’opinion en matière de finance … d’un footballeur ? Il fallait vraiment que celui-ci ait touché une corde sensible !
Oui, les paniques bancaires existent bien : la banque IndyMac où j’ai travaillé quatre ans, a sombré, victime d’une panique bancaire. Le jeudi 10 juillet 2008, il y eut une longue queue de clients sur Lake avenue à Pasadena, une banlieue nord de Los Angeles, au pied des San Gabriel Mountains. Le lendemain vendredi 11 juillet, des policiers canalisaient une foule nombreuse. La banque déposa son bilan dans la soirée et le lundi 14 juillet (on est aux ÉtatsUnis !), quand la banque rouvrit, sur son fronton, entre le « IndyMac » et le « Bank », un calicot avait été suspendu, où l’on pouvait lire : « Federal » : la banque avait été nationalisée au cours du week-end.
La panique bancaire, constitue, comme Cantona l’avait parfaitement compris, le cauchemar ultime du monde financier : souvenez-vous du petit garçon qui refuse de déposer ses twopence à la banque où travaille son père dans le film Mary Poppins, parce qu’il veut les consacrer à acheter du grain pour les pigeons des marches de Saint-Paul cathedral à Londres, et qui déclenche ainsi la panique bancaire la plus échevelée de l’histoire du cinéma ! Laisser courir le bruit que les banques peuvent créer de l’argent à la demande quand elles en manquent, c’est le bobard le plus utile qui soit du point de vue des banquiers. Que des complotistes y voient un « scandale », c’est là un moindre mal tant le bénéfice est par ailleurs immense !
Autre mythe tenace circulant à propos de l’argent, qu’il suffirait de changer l’une ou l’autre de ses propriétés pour changer le monde. Dans nos misères, l’argent en tant que tel n’est en effet pour rien : les inégalités de notre monde sont dues à des rapports de force entre groupes d’individus. Ces rapports de force découlent du risque que les représentants de ces différents groupes se font courir les uns aux autres dans les transactions qu’ils passent entre eux. Chacun de ces groupes est dans un rapport de force favorable vis-à-vis des autres si la concurrence de ses membres entre eux est faible, et dans un rapport de force défavorable si la concurrence de ses membres entre eux est forte. Dans le premier cas, celui d’un rapport de force favorable, ce groupe est sous-peuplé par rapport à ce que l’économie requiert effectivement en nombre de ses représentants : les plombiers sont chers parce qu’il n’y en a pas assez ; dans le second cas, celui d’un rapport de force défavorable, ce groupe est surpeuplé par rapport à ce que l’économie requiert effectivement : les terrassiers sont mal payés, parce qu’il y en a potentiellement beaucoup. Ces questions, plutôt que dans cet ouvrage-ci, ont été traitées en profondeur dans mon livre intitulé Le prix.
Bien sûr, il y a bien davantage dans L’argent, mode d’emploi que l’histoire du mythe de la création monétaire ex nihilo et pourquoi certains tiennent à ce que nous y croyons : le véritable mécanisme de l’argent – richesse générique quantifiable – y est expliqué, ce qu’est un compte en banque, un chèque ou un virement, la différence entre les dividendes et un loyer, la différence cruciale entre l’argent et une reconnaissance de dette comme l’est un relevé bancaire, ce que l’argent peut faire et ce qu’il est au contraire incapable de faire, ce qu’il représente dans nos rêves et dans nos cauchemars et comment la gratuité permettrait de s’en débarrasser une fois pour toutes.
Un ouvrage en tout cas à mettre, comme un bagage indispensable dans la vie, entre les mains des enfants des écoles, de tous les citoyens, étudiants, électeurs de France et d’ailleurs : tout à la fois une lance et un bouclier dans notre monde semé d’embûches où l’argent règne en maître.
Vannes, juin 2017
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…