En votant Trump, ceux des Américains qui ont pris la peine d’aller voter le 7 novembre ont voté pour le candidat qui promettait « le changement ».
Ceux qui votèrent pour Obama en 2008 votèrent eux aussi pour le candidat qui promettait « le changement ». Un autre type de changement assurément.
Les électeurs, depuis de nombreuses années, et dans de nombreux pays, ont pris l’habitude de vouloir « le contraire » de ce dont ils viennent de bénéficier (ou qu’ils viennent de « subir » si on les en croit) : ils votent pour « le contraire ». Et ils imaginent que le candidat qui affirme haut et clair qu’il veut « le changement », sera celui qui mettra en œuvre « le contraire » auquel ils aspirent.
Or c’est Aristote déjà il y a vingt-cinq siècles qui faisait observer que « le contraire » était une notion confuse.
« Tous les Athéniens chérissent la démocratie ». Sans doute, mais le contraire est-il qu’« Aucun Athénien ne chérit la démocratie » ou plus modérément que « Certains Athéniens seulement chérissent la démocratie » ?
La présidentielle américaine de 2016 a été très atypique : les deux candidats qui restèrent en lice ont en effet battu des records d’impopularité et ils se sont retrouvés à la veille du scrutin dans un ex-aequo peu enviable : 59% d’opinions défavorables l’un et l’autre.
Les électeurs ont donc voté sous une double contrainte désespérante : pour le candidat qu’ils détestaient le moins, et à condition qu’il mette en œuvre « le contraire » de ce qui se passait en ce moment même. Peut-on imaginer des auspices plus sombres ?
Seul élément positif, M. Trump est le portrait idéal d’un authentique invariant dans la culture des États-Unis : il incarne le « rêve américain » de l’homme d’affaires ayant réussi, vivant effectivement dans une maison « de rêve » aux côtés d’une épouse « de rêve », ayant des enfants (cinq) « de rêve », et des petits-enfants (huit) « de rêve » eux aussi. Petit bémol cependant : le véritable self-made-man, ce fut Fred Trump, le père de Donald.
À l’heure qu’il est la presse égrène de jour en jour le reniement de M. Trump sur ses promesses de campagne : expulsera-t-il les onze millions d’immigrants illégaux aux États-Unis, ou plutôt deux millions d’entre eux ou… beaucoup moins encore (les entreprises attirant avec fermeté son attention sur le rôle clé qu’ils jouent dans l’économie domestique) ? Fera-t-il vraiment construire un mur de 3.201 kilomètres le long de la frontière mexicaine … aux frais des Mexicains visés, comme il l’a prétendu ? Pourra-t-il remettre à neuf les routes et les ponts des États-Unis, grâce seulement à l’initiative privée, dans un pays où il n’y a que 10 mille kilomètres d’autoroutes à péage sur un total de 253 mille kilomètres de « highways », soit 4% du total ? Ainsi que d’autres questions potentiellement embarrassantes.
Les électeurs ayant voté Trump en espérant voir se réaliser le contraire de ce qui est le cas aujourd’hui risquent de déchanter rapidement. Un problème n’en reste pas moins à résoudre pour l’avenir : comment faire pour que les électeurs américains votent à nouveau « pour » un projet de société véritable plutôt que « contre » les politiques qu’ils observent dans la réalité et qui ne provoquent plus que dégoût chez eux, au point de se tourner vers une version simpliste d’un « rêve américain » devenu obsolète ? Comment faire pour qu’ils n’élisent plus dorénavant de candidat ou de candidate dont plus de la moitié des électeurs font savoir sans ambiguïté qu’ils n’en veulent à aucun prix ?
Il faudrait pour cela que les « élites » parmi qui les hommes et les femmes politiques se recrutent de fait, sinon de préférence, renouent avec les préoccupations de la population dans son ensemble, telle que la disparition massive de l’emploi due à une robotisation et une logicièlisation galopantes, qui exacerbe l’hostilité envers les immigrés – légaux ou non, de première génération ou d’installation plus ancienne. Si ce n’est pas le cas, M. Trump crèvera la bulle des rêves et des maigres restes du « rêve américain » en particulier. Il offrira alors au peuple de son pays un miroir décevant : celui des États-Unis tels qu’ils sont véritablement aujourd’hui plutôt que ce qu’ils imaginent encore être – un portrait qui ferait grincer bien des dents. Il serait alors pour sa nation l’équivalent d’un Gorbatchev, qui rabaissa les prétentions du peuple de l’Union soviétique au niveau de ce à quoi il pouvait encore véritablement aspirer au sein du système qui était le sien. Le pragmatisme pour lequel M. Trump est unanimement loué aurait ainsi trouvé son utilisation idéale.
Excellent !