Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Dans son billet hebdomadaire de ce lundi 15 mai, Jacques Attali nous explique interroger régulièrement ses interlocuteurs de la manière suivante : « En quelle année vos enfants auront-ils votre âge d’aujourd’hui ? ». La question sous-jacente que se pose, que nous pose Attali est « Suis-je responsable du monde dans lequel vivront mes enfants quand ils auront l’âge que j’ai aujourd’hui ? ». Pour lui, nous devrions tous être obsédés par cette question, c’est-à-dire par l’impact de nos actes sur l’avenir de nos enfants, par l’avenir du monde dans lequel ils vivront, nous poser la question fondamentale : « en quoi [mes] actes amélioreront-ils le monde dans lequel vivront les générations suivantes ? ». Et cette obsession de l’avenir et des générations futures devrait accaparer davantage encore les dirigeants politiques.
Ce dont nous parle Attali, c’est de responsabilité, avec un grand R. Mais pas une responsabilité du lendemain ou du surlendemain, ni même une responsabilité se limitant au seuil de notre mort. Non, il s’agit ici d’une responsabilité qui s’étend à nos descendants les plus proches et qui se projette au-delà, à très long terme, vers la postérité, vers le futur lointain. S’agirait-il d’une forme de responsabilité inhumaine ?
Etymologiquement et philosophiquement, la responsabilité est en quelque sorte la capacité à et la volonté de « répondre de ses actes », devant autrui, et devant soi-même. Si autrui m’interroge sur mes actes, il me demandera : « Qu’as-tu fait ? Que m’as-tu fait ? ». Si je m’interroge moi-même sur mes actes, je me demanderai : « Qu’ai-je fait ? Que me suis-je fait ? ». La responsabilité est un lien éthique et réflexif entre deux êtres humains différents (ou moi-même à deux moments différents). Dans Le Principe Responsabilité, le philosophe Hans Jonas a étudié en détail ces deux archétypes de la responsabilité évoqués par Attali : celle des parents, totale, envers leurs enfants, et celle du chef d’Etat, du dirigeant politique, tout aussi totale mais d’une manière différente, envers ses concitoyens. Dans son maître-ouvrage, Jonas imagine que les représentants d’une Humanité loin dans le futur, qui auraient à subir les conséquences de nos actes présents, puissent nous interroger, nous demander des comptes, nous mettre face à notre responsabilité. Ce cas de figure est à moitié théorique et à moitié pratique : même si le lien de réciprocité éthique semble irrémédiablement impossible entre deux individus de deux générations qui ne se sont jamais connues, l’Histoire montre bien que chaque génération subit ou profite des actes de ses prédécesseurs, parfois extrêmement lointains dans le passé. Ainsi, la Belgique existerait-elle si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo ? Les USA seraient-ils francophones si la France avait gagné les guerres coloniales du Nouveau Monde ? Et dans le futur lointain, l’Humanité jouira-t-elle d’une biosphère aussi accueillante qu’aujourd’hui si nous ne mettons pas en œuvre une transition écologique sociétale et ne limitons pas le dérèglement climatique ?
La maxime philosophique dégagée par Hans Jonas actualise d’une certaine manière celle d’Emmanuel Kant et se résume comme suit : « Agis de manière telle que les conséquences de ton action soient compatibles avec le maintien d’une vie authentiquement humaine sur Terre ». Elle prend acte de notre capacité récente de suicide technologique, qui ajoute une profondeur temporelle inédite à la question éthique ancestrale du « Que faire ? Que dois-je faire ? ». Désormais, il ne s’agit plus seulement de mener la vie bonne ici et maintenant, jusqu’à ma mort, en laissant éventuellement des héritiers, des monuments ou un souvenir glorieux à la postérité. Auparavant, jamais je ne pouvais menacer l’existence du futur lointain, même si j’en avais la volonté. Désormais, mes actes, nos actes collectifs, produisent des effets à très long terme, menaçant potentiellement l’existence des générations futures, de l’espèce humaine toute entière.
