La déréalisation du monde, par Roberto Boulant

Billet invité.

Déréalisation : altération de la perception ou de l’expérience du monde qui apparaît étrange, irréel, et extérieur. Suivant les cas, les éléments normalement ancrés dans la personnalité comme la notion d’existence peuvent être par exemple remis en question. La déréalisation est en quelque sorte une expérimentation d’un doute métaphysique de manière concrète. D’un point de vue philosophique, on peut se poser la question de son identification avec le sentiment de l’absurdité métaphysique, ou de la « nausée » décrits par Camus et Sartre.
(Source Wikipédia)

C’est le propre des temps aussi troublés que les nôtres, que de flouter les frontières entre le bien et le mal, entre le tolérable et l’intolérable, entre la demi-vérité et le mensonge pur et simple. Cernés d’écrans de toute part, il nous devient de plus en plus difficile sans une stricte hygiène mentale, d’échapper au flot des informations qui se mélangent dans une totale absence de hiérarchisation avec l’omniprésence des coupures publicitaires, accentuant encore la sensation de chaos et d’irréel.

Bien sûr rien de neuf là-dedans, car si la technologie a décuplé les possibilités, le principe est vieux comme le monde. De tout temps les dirigeants ont cherché à contrôler l’esprit et l’univers mental des gouvernés, avec du pain et des jeux, mais de manière encore plus efficace (surtout lorsque le pain vient à manquer), avec de la croyance et les institutions qui vont avec (églises au service du vrai Dieu ou partis uniques au service du vrai Peuple). Le modèle dit du ‘temps-de-cerveau-disponible’ n’en étant qu’une variante high-tech, adaptée au monde consumériste.

Oui, mais.

Un petit détail est en train de tout changer. La machine à concentrer les richesses s’emballe, et dans un monde où huit individus possèdent autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité, les classes moyennes des pays riches ont tendance à sombrer, ubérisées corps et biens (les classes du précariat reposant déjà par le fond). Et le relativisme généralisé – 500 minutes pour les néolibéraux/ cinq secondes pour le SDF -, ne suffit plus à obliger les gens à penser correctement. Pas plus qu’une presse appartenant à une poignée de milliardaires ou que les courageux éditorialistes – une poignée également -, trustant les plateaux de télévision.

Alors face à cette perte d’efficacité, là où informations et désinformations débitées sur un rythme hystérique ne suffisent plus par la sidération qu’elles provoquent, à maintenir la tranquillité pour le business as usual, il a fallu s’adapter et inventer de nouvelles armes de maintien de l’ordre. La trop faiblarde post-vérité après un éphémère instant de gloire, vient d’être balayée par ‘l’alternative-facts-point-barre’, une ADMR (Arme de Destruction Massive de la Réalité) semblable à celles qu’utilisent depuis toujours les dictatures.

Mais la différence d’effets provoqués par l’utilisation de cette ADMR, risque de provoquer sous nos latitudes quelque chose de nouveau et sans commune mesure, avec ce qui est communément observé dans les dictatures classiques. En effet, celles-ci sont parfaitement adaptées à ce qu’une fausse réalité soit imposée par la force, puisqu’elles ont les moyens de faire disparaitre tout discours alternatif. Résultat, la plupart des gens vivant sous ce type de régime font semblant de croire (au Parti, à l’Église, au Chef : rayer les trois mentions inutiles), tout en sachant qu’il existe une réalité extérieure.

Mais la situation de nos démocraties représentatives et de leur réalité fragmentée est toute autre : ici les différentes réalités et représentations du monde sont en compétition ouverte. Et si certaines l’emportent nettement grâce à la puissance financière qui les soutient, aucune ne peut prétendre à la domination totale des esprits, parce que soumise à minima à l’évaluation et au débat contradictoire.

Deux garde-corps qui risquent bien d’être balayés par ‘l’alternative-facts-point-barre’ qui se moque de l’évaluation, et qui refuse le débat contradictoire. Car ici, le monde extérieur auquel il est toujours possible de se raccrocher par la pensée dans une dictature, n’existe plus ! Ne reste plus que l’énormité mensongère de l’ADMR flottant dans l’océan des informations/désinformations.

Résultat, le monde compréhensible devient un lego sensoriel manipulé et manipulable à l’infini, et la victoire de M. Trump est là pour nous rappeler quels sont les profils (financiers et psychiatriques) qui sont les plus susceptibles d’en profiter ! Pendant que les cyniques et les sociopathes de tout poil s’amusent comme… des fous, une majorité risque de s’enfoncer dans la déréalisation.

En accidentologie, il y a un cas très célèbre qui illustre notre situation actuelle. Celui d’un Boeing 757 exploité par (feu) Aeroperu, qui suite à une erreur de maintenance avait décollé avec ses prises statiques (l’équivalent des sondes Pitot) bouchées par du chatterton. Résultat, en pleine nuit au-dessus de l’océan (sans aucun repère visuel), les malheureux pilotes s’étaient retrouvés avec des indicateurs contradictoires et les alarmes qui vont avec ! Alarme sonore de survitesse, alarme vibratoire de manche indiquant au contraire un décrochage imminent, altimètres et machmètres pilote et copilote affichant des valeurs différentes, etc.

Trouver quels sont les instruments décrivant correctement la situation devint alors une question de vie ou de mort. Une équation que ne parvint pas à résoudre l’équipage, l’avion s’abimant finalement dans l’océan.

Saurons-nous être de plus fins pilotes de notre vaisseau la Terre ? Nous avons au moins l’avantage d’identifier clairement les instruments défaillants (économie mainstream, capitalisme, climatosceptiques, etc.). Si malgré cela nous nous écrasons, ça ne sera pas un simple accident comme dans le cas d’Aeroperu, mais une action volontaire. Un suicide.

Une fin tragique mais sommes toute logique dans l’effondrement civilisationnel en cours : des malades mentaux gouvernant des gens rendus fous par une société malade.

Ah, mais je m’aperçois que nous sommes toujours en janvier ! Alors bonne et heureuse année alternative à toutes et à tous. Point barre !

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