Billet invité.
Le récent « Mouvement des Parapluies » (2014), l’élection au poste de chef de l’Exécutif qui se profile à l’horizon (2017) et la rocambolesque « affaire de la disparition » (2015-2016) de cinq éditeurs et libraires ne peuvent que nous inviter à braquer notre longue-vue sur ce territoire qui semble extrêmement « sensible ».
Rappel des épisodes précédents (flash back) : en 1842, à l’issue de la Première Guerre de l’Opium, le Royaume Uni victorieux s’approprie l’île de Hong-Kong, un caillou pratiquement inhabité mais offrant une rade très abritée permettant aux navires anglais d’y débarquer l’opium indien afin de le faire entrer clandestinement en Chine où, interdit par un édit impérial, il ne peut pénétrer qu’en contrebande. L’obsession des Anglais depuis une cinquantaine d’années a été de dénicher une marchandise susceptible d’équilibrer sa balance commerciale avec la Chine, trop peu friande des produits manufacturés de la révolution industrielle britannique. L’opium cumule plusieurs avantages : le pavot, facile à transporter une fois transformé, est cultivé à moindre coût dans une colonie assez proche; son effet d’addiction garantit la pérennité de l’approvisionnement et si, de surcroît, il abrutit les Chinois jusqu’à l’hébétude, personne ne va s’en plaindre ! D’autant qu’en quelques années les firmes anglaises qui s’adonnent à ce trafic engrangent des bénéfices pharamineux. En matière de profit, on rêve pourtant de faire encore mieux et l’île de Hong-Kong devient trop petite pour les ambitions anglaises : une Deuxième Guerre de l’Opium encore victorieuse permet d’être plus au large par l’annexion de toute la péninsule de Kowloon (1860) et la colonie britannique parachève ses frontières en 1898 quand elle extorque à l’Empire Qing en pleine déliquescence un bail à 99 ans sur les « Nouveaux Territoires » et 233 îles et îlots.
La Chine n’a jamais cessé de dénoncer l’iniquité des Traités de Nankin et le caractère inégal des conditions de cette clause de cession où elle ne voit que spoliation brutale du plus faible par le plus fort. Ses cris d’orfraie ne doivent toutefois pas cacher que le statut de port franc de Hong-Kong, ses facilités de paradis capitaliste et son rayonnement de place financière mondiale de premier plan ont servi aussi largement les intérêts de la Chine communiste qui a toujours su négocier les avantages (diplomatiques, commerciaux et financiers) qu’elle pouvait en tirer. C’est pourquoi la rétrocession intervenue au terme du bail en 1997 s’est effectuée en douceur. Elle ne portait théoriquement que sur les Nouveaux Territoires et les îles, mais la Couronne anglaise a rétrocédé la totalité de sa colonie, devenue chinoise avec un statut à part selon le principe « Un pays, deux systèmes » en vigueur pendant 50 ans, par lequel la Chine a garanti à Hong-Kong pour cette durée (c’est à dire jusqu’en 2047), le maintien de son régime démocratique propre, de sa monnaie (le HK dollar), de ses lois et de ses libertés fondamentales. Ce modèle souple d’intégration au « mainland » doit, dans l’esprit de Pékin, ouvrir la voie à ce que pourrait être la réunification tant espérée avec Taïwan et rassurer cette dernière.
Situé à l’embouchure de la Rivière des Perles, occupant une superficie de 1070 km2, Hong-Kong compte un peu plus de 6 millions d’habitants dont environ 400 000 étrangers. Les organes élus du gouvernement sont le LegCo (Conseil Législatif) et l’Exécutif avec à sa tête un chef qui a nécessairement dans ses attributions un rôle de relais avec Pékin. Si l’on y entend surtout parler le cantonais, la langue officielle est restée l’anglais, mais le mandarin gagne du terrain. A côté des « tycoons » richissimes qui ne sont plus seulement des Occidentaux ou des magnats chinois ayant bâti leur fortune à l’ombre des colons, mais également des managers modernes venus depuis 97 de Chine Populaire, la population jouit globalement de revenus satisfaisants, d’un bon niveau de vie et de solides études universitaires. Cette population est employée à 80% dans le secteur tertiaire (commerce, banque, import-export, numérique, édition), secteur qui est désormais largement contrôlé par des firmes chinoises.
