Billet invité.
Dans le contexte dangereux où nous baignons, il nous semble plus que jamais indispensable d’établir avec la Chine une relation basée sur la lucidité et le sang-froid.
Sans rien céder de l’essentiel et sans nous priver de la critiquer quand il le faut (mais de façon bien ajustée), nous devons admettre que la Chine fait la sourde oreille quand nous nous bornons, comme nous le faisons paresseusement depuis 50 ans, à la morigéner, entre deux signatures de contrats industriels ou commerciaux, en geignant sur le non-respect des Droits de l’Homme qui nous fait vraiment beaucoup de peine. Les officiels chinois nous voient venir avec nos gros sabots, ils connaissent notre couplet mieux que nous à force de l’avoir entendu et ils savent parfaitement que les choses sérieuses viendront ensuite. En un mot comme en mille, nos admonestations de pure forme (et assez faux-cul) glissent sur elle comme l’eau sur les plumes d’un canard ! Bref, nous en sommes restés avec la Chine strictement au même point que nos braves missionnaires catholiques qui ne pouvaient se résoudre à envisager qu’une population si nombreuse et si laborieuse pût ne pas mériter le Paradis faute d’avoir connaissance de la Bonne Nouvelle du Christ et qui voulaient gagner des âmes à leur Eglise comme nous voulons signer des contrats pour nos industries ! Leur foi et leur zèle missionnaire furent sans aucun doute admirables, ils mirent probablement bien plus de conviction dans leurs prêches que nous n’en mettons dans notre rhétorique pro-Droits de l’Homme, mais l’Evangile n’en glissa pas moins, lui aussi, sur la Chine des XVIIe et XVIIIe s. comme l’eau sur les plumes d’un canard ! La méthode « frontale » de qui arrive en Chine porteur d’un « prêt-à-penser » (catéchisme ou grands principes) et se montre assez étourdi pour croire que sa bonne mine, sa sincérité et son humanisme vont faire avaler la pilule a fait la preuve de son inefficacité. Dans le meilleur des cas le dialogue est poli, mais il est de sourds et de chiens de faïence !
Il est vrai qu’une méthode plus sournoise et biaisée a été essayée aussi dans le passé : ce fut l’importation, mine de rien, d’idées occidentales en contrebande tentée par les Jésuites. La méthode supposait de longs préparatifs : il n’y fallait rien moins qu’apprendre le chinois et connaître les Classiques à l’égal des mandarins ! Nous y revenons alors que nous en avons déjà parlé ici même car leur cas élucide assez bien les limites auxquelles se heurte le dialogue avec la Chine, alors même qu’on peut le supposer le plus fertile possible. Les Jésuites, qui furent le premier ordre religieux à « aller à la Chine » sous le patronage des Portugais de Macao, l’abordèrent donc après une longue préparation, avec une bonne connaissance du « terrain » où ils s’aventuraient et la volonté de s’y « fondre » comme s’ils y étaient nés. Après quelques erreurs tactiques, comme leur choix de s’inspirer dans un premier temps des bonzes bouddhistes, ils surent assez vite opter pour un autre modèle, celui plus chinois du mandarinat. Cela leur valut rapidement une grande considération jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat : Matteo Ricci eut ses entrées à la Cour et l’oreille de l’empereur. La charge d’entretenir toutes les horloges du palais impérial fit de lui post mortem (en 1610) le Dieu des Horlogers (Li Ma tu) qu’il est toujours ! Tout au long du XVIIe s., on vit tous les Jésuites (quelques dizaines) présents en Chine occuper des postes de premier plan, y compris dans des fonctions très « sensibles » comme celles de rédacteurs du Calendrier impérial, de négociateurs de traités (celui de Nertchinsk entre la Chine et la Russie en 1689) et de cartographes officiels. Leurs vastes connaissances en mathématiques et astronomie faisaient merveille pour le calcul des éclipses (pour lequel ils avaient recours aux calculs d’un certain Galilée condamné par l’Eglise en 1633). On les mit aussi à contribution pour la fabrication des canons qui modernisèrent l’armée chinoise. L’Europe se réjouissait des succès de ces missions et crut l’évangélisation de la Chine sur les rails du triomphe. Ce sont les autres Ordres (Dominicains et Franciscains) qui, s’étant embarqués peu à peu pour la Chine sur les traces des Jésuites dans l’espoir de cueillir des fruits déjà arrivés à maturité, découvrirent ce que nous appellerons familièrement le « pot aux roses » : les Jésuites avaient bien implanté des églises et avaient leurs « maisons » dans plusieurs villes de Chine, mais leurs conversions n’avaient pas le caractère spectaculaire escompté : elles s’étaient pour la plupart limitées à une caste lettrée de haut-placés et la quasi totalité du peuple chinois restait dans l’ignorance, non pas certes tout à fait de Dieu, dans la mesure où des accommodements de traduction avaient pu assimiler le Dieu des chrétiens au Tian di (le Seigneur du ciel) qui avait cours en Chine, mais bel et bien du Christ ! Si le symbole de la croix était effectivement présent (tellement présent que les Chinois prirent