Billet invité.
C’est le thème, simultanément porteur d’espoir et vecteur d’angoisse, qui, désormais sorti de l’univers clos des labos de recherche et des films hollywoodiens de super-héros, se met à courir les rues, à hanter nos imaginations et à pimenter les conversations du Café du Commerce. L’espèce humaine vient en effet de comprendre brutalement qu’un bond extraordinaire de la science est en train de rendre bien réelles dès demain matin les plus aventureuses spéculations qu’elle étiquetait « science-fiction » jusqu’à hier et qu’il va lui falloir faire avec bon gré mal gré. Parmi les nombreux projets qui mijotent dans les tubes à essai, sans aller jusqu’à l’immortalité qu’on commence à nous faire miroiter et que nous laisserons de côté pour le moment, se trouvent évidemment en très bonne place le clonage et les mutations d’encodage génétique appliqués aux humains. Ces manipulations de l’ADN sont d’ores et déjà relativement bien maîtrisées chez l’animal et la communauté scientifique est arrivée au point exact du possible « basculement » vers la grande mutation anthropologique que constituera l’application de ces techniques à notre espèce ainsi « augmentée ». Nous disons « constituera » et non « constituerait » tant il nous apparaît que ce qui est faisable se fera inéluctablement et probablement de manière irréversible. Rassurons-nous : il ne se peut que l’on ne nous assure pas que cela sera « pour notre plus grand bien » !
Or, tandis qu’en Europe nous hésitons encore (un peu) au bord du précipice, la Chine est en train de se positionner à l’avant-garde de cette marche vers l’inconnu. Des scientifiques chinois ont déjà mis le doigt dans l’engrenage en publiant les résultats d’une « première » réalisée en avril dernier, à savoir une série de manipulations génétiques sur un échantillon de 86 embryons (source : Le Monde Cahier « Sciences et médecine » 23/09/2016). En juillet d’autres chercheurs présentaient leurs travaux pour soigner le cancer chez l’adulte via une technique de modification génétique. Parallèlement, un sondage à l’échelle mondiale a montré que c’est en Chine que l’idée d’une modification du QI in utero rencontre le plus d’adhésion spontanée de la population, 39% s’y déclarant favorables et jusqu’à 50% franchement enthousiastes parmi les couches de population les plus jeunes et éduquées (même source). Ce positionnement n’a rien d’étonnant. La tentation eugéniste est latente en Chine et n’attend que la technologie qui la rendra effective et assurée du succès. La perspective de mettre au monde un enfant « augmenté » dont le QI trafiqué in utero assurera des performances scolaires et une réussite sociale spectaculaires est le rêve tout à fait avoué de beaucoup de familles chinoises ! Un pays qui, avec Confucius, met au-dessus de tout les capacités intellectuelles depuis deux millénaires et demi ne saurait décevoir dans ce domaine : aller au bout du perfectionnement possible et se surpasser dans l’acquisition de talents est le seul credo que la Chine a toujours entonné. N’existe-t-il pas à Pékin un Temple de l’Intellectualisation (dont le nom chinois « zhi hua si » serait mieux rendu par « Temple de l’activité intellectuelle socle de la civilisation ») spécifiquement dédié à l’Intelligence ? Tous les écoliers chinois connaissent bien le terrible « marche ou crève » des études à grand renfort de cours particuliers et d’épuisants « tours de chauffe » avant les examens ! Réussite à tout prix ! Les parents chinois caressent tous le rêve de hisser leur enfant (unique jusqu’à ces tout derniers temps !) au pinacle et de lui voir réaliser ce dont la Révolution Culturelle les a privés. Comme le piano a été la revanche N°1, par progéniture interposée, des ex-gardes rouges et ex-« jeunes instruits » (chassez l’embourgeoisement, il revient au galop !), c’est par exemple le cas du jeune pianiste virtuose Lang Lang qui, littéralement, ne pouvait pas ne pas exaucer les désirs frustrés de ses parents prêts à tous les sacrifices pour assurer son ascension aux premiers rangs mondiaux dans le domaine des gammes. Dans la mesure où actuellement le foot, sport particulièrement chouchouté par le Président Xi qui rêve d’un « Mondial » triomphal, a plus le vent en poupe que le piano, c’est vers lui que convergent les aspirations de bien des parents qui se mettent à rêver de Messi, Beckham et Ronaldo en herbe en inscrivant leurs rejetons à la gigantesque Académie du Football, avec ses 50 terrains, installée dans le sud de la Chine. Un reportage à la télé (diffusé en bouche-trou pendant la grève d’I-Télé) y a montré un môme d’une dizaine d’années au bord des larmes bafouillant qu’il n’aimait pas du tout le foot. Qu’importe : 5 heures par jour de balle au pied ad majorem gloriam de papa, de maman et des ancêtres ! S’il y a un gène du foot, il ne fait aucun doute qu’on le lui transplantera dès que possible… Sans verser dans un essentialisme de mauvais aloi, force est de constater que la passion de l’excellence et le syndrome Guinness Book sont de puissants levains qui travaillent en profondeur la « pâte » chinoise !