Le texte d’Attali a donc le mérite de nous réinterroger sur la capacité (ou non selon ses constats empiriques personnels) de nous projeter dans le temps long du futur.
Ce texte peut aussi nous permettre de prendre conscience que derrière toutes nos lamentations actuelles pour cette « faible capacité de projection dans le futur », nous sommes quand même peut-être la génération humaine la plus dotée à ce niveau, par rapport à nos ancêtres dont la survie ne laissait aucune place à la projection dans le futur, si ce n’est pour les quelques privilégiés, princes et autres nobles, désirant impacter la postérité.
Aujourd’hui, peut-être plus que jamais dans l’histoire, les représentants ordinaires de l’espèce humaines se projettent dans le futur (ils le font davantage qu’avant et ils se projettent plus loin que ceux du passé qui le faisaient). La projection dans le futur n’est plus réservée à une petite élite comme au temps des pharaons. Voyons le verre à moitié plein donc, même si la projection totale de l’Humanité dans le futur reste nettement insuffisante pour relever les défis qui nous occupent.
Un ingénieur de chez Thalès, qui produit notamment des équipements pour les satellites et navettes spatiales, me confiait récemment dans une conversation informelle sa réflexion sur le long terme.
Selon ses recherches personnelles et son expérience professionnelle, il n’y aurait pas d’obstacle technique rédhibitoire à long terme à la mise en orbite de colonies spatiales. Moins confiant sur la colonisation d’exo-planètes, il reconnaît que les caractéristiques de celles-ci pourraient ne pas coller à nos anatomies. Mais dans l’espace, on peut théoriquement contrôler tous les paramètres écosystémiques dans une station en orbite (on peut générer par exemple la gravité terrestre par simple rotation de la station).
Je lui ai demandé : pour quoi faire ? Qui a envie de vivre dans une boîte de conserve en orbite ? Pourquoi ne pas nous limiter à 10 milliards sur Terre dans un développement durable « fort » ?
Pour lui, c’est impossible : nous avons un esprit de conquête, de colonisation, un esprit de curiosité effrénée. C’est un donné de l’espèce pour lui. Nous voudrons coloniser l’espace dès que possible.
Mais il estime en même temps qu’il faudrait des milliers d’années pour que l’Humanité réussisse un projet de colonisation spatiale, et que les générations présentes pensent et travaillent toute leur vie au profit des générations futures, chaque génération étant le maillon d’une longue chaine tendue vers un but à très long terme.
Je lui ai rétorqué alors que, pour mettre en œuvre ce projet sur plusieurs millénaires, il faudrait que l’espèce humaine (et la société et l’individu) soient capables de se projeter à un terme très éloigné. Pour mener à bien la conquête de l’espace, il faudrait mobiliser des millions de personnes, des milliards de dollars, durant des millions d’heures, durant des millénaires, soit accaparer une part considérable des ressources planétaires et humaines. Impossible sans l’accord de la majorité. Or certaines expériences de psychologie appliquée ne sont pas rassurantes quant à la capacité des individus à sacrifier un bénéfice présent pour un bénéfice futur. L’argument classique des environnementalistes qui invite à « songer à ses petits-enfants et s’engager dans l’action environnementale » a peut-être une certaine validité à l’horizon de quelques générations. Mais à plus long terme, même nos descendants pourraient ressembler à de parfaits inconnus pour nous, et n’entraîner aucune contrainte éthique sur nos actes actuels. Nous sommes apparemment très loin d’être suffisamment dotés au niveau de la responsabilité à long terme.
Pour franchir cette frontière spatiale ultime, le manque d’anticipation du futur est rédhibitoire. Sur le chemin vers ce rêve fou, il y a donc un conflit a priori entre deux « donnés » apparents chez l’Humain : l’esprit de colonisation, de conquête, de curiosité et l’incapacité à tenir compte du futur. Il est déjà difficile de tenir compte d’un certain futur de son vivant, et encore plus difficile d’un futur après son vivant.
