En guise d’introduction, Weber distingue l’Europe de la Chine, dont le développement urbain remonte plus loin dans le temps de plusieurs millénaires. La divergence dans leurs grands choix culturels semble reposer sur des déterminations d’ordre purement naturel. L’Europe est ouverte au domaine maritime, du coup les villes peuvent y fleurir dans une relative autonomie. La Chine est essentiellement continentale, les typhons interdisent un trafic maritime fiable, son économie dépend de manière essentielle d’un système de canaux dont la direction est unifiée au niveau de l’empire, du coup les villes – aussi grandes soient-elles – sont interdépendantes, sans autonomie.
Confucianisme et taoïsme (1915 ; Gallimard 2000) par Max Weber
Résumé du livre par Madeleine Théodore
Cet ouvrage, paru au début du 20ème siècle, a pour but de montrer les caractéristiques essentielles de la Chine par rapport à notre civilisation mais une question d’actualité brûlante pour nous se profile constamment dans l’esprit de l’auteur : pourquoi le capitalisme ne s’est-il pas instauré en Chine comme dans nos contrées ? L’ouvrage se divise en deux parties pour tenter de cerner la réponse à cette question, les parties historiques et culturelles se faisant écho malgré leur séparation didactique.
Voici quelques considérations générales en guise d’introduction :
À l’époque préhistorique pour nous Occidentaux, la Chine était déjà un pays de grandes villes murées dont le Prince était avant tout le seigneur. La création de monnaie était un droit régalien du pouvoir politique, le financement de chaque guerre entraînait des réformes monétaires violentes, avec des variations de prix étonnantes, par exemple la valeur du cuivre par rapport à celle de l’argent. Ces différences expliquent l’échec systématique des multiples tentatives de constituer un budget unifié sur la base d’impôts purement monétaires, ou s’en approchant. Elles échouèrent également par rapport à l’économie monétaire.
I. Les bases sociologiques : la ville, le prince et Dieu
Par souci de clarté, Weber recense au nombre de dix les différences entre les deux régions dans le premier chapitre consacré à la sociologie.
1. En Occident, les supports de la rationalisation des finances, de l’économie monétaire et du capitalisme orienté par la politique furent les villes. En Chine, il n’y avait pas de ville qui, comme Florence, aurait créé une monnaie standard et frayé la voie à une politique monétaire de l’État. Dans l’Antiquité, la ville était la résidence des princes et est restée jusqu’à l’époque moderne la résidence des vice-rois des grands officiers. On y dépensait surtout des rentes.
2. La grande différence des villes chinoises par rapport aux occidentales est l’absence d’une spécificité politique. La révolte des habitants chinois avait pour but l’éviction d’un fonctionnaire particulier ou l’abrogation d’une disposition concrète, avant tout d’une levée d’impôts, et jamais la conquête d’une liberté politique pour la ville, même relative, mais solidement garantie.
3. La liberté des villes, dans sa forme occidentale, était déjà difficilement possible parce que les liens de la parentèle n’ont jamais été défaits. Le citadin immigré, surtout s’il était fortuné, conservait sa relation avec le lieu d’origine qui le rattachait à la terre et au sanctuaire des ancêtres de la parentèle. Il maintenait donc toutes les relations importantes, du point de vue rituel et personnel, qui le reliaient au village dont il était issu.
4. Le dieu de la cité n’était en Chine qu’un esprit tutélaire local, et non le dieu d’un groupement. En règle générale, c’était un mandarin de la ville canonisé. Cela vient de ce que la Chine ignorait complètement le groupe politique, assermenté, des citoyens armés. Par beaucoup d’aspects, la situation des villes chinoises rappelait en apparence celle des villes anglaises. Mais déjà d’un point de vue extérieur, il y avait cette différence importante : une ville anglaise était toujours dotée d’une charte qui garantissait ses libertés. Rien de tel n’existait en Chine : les villes, en tant que places fortes impériales, avaient dans les faits beaucoup moins d’« auto-administration », juridiquement garantie, que les villages. D’un point de vue purement formel, les villes n’avaient pas la possibilité de conclure des contrats – de droit privé ou de nature politique – ni de conduire des procès ou de manière générale, d’agir en tant que corporation, possibilité dont jouissaient les villages.
