L'auteur de ce compte-rendu (paru dans les Cahiers internationaux du symbolisme N° 143-45, 2016, pp. 464-65) me le communique en exprimant le souhait qu'il soit mis en ligne ici pour ouvrir une discussion. Je rappelle qu'il s'agit de l'édition de poche de Misère de la pensée économique, parue chez Flammarion en 2015, l'édition originale ayant été publiée chez Fayard en 2012. Ouvert aux commentaires.
Les éditions Flammarion proposent un nouvel ouvrage consacré à la crise, à la nécessité de changer le système capitaliste, et à la fin inévitable de l’espèce humaine, si nous continuons à malmener l’environnement et si le capitalisme ne devient pas « vertueux ».
Paul Jorion, anthropologue et économiste belge, a consacré de nombreuses publications à l’économie et à la finance, et maîtrise donc parfaitement son sujet. Dans ce cas précis, son raisonnement est le suivant : en 2005 déjà, il avait prévu la crise des « subprimes », et avait conseillé diverses mesures, jamais prises en compte. Les premières pages de l’essai rappellent comment Jorion avait alors pu anticiper la catastrophe. Le premier chapitre, Le cadre général, replace les choses dans leur contexte : après les premières apparitions de vie sur Terre, l’être humain s’est développé. Doté d’un cerveau plus complexe que le cerveau reptilien, l’homme a rapidement pris conscience de sa mortalité, et a développé des comportements sociaux. Il a créé des institutions, codifié le droit et développé la (les) morale(s). Et c’est à travers ces moyens qu’il faut aider la finance à devenir « vertueuse ». Jorion parcourt ensuite son expérience professionnelle dans la finance et dans d’autres milieux exotiques (communautés de pécheurs en Afrique et en Bretagne), et expose plusieurs théories économiques et financières, à la fois celles qui ont servis de base de ses propres idées, et celles qui s’y opposent. Aussi parvient-il, à la fin du livre, à formuler clairement ses réponses non pas à la crise, mais à la « misère » du système capitaliste actuel : il faut adopter les principes de respect pour la planète, de redistribution de la richesse et de gestion adéquate de la complexité. Bien plus, il parvient également à identifier des moyens techniques pour y arriver : harmoniser les salaires et diminuer l’accès au crédit ; bannir la spéculation ; mettre « hors d’état de nuire » les paradis fiscaux, abolir les privilèges des personnes morales par rapport aux personnes physiques ; redéfinir l’actionnariat comme créance et non comme propriété ; éliminer, en bourse, les opérations à haute fréquence, le concept de « prix de transfert » et les « stock options ».
Jorion maîtrise parfaitement, nous l’avons déjà indiqué, les sujets abordés dans son essai. Une maîtrise qui rend son exposé non seulement convaincant, mais passionnant. Plusieurs incursions biographiques dans la finance montrent que la réalité peut se révéler aussi intéressante qu’un film sur le sujet, et les théories économiques – de Smith à Marx – sont exposées de manière à susciter l’intérêt à la fois du « practitioner » expérimenté et du néophyte, soucieux de s’intéresser aux grandes questions d’actualité économique et financière.
Mais comme tant d’auteurs expérimentés, Jorion désire aussi se présenter comme « celui qui a prévu la crise des subprimes ». Il faut néanmoins remarquer que les signaux de crise (ou, au moins, les indicateurs de baisse des valeurs du marché) avant 2008 ont été repérés par de nombreux scientifiques. Nous-même, dans des travaux menés avec l’Université de Genève, avons bien montré une diminution des valeurs des portefeuilles, due à l’utilisation de « short-selling ». Il convient donc de nuancer les affirmations de Paul Jorion : l’émergence de la crise est chose bien argumentée et partagée dans la communauté scientifique. Dans notre « système », les crises font partie du processus, elles n’en constituent pas la négation. Et Jorion le sait très bien, puisqu’il s’appuie précisément sur le paradigme de la propriété, dont l’effet est la concentration de la richesse. La Révolution Française n’a pas souhaité modifier ce paradigme, et toutes les expériences qui ont voulu le supprimer ont amené à des conséquences bien pires, voire catastrophiques. Par conséquent, y a-t-il réellement « misère » dans la pensée économique ? Le livre, en proposant ses solutions, dénonce plutôt la misère de la pensée politique, qui n’a pas voulu considérer les mises en garde de Jorion, toutefois bien connues dans les milieux financier et économique.
Nous le comprenons aisément : Misère de la pensée économique offre au lecteur d’intéressantes pistes de réflexion, mais ne le convainc pas de la faillite de la pensée économique. Le capitalisme trouvera certainement une solution pour maintenir son existence, sans en arriver à une guerre ou à une révolution.
Nous regrettons également que l’ouvrage n’ait pas répondu à certaines questions. Jorion, généralement considéré comme un expert de la complexité, rapporte : « nous, organismes végétaux et animaux, constituons les solutions extrêmement variées que l’organisation a trouvées pour se perpétuer en dépit de l’entropie » (p.18). Ce concept mériterait davantage d’explications, puisque les organismes végétaux ont pour effet de réduire l’entropie, contrairement à tout autre processus. De même, Jorion précise : « en 1885 a été abrogée l’ordonnance de 1629 sur l’exception de jeu, qui prohibait de fait la spéculation en interdisant au gagnant d’un pari de se tourner vers la loi pour que justice lui soit rendue au cas où le perdant refuserait de lui verser l’enjeu promis » (p.13). Certes, le fait est avéré. Toutefois, ces dispositions concernent uniquement la France : en Italie, par exemple, les dettes de jeu sont encore « non protégées » par la loi. Si la complexité joue un rôle si important, nous ne pouvons, dès lors, limiter l’analyse à un seul pays. Nous espérons donc vivement que Jorion reprendra la discussion sur son blog.
Giacomo di Tollo
Université de Venise
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