Le problème est le même pour le développement durable fort. Même si nous décidions de rester sagement sur la planète et d’étouffer notre « esprit de conquête », encore faudrait-t-il que nous soyons capables pour cela de nous projeter très loin dans l’avenir ! En effet, comment sinon faire accepter ce que beaucoup de citoyens et de politiciens ressentent comme des renoncements inacceptables, dans une politique suffisamment ambitieuse de transition écologique sociétale ?
La question de l’augmentation de notre capacité à incorporer le futur dans notre fonctionnement devient dans tous les cas incontournable. Comment imaginer des récompenses « post-mortem » suffisantes, que ce soit pour la colonisation différée de l’espace ou une existence stationnaire sur notre planète ? A partir du moment où l’on prend acte de la tendance actuelle à la dégradation inexorable de la biosphère, et que ce soit pour les techno-optimistes ou les techno-pessimistes qui acceptent ce constat, la capacité individuelle et sociétale de projection dans le futur devient une condition sine qua non de survie de l’espèce (sur Terre ou dans l’espace). Pour les techno-optimistes qui refusent le constat de risque existentiel, il reste malgré tout nécessaire d’incorporer en l’être humain le long terme, pour réaliser le rêve optionnel de la colonisation spatiale.
J’ose une hypothèse : si d’une part le techno-optimisme implique la colonisation de l’espace, si la colonisation de l’espace est un projet qui nécessite plusieurs millénaires de préparatifs, si un projet de plusieurs millénaires nécessite une intégration poussée du très long terme chez les individus, les sociétés et l’espèce entière ; si d’autre part, le techno-pessimisme exige le maintien d’une biosphère habitable à long terme et une intégration tout aussi poussée du très long terme ; si, dans les deux cas, l’échec de la cohabitation sur Terre nous force à nous exiler dans l’espace, transformant un désir facultatif dans un cas, et un refus a priori dans l’autre, en une nécessité identique de cette colonisation, alors n’avons-nous pas dans tous les cas de figure l’impérieux devoir de préserver la biosphère et l’espèce humaine durant plusieurs millénaires, au moins ?
Finalement, les techno-optimistes, y compris ceux qui doutent du péril qui ronge la biosphère, par sécurité, et les techno-pessimistes, qui admettent ce péril, ne devraient-ils pas s’unir pour protéger cette biosphère dès aujourd’hui, peu importe le projet qu’ils font pour l’Humanité à très long terme ? Face à l’incertitude, doit-on choisir aujourd’hui de « brûler notre navire terrestre » et sauter dans le vide ? Face à l’exigence démocratique, ne peut-on laisser à chaque frange de l’Humanité, les techno-optimistes et les techno-pessimistes, le soin de se déterminer ? L’une voulant demeurer en harmonie sur Terre, l’autre désirant conquérir l’espace ? Une partie de l’Humanité a-t-elle le droit d’hypothéquer les intérêts existentiels d’une autre par pari sur l’avenir ?
Une nouvelle question apparaît. Si le maintien de la biosphère et la conquête de l’espace impliquent l’intégration du très long terme, comment générer des citoyens qui en sont soucieux ? Il nous faudrait un citoyen qui accepterait de vivre et travailler aujourd’hui pour que des vaisseaux décollent dans 5000 ans, ou pour que la biosphère soit encore viable dans 5000 ans.
Comment faire ? Revenons à mon interlocuteur ingénieur chez Thalès. Il m’a dit qu’il fallait « fabriquer » ces citoyens, via l’éducation. Soit une solution de type « software » pour l’espèce humaine, pour reprendre une analogie informatique.
J’ai ensuite ajouté, par souci d’inventaire logique, et sans me prononcer sur le bien-fondé éthique, qu’on pouvait aussi « fabriquer » de tels citoyens via la génétique. En pratique, et bien que cela soit difficile à établir formellement, certaines expériences de psychologie pourraient laisser penser que les individus diffèrent génétiquement quant à leur capacité a priori de différer une récompense et supporter une punition sensorielle. Nous ne serions pas égaux en la matière. Cette solution serait donc de type « hardware ».