5. La raison de ces différences tient à l’origine différente des villes ici et là. La polis de l’Antiquité se constitua d’abord comme une ville de commerce maritime. La Chine était, au contraire, de façon prépondérante, un pays continental : l’importance relative du commerce maritime, comparée avec les terres intérieures qui lui correspondaient, était infime. De plus, la Chine avait renoncé depuis des siècles à une puissance maritime propre, qui est la base d’un commerce actif et dans l’intérêt de maintenir la tradition, elle avait limité les relations avec l’étranger à un seul port (Canton) et à un petit nombre de firmes auxquelles avaient été concédées des licences. La construction du canal impérial n’avait pour but que d’éviter la voie maritime incertaine du fait de la piraterie, et surtout de typhons, pour les envois de riz du Sud au Nord.
6. Par ailleurs, la prospérité de la ville chinoise ne dépendait pas de l’audace politique et économique de ses bourgeois, mais du fonctionnement de l’administration impériale, avant tout de l’administration fluviale. La ville était d’abord un produit rationnel de l’administration, comme le montrait déjà sa forme. On commençait par la palissade ou la muraille, puis on allait chercher la population, souvent insuffisante par rapport à la superficie ainsi délimitée, en recourant éventuellement à la force. La capitale elle-même changeait avec chaque dynastie.
Le degré très faible d’intensité de l’administration impériale avait pour conséquence qu’en pratique, les Chinois s’administraient eux-mêmes à la ville et à la campagne. Dans celle-ci, les parentèles étaient les maîtres souverains de l’existence entière de ses membres. Il en allait de même à la ville pour les groupements professionnels, à côté des parentèles ou à leur place. Nulle part la dépendance des individus à l’égard des guildes et des corporations ne fut aussi développée qu’en Chine. Les guildes s’étaient appropriées une juridiction absolue sur leurs membres, ainsi que sur tout ce qui avait une importance économique pour ses membres : poids et mesure, monnaie, entretien des routes, comportement des membres en matière de crédit, délais de livraison, d’entrepôt, assurances, taux d’intérêt, répression, règlementation des affaires, avances, engagement des artisans.
Certaines guildes étaient très puissantes et investissaient leur argent dans des propriétés foncières, levaient des impôts sur leurs membres.
L’accès était ouvert à tout individu qui pratiquait l’activité concernée. Il existait de nombreux anciens métiers tenus par des parentèles et des clans, exercés comme des monopoles héréditaires, mais aussi des monopoles de guildes qui avaient été fixés par la politique fiscale ou xénophobe du pouvoir étatique.
La transition entre d’une part les métiers familiaux et claniques, et d’autre part l’artisanat sédentaire librement ouvert à l’apprentissage a pu s’effectuer en passant par les étapes intermédiaires de groupements artisanaux liés à la profession et organisés de manière contraignante, par en haut, pour assurer la livraison à l’État. C’est ainsi qu’une très large partie des métiers a conservé le caractère d’une industrie de parentèles et de clans.
7. Une autre différence par rapport à l’Occident est que la monopolisation de l’industrie par la ville était absente. Il y régnait une absence de garantie juridique, il n’existait pas non plus des fondements juridiques solides, officiellement reconnus, formels et sûrs, pour une organisation libre du commerce et de l’industrie régulée dans un cadre coopératif. Cette absence est là faute d’un pouvoir politique militaire propre des villes et des guildes, phénomène explicable par le développement précoce de l’organisation des fonctionnaires et des officiers en une armée et une administration.
8. En outre, en Chine, la nécessité de réguler les eaux, condition de toute économie rationnelle, a été décisive pour la formation du pouvoir central, qui existe aussi loin que remonte une mémoire historique certaine, avec sa bureaucratie patrimoniale. Les employés chargés de la régulation des eaux et la « police » formaient le noyau de cette bureaucratie purement patrimoniale, antérieure aux lettrés.