l’habitude d’appeler le catholicisme « la religion du dix » : le nombre « dix » s’écrit en chinois en forme de croix), les Jésuites, très conscients de l’impact terriblement négatif sur un esprit confucéen d’un condamné nu et flagellé suspendu à ladite croix n’avaient pas jugé utile d’insister trop lourdement sur les images et le récit du supplice et de sa nécessité pour justifier la rédemption de nos péchés… Dès leur intégration dans le cercle mandarinal, les Jésuites s’étaient fixé comme objectif de convertir le peuple en passant par la conversion de princes du sang, voire de l’Empereur lui-même ! L’amalgame entre le culte du Ciel qui était la prérogative de l’Empereur et le culte du Ciel qu’ils prêchaient eux-mêmes leur semblait pouvoir faire l’objet d’un tour de passe-passe aux yeux des petites gens. En réalité « tel fut pris qui croyait prendre » : plus les Jésuites eurent les faveurs de la Cour et du Prince, moins ils s’aventurèrent à déballer leur marchandise entrée en fraude, à savoir le message christique dont ils étaient porteurs « ad majorem gloriam Dei« . Couverts de bienfaits et d’honneurs en raison de l’étendue du savoir scientifique dont ils faisaient bénéficier l’Empire, réellement convaincus de la valeur propre de la culture chinoise malgré son ignorance de la Bible et de l’Evangile, les Jésuites se retrouvèrent sinisés avant d’avoir pu être véritablement évangélisateurs ! Leur trop subtile machination faisait long feu et allait leur coûter cher. L’affaire tourna mal peu après l’arrivée des premiers Jésuites français en 1688. Ces derniers trouvèrent sur place une ambiance assez détestable : toujours très bien en cour, mais dénoncés par les autres Ordres missionnaires dont une acide jalousie ne fut pas le moindre des mobiles, ils furent l’objet à partir de 1700 d’une enquête de la Papauté qui dura trois-quarts de siècle et porta le nom de « Querelle des Rites ». A Pékin, pendant ce temps, les empereurs Qing se succédaient sur le trône, tous n’avaient pas forcément la même passion des techniques et savoirs occidentaux et surtout la plupart d’entre eux s’énervèrent considérablement de recevoir des courriers de remontrances d’un souverain inconnu appelé « Le Pape », quand ce n’était pas des envoyés de ce même souverain (Mgr de Tournon en 1705, Mgr Mezzabarba en 1720) qui venaient personnellement « à la Chine » sans y être invités en semblant trouver normal de s’y mêler de politique strictement intérieure ! Le fond du problème pour la Papauté avait un parfum d’hérésie : les Jésuites étaient accusés d’avoir toléré des pratiques hérétiques comme le culte des ancêtres et d’avoir eu d’une manière générale beaucoup trop de complaisance envers la civilisation chinoise dans son ensemble, comme en témoignèrent largement les « Lettres édifiantes et curieuses de Chine » dont les Jésuites français firent un des plus gros succès de librairie de 1702 à 1776. Condamnés par le Vatican, expulsés de France (1763) chassés de Pékin (1775), les Jésuites payèrent lourdement l’expérience chinoise puisque la « Querelle des Rites » aboutit finalement à la dissolution de l’Ordre lui-même (1773). Néanmoins leur pire défaite fut sans doute le désastreux fiasco que la « Querelle » provoqua en Chine même : fureur de l’Empereur devant l’ingérence du Pape dans les affaires de l’Empire, expulsion de presque tous les missionnaires et surtout, dans une volonté d’éradication totale de cette détestable ivraie, massacre aveugle d’une foule de convertis !
Moralité : que vous abordiez la Chine, dans l’intention de la convaincre, droits dans vos gros sabots, Evangile en bandoulière et Droits de l’Homme en sautoir ou à pas de loup sur la pointe des pieds, ton sur ton avec le décor ambiant, votre pari n’est pas gagné ! Tout au long de l’histoire de nos relations avec les autres peuples non « occidentaux », la Chine est le seul où notre message « civilisateur » (on sait bien sûr ce que ce mot a pu couvrir !) s’est cassé les dents de cette façon. Instruits par les déboires des Jésuites, les Anglais ont essayé une méthode plus pragmatique et 100% matérialiste : sans aucun « catéchisme » à la clef, ils voulaient seulement des débouchés pour leurs factories et une balance commerciale moins en leur défaveur. Ce fut l’ambassade de Lord Macartney de 1792 à 1794. Sa mission de représentant de commerce fut un gros « flop » que l’Empereur Qianlong, sous des apparences de politesse, s’ingénia à rendre aussi humiliant que possible !
L’Angleterre comprit alors que seul un rapport de force en sa faveur mettrait la Chine à genoux et elle en fit délibérément le choix. Elle avait des canonnières et des possessions en Inde où le pavot poussait bien et d’où le transport serait peu coûteux ! Guerres de l’opium et traités inégaux (1842) réglèrent le problème de sa balance commerciale. Toute ressemblance avec une situation plus actuelle…
Pas vraiment rassurant, isn’t ?
@François M Ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’une escalade militaire, mais au contraire d’une gesticulation retenue dans une…