Poursuivons cet inventaire entre nous.
La méditation, solution intermédiaire (software qui agit profondément sur le hardware, c’est-à-dire notamment le câblage cérébral et la régulation hormonale), pourrait aussi créer des citoyens plus à même de contrôler leurs pulsions, de tenir compte du long terme, et de s’inscrire dans un « grand tout » historique au profit de l’Humanité et de la Biosphère.
Autre solution à ajouter à l’inventaire, à nouveau sans jugement éthique a priori : des drogues adaptées pourraient aider les citoyens et les dirigeants à mieux réfléchir au long terme (en neutralisant provisoirement leurs pulsions à court terme).
Enfin, en généralisant l’option de l’éducation, on peut imaginer n’importe quel dispositif culturel (une religion par exemple selon Christian de Duve, feu prix Nobel belge de médecine) qui pourrait créer les mèmes adéquats et leur diffusion au sein de la noosphère humaine, pour que les valeurs individuelles et sociétales s’alignent avec les intérêts du long terme.
Et d’autres solutions existent peut-être ?
En simplifiant les choses, soit nous sommes bloqués par l’inné et la manipulation génétique, tout aussi détestable qu’elle nous paraisse, pourrait devenir une nécessité pratique pour survivre ; soit nous pouvons nous en sortir en agissant uniquement sur l’acquis et il nous faudra, au moyen de dispositifs socio-culturels adéquats, « fabriquer des subjectivités réflexives, autonomes et responsables », c’est-à-dire des citoyens à même de préserver l’espèce. Toute situation intermédiaire est également envisageable.
Néanmoins, il ne faudrait pas instrumentaliser le bonheur humain présent au seul profit du futur. Quel sens à une existence uniquement vécue pour un autrui futur jamais rencontré ?
Une porte de sortie à ce problème serait de creuser davantage notre psyché afin de trouver aujourd’hui, ce qui déjà en nous, incorpore le très long terme, sans préjudice du bonheur présent. On peut dès à présent élargir la palette des « donnés » humains que nous souhaitons activer. Comment faire pour incorporer dans l’Humain (dans sa chair et/ou son esprit) le souci du long terme, sans le priver de son incarnation dans le présent ? Ne sommes-nous qu’inscrits dans le présent ? Mais comment expliquer alors les pyramides, la momification, les actes de courages suicidaires à toutes les époques, les sacrifices de la Résistance, les existences consacrées à un futur plus heureux ? On ne peut résoudre ce paradoxe qu’en reconnaissant l’existence d’affects humains fondamentaux qui l’inscrivent de toute éternité dans la postérité la plus lointaine : le désir d’immortalité, de gloire dans une version extrême, la volonté de laisser une trace, de transmettre, dans une version plus modérée, sont également des « donnés » humains. Ne pourrions-nous pas réveiller ces désirs afin qu’ils s’expriment utilement en faveur du long terme ? Ne pourrions-nous pas souhaiter des dirigeants politiques soucieux d’une gloire immortelle, pour avoir contribué à la survie de l’Humanité ? Et désirer des citoyens soucieux de laisser une trace, de transmettre, pour contribuer au bonheur des générations futures ?
Je pressens que parmi tous nos donnés humains, nos affects, il va nous falloir jouer subtilement, en arbitrant chacun pour trouver un équilibre favorable au long terme sans hypothéquer le présent. Il s’agit d’exister au présent et de laisser exister autrui dans un présent futur.
Comme dans un orchestre : tous nos instruments sont là, graves, aigus, à corde, à percussion, à vent. On peut obtenir une cacophonie de basses, assourdissante, des crissements aigus insupportables ou bien choisir la voie du milieu, la tempérance chère aux Grecs et parvenir à créer la subtile harmonie !
Serons-nous capable d’incorporer en nous les termes de l’avenir ?
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