9. Ces conditions ont eu également des conséquences religieuses. L’Antiquité chinoise connaissait, d’un côté, une divinité paysanne double pour chaque groupement local, dans laquelle avaient fusionné l’esprit de la terre féconde ainsi que l’esprit de la récolte et qui s’était développée en un dieu qui règne au plan éthique ; elle connaissait d’autre part le temple des mânes et des ancêtres. Ces esprits réunis constituaient l’objet principal des cultes ruraux locaux, l’esprit tutélaire du pays. À mesure que croissait la puissance des princes, l’esprit des terres cultivées devint l’esprit du domaine des princes. Avec l’émergence de la puissance impériale, le sacrifice au Ciel, dont l’empereur passait pour être le fils, devint le monopole de ce dernier. Les princes sacrifiaient aux esprits de la terre et des ancêtres, les chefs de famille aux esprits des ancêtres du lignage. Le caractère impersonnel des puissances suprêmes supraterrestres fut de plus en plus fortement souligné. Dans la philosophie confucianiste, le représentant d’un dieu personnel disparut au 12ème siècle.
10. Au contraire de bon nombre d’autres peuples, à l’époque historique, l’Empire chinois fut un empire universel de plus en plus pacifié. La technique guerrière de la chevalerie n’a jamais conduit jusqu’à une organisation sociale aussi individualiste qu’en Occident. Le fait que chacun dépendait de la régulation des eaux et par là du gouvernement bureaucratique du prince en a été probablement l’obstacle décisif. L’armée des chevaliers ne reposait pas sur un contrat personnel, comme en Occident, mais sur l’obligation à fournir de l’armement, établie sur la base du cadastre. Malgré tout, l’homme de qualité de Confucius était un chevalier exercé aux armes.
L’Esprit du Ciel fut conçu dans la croyance populaire comme une sorte d’instance idéale de recours contre les autorités terrestres, depuis l’empereur jusqu’au dernier fonctionnaire. La malédiction venant du pauvre et de l’opprimé était particulièrement redoutée. Le suzerain impérial était le grand-prêtre légitime. Grâce à cette fonction, il constituait un élément essentiel de la cohésion culturelle des principautés.
Ce qui incombait à la protection divine et ce qui la maintenait, c’était l’ordre ancien, immuable, de la vie politique et sociale antérieure. Le Ciel régnait par la domination des normes rationnelles et non comme la source des péripéties irrationnelles du destin. Ce développement a été brisé en Occident par la formation de dieux héroïques.
L’orientation de la religiosité spécifiquement chinoise à partir de l’inaltérabilité et de l’uniformité du rituel magique permet de contraindre les esprits : elle éleva l’intemporel, l’immuable, au rang de puissance religieuse suprême. Le bien-être des sujets attestait le contentement céleste, donc le fonctionnement correct des ordres. L’âme de l’homme passait pour composée de la substance chen provenant du ciel, et de la substance terrestre kouei, l’une et l’autre se séparant après la mort. La doctrine commune rassemblait les esprits bons sous le principe yang, céleste et masculin, et les esprits mauvais sous le principe yin, terrestre et féminin. Le monde était né de l’union de ces deux principes, éternels comme le ciel et la terre.
Seul l’esprit qui confirmait la réalité de sa puissance méritait d’être honoré. Seul le charisme confirmé d’un esprit le légitimait : l’empereur devait confirmer par ses qualités charismatiques qu’il était appelé par le Ciel à être souverain, le charisme étant une force extra-quotidienne dont la présence se manifestait dans les pouvoirs magiques et l’héroïsme.
Une chose joua un rôle décisif pour le développement de la culture : le fait que le charisme militaire du chef de guerre et le charisme pacifiste du magicien sont ou ne sont pas détenus par une seule et même personne. En Chine, la fonction impériale s’est constituée à partir du charisme magique, l’autorité terrestre et l’autorité spirituelle ont été réunies dans une même main, avec une prépondérance très forte de la seconde. Le charisme de l’empereur devait se confirmer dans les succès guerriers mais avant tout dans de bonnes conditions météorologiques pour la récolte. Le monarque chinois restait en premier lieu un pontife, il lui fallait prouver qu’i était le fils du Ciel, mais aussi il lui fallait vivre conformément aux prescriptions rituelles et éthiques des écrits anciens classiques. Un monarque qui agissait à l’encontre des ordres sociaux anciens immuables, constituant une partie du cosmos qui était au-dessus de tout divin, aurait montré qu’il était abandonné par son charisme et avait succombé à un processus démoniaque : on pouvait le tuer car il était un homme privé. Ce constat restait valable pour le corps des fonctionnaires, institution de droit sacré.
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