Les Chinois manifestent, dans ces domaines, une confiance et une audace qui nous épouvantent un peu. Sans doute faut-il se souvenir qu’ils sont des joueurs infatigables et jamais découragés. Ils misent sur le côté bénéfique du progrès et sont prêts à tenter le coup ! Ils n’ont jamais non plus produit de ces mythes qui ont structuré notre imaginaire européen : il n’y a pas de Prométhée chinois supplicié jusqu’à la fin des temps par un Zeus jaloux pour avoir aidé les premiers hommes à « s’augmenter » par l’usage du feu. Pas davantage d’« Apprenti sorcier » incapable de contrôler, faute de la formule capable de le stopper, le terrifiant pouvoir dont il s’est magiquement « augmenté » en mettant en branle l’infernal ballet des seaux d’eau. Pas de « Faust »» non plus, piégé par le Diable à cause de son insatiable appétit pour une vie « augmentée » et pas de créature du Dr. Frankenstein dont le processus d’« augmentation programmée » n’est pas allé jusqu’à son terme, donnant naissance à un monstre. A noter que les trois mythes, devenus constitutifs de notre identité, de l’Apprenti sorcier (Goethe 1797), de Faust (repris de Marlowe par Goethe en 1808) et de Frankenstein (Mary Shelley 1818) ont été popularisés chez nous sur une petite dizaine d’années au tournant du XVIIIe et du XIXe, c’est à dire au moment où apparaissait la notion de « fluide électrique », où Mesmer « magnétisait » la Cour de France dans ses baquets et surtout où la Révolution industrielle installait le machinisme sur fond d’aliénation au travail et générait une angoisse d’un genre nouveau face aux mutations sociologiques qu’elle entraînait. Il nous semble aller de soi que le fonds commun à ces trois mythes et l’efficacité de leur pouvoir d’évocation doivent être mis en relation avec la religion judéo-chrétienne puisque tous les trois mettent en garde sur les périls d’une grave transgression. Or on ne peut transgresser véritablement que du sacré et des lois réputées inviolables : par excellence celles d’un Dieu créateur, juge de toute action et en éternel surplomb de toute sa création. L’impact des mythes cités ne trouve sa justification que si Dieu figure dans le fond du tableau. Même déchristianisés comme nous croyons l’être aujourd’hui, nous restons à l’intérieur de ce pli que le judéo-christianisme a fait prendre à notre interprétation du monde.
La Chine n’a rien connu de tel : ignorant la notion de création et sans compte à rendre à une instance supérieure (les ancêtres et la profusion des dieux de toute sorte sont accommodants et traités en voisins), elle peut ignorer nos scrupules pour se lancer dans l’invention de nouveaux possibles et, comme elle est fondamentalement optimiste (pas de « faute » originelle pour noircir le tableau !) elle fait le pari que ça peut marcher. Sans la menace du crime d’« hybris » qui fâchait l’Olympe ou de l’offense faite à un Dieu courroucé contre ceux qui auraient l’outrecuidance de traficoter sa propre Image à travers sa créature, la Chine trace son propre chemin. Dans ces quarante dernières années, elle a fait un bond scientifique et technologique de plusieurs siècles à une vitesse inédite : elle est sur une vertigineuse rampe de lancement et, sauf si un obstacle imprévu mais toujours possible l’arrête, elle poursuivra coûte que coûte sur cette lancée. Minuscule exemple de saut technologique : il nous arrive encore de nous pincer au souvenir de l’unique téléphone filaire public (généralement rouge) qui, installé dans une encoignure de porte ou bringuebalant sur un appui de fenêtre, desservit l’ensemble des communications de chaque pâté de maisons à Pékin et dans les grandes villes jusqu’à la fin des années 90 et qu’on vit remplacé presque du jour au lendemain sans la moindre émotion décelable à l’orée des années 2000 par un raz-de-marée de cellulaires dernier cri « augmentant » les individus jusqu’au fond des campagnes ! Pour le transhumanisme, le chemin est défriché…
1) On peut utiliser des bombes nucléaires pour stériliser l’entrée d’abris souterrains (au sens galeries bien bouchées, comme au sens…