Billet invité. Troisième partie d’un résumé par Madeleine Théodore du livre de Dominique Temple et Mireille Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, Paris : L’Harmattan, 1995.
Karl Polanyi (1886 – 1964) définit trois formes d’intégration économique : la réciprocité, la redistribution et l’échange. Les deux premières sont caractérisées par une structure de symétrie, bilatérale pour l’une, centrée pour l’autre. Il est possible de relier ces deux structures aux deux principes des plus anciennes organisations sociales, le principe « dualiste » et le principe « de maison » (Lévi-Strauss), ainsi qu’aux deux modalités de la fonction symbolique sous-jacente, les principes d’opposition et d’union. Polanyi se réfère à l’idée de Bronislaw Malinowski (1884 – 1942) d’un antagonisme entre le don et l’échange : la redistribution et la réciprocité impliquent un lien social, tandis que l’échange se développe avec la concurrence, le marché, dans le seul souci de l’intérêt de chacun.
Toutes les civilisations ont pratiqué durant des millénaires réciprocité et redistribution auxquelles l’échange lui-même était inféodé, et seul le monde occidental a renversé ce rapport dans les Temps modernes, donnant préférence à l’échange. Aristote faisait procéder le logos de la réciprocité, et condamnait l’économie de profit parce qu’elle offensait la nature humaine.
Aujourd’hui, les économistes tiennent compte des acquis de l’anthropologie et de l’histoire. Ils ne préjugent plus de toute la réduction de l’économie à l’échange. Selon Malinowski, la réciprocité ordonne la production des biens à la création de liens. Pour A. R. Radcliffe-Brown (1881 – 1955), le don de vivres est le moyen de créer une valeur morale.
Troisième partie. La réciprocité symétrique dans la Grèce antique
Dans la Grèce ancienne, la théorie de la valeur était celle de la valeur éthique. Cependant, la valeur créée par la réciprocité se manifeste soit dans l’imaginaire du don soit dans celui de la vengeance : les Grecs ont opposé aux dialectiques du don et de la vengeance, la réciprocité que nous appelons « symétrique ». Dans l’épisode de la guerre de Troie, si la finalité de la réciprocité négative n’était que de vouloir la paix, l’homme serait heureux d’en avoir fini avec la guerre, mais là n’est pas le but de la dialectique du meurtre. Son but est la gloire, la plus grande gloire, que procure l’âme de vengeance. Et pour celle-ci, la mort est nécessaire. Achille subissant sa propre mort à travers celle de Patrocle acquiert donc une âme de vengeance supérieure à celle que déjà symbolisait son casque. La mort d’Achille cependant débouche sur le triomphe du don et de la redistribution, le triomphe de la redistribution positive. Le recours aux armes est opposé au refus d’autrui de partager. La leçon des Dieux reste de fonder la valeur politique sur la réciprocité du don et non sur la réciprocité de la vengeance : si Achille tue, si Achille pille, c’est pour être le plus grand distributeur.
Pourquoi Homère souligne-t-il la disproportion du don et du contre-don ? Les armes de Glaucos et de Diomède représentent des capacités de redistribution inégales, mais cela désormais n’a plus d’importance. Elles sont des trésors du nom, des valeurs de renommée qui mesurent des capacités de redistribution, mais il n’est plus question de les comparer entre elles. La relation d’alliance postule ici la parité des partenaires, quelles que soient les richesses que chacun peut donner. L’expression qui la résume chez les Grecs est « Or contre bronze ». Cette forme de réciprocité, la réciprocité symétrique, est génératrice d’une valeur différente de la valeur de la renommée produite par la réciprocité positive. Elle est irréductible à l’imaginaire de l’un ou l’autre partenaire, elle ne peut être revendiquée en termes de pouvoir.
Un nouveau principe apparaît donc : la prise en compte du désir d’autrui par le donateur qui relativise ainsi son imaginaire et son pouvoir. Le moteur de la réciprocité positive, le prestige, demeure mais se transforme en sentiment de justice : l’on ne peut désormais donner que pour autant que l’autre consent à prendre.
(à suivre…)
@Paul Jorion Je préfère utiliser le mot « mimétisme » à celui d’identification . Histoire de vocabulaire . Dans « identification » il y…