Billet invité.
« Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes », comment ne pas se sentir immédiatement ému par le titre magnifique de ce livre ?
Laszlo F.Földényi est né en 1952 en Hongrie ; il vit et travaille à Budapest. Théoricien de l’art, journaliste, essayiste et dramaturge, il compte parmi les intellectuels les plus importants de son pays. Il est traducteur et coéditeur d’une version hongroise de l’œuvre d’Heinrich von Kleist, et a publié de nombreux essais sur l’art et la littérature.
Le livre commence ainsi :
Au printemps 1854, après ses quatre années de bagne, Dostoïevski fut envoyé comme simple soldat à Sémipalatinsk, dans le sud de la Sibérie, dans la « grande déclivité septentrionale » d’Asie.
L’auteur explique ensuite qu’il se lie d’amitié avec le procureur du lieu, âgé de vingt et un ans seulement, qui lui fournit des livres et avec lequel il étudie « avec persévérance, jour après jour », un ouvrage de Hegel dont le titre n’est pas connu mais deviné par Földenyi : « Leçons sur la philosophie de l’histoire ». Dans ce livre, Hegel mentionne la Sibérie en quelques mots, en l’excluant du cours principal de l’Histoire.
C’est alors que Dostoïevski fond en larmes.
De page en page, Földényi nous explique pourquoi. La raison en est son sentiment d’exclusion de l’Histoire, ressenti dramatiquement par Dostoïevski, qui non seulement est banni par les siens et isolé au fin fond de la grande Sibérie, mais également par l’Histoire à travers le propos de Hegel qui considère la Russie septentrionale comme un territoire hors du monde, un désert, sans interrelation avec les enjeux qui fondent la société de son temps (territoire qu’il compare étonnamment à l’Afrique).
C’est alors que le texte se poursuit et nous montre comment est née chez Dostoïevski la conviction selon laquelle la vie possède des dimensions qui ne se réduisent pas à l’histoire : « l’exil, hors de l’histoire a dû faire mûrir en lui le sentiment que (…) l’histoire ne révèle sa propre essence qu’à ceux qu’elle a au préalable exclus ».
Plus ma lecture avance, plus je suis attentive au sens que ce texte dégage avec autant de puissance, et plus il me renvoie aux temps qui sont les nôtres. Dostoïevski est forcé de réfléchir, lui l’exclu, l’oublié, le banni de son pays et de son histoire. Il regarde la beauté du monde, des espérances des hommes, de la poursuite du bien en chacun d’eux et pourtant constate : « c’est dans l’histoire universelle que l’image concrète du mal s’étale devant nos yeux dans son existence la plus complète. Si l’on considère la masse des faits, l’histoire apparaît comme un abattoir où des individus et des peuples entiers sont sacrifiés ». On est en 1854 et le XXème siècle n’était pas encore advenu. Je ne peux m’empêcher de penser à Walter Benjamin.
Le dialogue imaginé par Földényi entre nos deux protagonistes met en lumière deux points de vue totalement opposés. Celui de Hegel se base sur la rationalité, base sur laquelle se fonde toute sa philosophie, « mais au prix de l’exclusion de tout ce qui est incontrôlable, inexplicable, irrationnel ». L’auteur s’interpose et donne son avis en développant l’idée que la raison (ce qui est rationnel) n’est qu’un instrument mais que la liberté est au-delà du rationnel et de l’irrationnel : « seul ce qui me transcende me rend libre – je me trouve moi-même là où, à la fois, je me perds ». Celui de Dostoïevski fait dire à son héros des Notes d’un souterrain : « on peut tout dire de l’histoire universelle (…) la seule chose qu’on ne puisse pas en dire, c’est qu’elle est raisonnable ».
Ce qui m’est apparu ensuite comme une vérité lumineuse et à la fois si difficile à exprimer vient éclairer le propos : « la foi tenace placée dans la rationalité (comme la confiance en la vérité des sciences) sert à supporter l’absence de Dieu ». Chacun peut définir Dieu comme il le souhaite. Pour ma part je traduirais : il n’y a rien pour prendre la place du dieu exilé, et nous sommes plongés dans l’effroi et la peur.
Dostoïevski, à la suite de son séjour en Sibérie, a consacré un livre entier à la description de son expérience qu’il a intitulé Souvenirs de la maison des morts.
L’auteur compare l’enfer pittoresque de la Sibérie décrit par Dostoïevski à l’enfer qui, au XXème siècle, apparaît dans les œuvres de Kafka et de Beckett, dans le Stalker de Tarkovski, « dans la destruction mécanisée et donc impersonnelle, dans un oubli de soi qui paraît définitif à cause de la technique ».
Dans le tout dernier chapitre, Földényi nous parle de nous-même et du sentiment d’auto-satisfaction de notre civilisation qui rend possible l’avènement du pire : « la civilisation européenne n’a jamais eu une aussi haute opinion d’elle-même que de nos jours, en cette fin de millénaire angoissante pour un grand nombre. Pourtant son existence n’a jamais été aussi menacée ». Il exprime l’angoissante puissance de la technique, véritable vainqueur du XXème siècle, transcendance exclusive qui a aliéné l’homme de lui-même : « le prix en est qu’il a oublié l’essence cosmique de son propre être ».
Je terminerai en citant un extrait de la préface d’Alberto Manguel : « ainsi que le soutient Földényi, ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de la consolation de ce qui semble raisonnable et probable, mais des régions sibériennes inexplorées de l’impossible ».
Pourquoi ce court texte (à peine cinquante pages) m’a-t-il si profondément touchée ? Au-delà du plaisir dans la lecture du style lumineux de l’écrivain et de l’histoire qu’il développe c’est la réponse très simple qu’il apporte à ce qui est essentiel : en effet pourquoi devrions-nous nous contenter d’un projet de vie qui ne se base que sur une réponse comptable des forces en présence (la dette, le commerce international, la puissance des banques…) et non pas prendre appui sur elle pour porter au plus haut les valeurs humaines, culturelles, artistiques qui permettent de transcender la condition humaine. C’est, il me semble, le sens de la quête de Dostoïevski mis en lumière par Földényi.
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* Laszlo F. Földényi, Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes, éd. Actes Sud, 2008
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