Une période plutôt calme a suivi la rétrocession : pas de poussées de fièvre boursière, pas de retraits massifs des investisseurs, pas de changements très visibles dans le quotidien. Or, ces derniers temps, Hong-Kong s’est invité à plusieurs reprises dans nos bulletins d’information et il peut valoir la peine de se pencher sur ce qui n’est peut-être qu’un urticaire, mais sait-on jamais…
En 2014, on apprend que la Chine, qui avait promis une élection du chef de l’Exécutif au suffrage universel direct en 2017 (petite note en passant : jamais dans l’histoire de Hong-Kong avant la rétrocession, son Gouverneur n’a été élu, mais toujours nommé par la Couronne), revient sur sa promesse en maintenant le système de présélection des candidatures, lesquelles devront être validées par un « comité de nomination » de 1200 membres eux-mêmes élus par un collège électoral restreint. Afin de limiter le nombre de candidats, chaque postulant au poste de chef de l’Exécutif devra, au préalable, obtenir la majorité absolue des votes du comité de nomination (alors que lors de la précédente élection en 2012, il avait suffi à Leung Chun Ying de rallier une majorité relative pour décrocher le poste). Cela revient à n’avoir en lice au final que deux ou trois candidats (pré-bénis par Pékin, chuchotent les mal-pensants) qui se disputeront les suffrages des quelque 3,5 millions de citoyens âgés de plus de 18 ans. « Suffrage universel biaisé ! Escroquerie ! Mainmise de Pékin sur notre vote ! Candidats hommes de paille ! » ont hurlé les pro-démocratie remontés comme des pendules ! Il faut dire que, depuis juin 1989, la population estudiantine et plus largement toute la jeunesse de Hong-Kong s’est auto-promue, envers et contre tous, gardienne de l’esprit de 89 et des droits à la liberté d’expression. Alors que la date du 6-4 est encore un tabou absolu en Chine, les habitants de Hong-Kong manifestent chaque 4 juin depuis 26 ans avec les mêmes slogans en l’honneur des étudiants massacrés à Pékin. Mais revenons en 2014 : le 22 septembre, les associations d’étudiants et quelques groupes de la société civile lancent un mot d’ordre de grève assorti d’un appel à occuper une place publique dont l’accès leur est refusé. Ce mouvement, envisagé dès le mois de mars, s’inscrit en effet dans la vague planétaire des rassemblements pacifiques du type « Occupy (with peace and love) ». Le 27 septembre, Central District sur l’île de Hong-Kong, cœur névralgique de la banque, quartier des affaires par excellence et siège du LegCo, est occupé et plus de deux mille tentes et abris de toute sorte s’installent peu à peu sur le bitume de Connaught Road. En riposte aux gaz lacrymogènes des forces de l’ordre (et parce qu’il se met à pleuvoir beaucoup) les manifestants ouvrent des parapluies. Le mouvement est baptisé : ce sera la » Révolution des Parapluies » et son emblème sera un ruban jaune. « Occupy Central » s’étend à d’autres quartiers y compris à Kowloon et, au plus fort du mouvement, il semble qu’il y ait eu jusqu’à un demi million de gens dans la rue. Ce n’est que le 15 octobre que l’évacuation des derniers contestataires libérera Central District pour le rendre à l’habituel business. Le gaz au poivre de la police ne semble pas avoir été l’argument le plus décisif : les récalcitrants diront avoir reconnu la main des mafias diligentées par Pékin dans l’énergique ardeur mise à les faire décamper. Possible sinon probable… Depuis, la loi électorale litigieuse n’a toujours pas été votée par le Conseil Législatif et, lors des élections législatives qui ont eu lieu ce 4 septembre 2016, un des jeunes leaders du « mouvement des parapluies », Nathan Law, 23 ans, a été élu et fait donc partie des 70 députés du LegCo. Avec un autre inspirateur du mouvement, Joshua Wong, 20 ans, il a fondé un parti, le Démosisto, appellation-valise née de la rencontre entre « Démocratie » et « Résistance ». Il va sans dire que ce jeune parti prône la rupture totale avec Pékin et le droit à l’autodétermination.
Evoquons maintenant la mystérieuse affaire des « disparitions ». C’est effectivement sous ce titre intrigant que les médias ont relayé l’information chez nous et ce n’était pas à propos d’un remake d’une de ces « Histoires de fantômes chinois » qui ont fait le succès des studios de Hong-Kong. Les faits ? Du moins fera-t-on avec le peu qu’on en sait : entre octobre et décembre 2015, cinq personnages disparaissent. Ils disparaissent séparément, mais ils ont un point commun : ils sont tous étroitement liés à la maison d’édition Mighty Current ou à la librairie « Causeway Bay Books » l’une et l’autre spécialisées dans l’édition et la diffusion d’ouvrages interdits en RPC et, semble-t-il, organisateurs d’un réseau permettant leur acheminement vers des clients chinois. Il se murmurait à Hong-Kong au moment de leur « vaporisation » qu’ils préparaient une véritable bombe : un livre croustillant sur la vie intime et sexuelle de Xi Jinping. L’un des protagonistes de l’histoire, Gui Minhai, a fait sa réapparition sur la chaîne de télé chinoise CCTV en janvier 2016 pour une confession publique où il s’est accusé (et bien sûr repenti) d’avoir fui la justice chinoise en se réfugiant à Hong-Kong onze ans plus tôt, à la suite d’un accident de voiture qui avait fait un mort. On ne sait trop dans quelles circonstances et conditions ont eu lieu ces cinq « rapts », mais il semble acquis pour trois d’entre eux que leur « capture » a eu lieu en Chine continentale (pris la main dans le sac en train de livrer leurs emplettes à des clients ?), un quatrième aurait été « exfiltré » de Thaïlande. Le dernier pourrait (conditionnel à la puissance 100 !) avoir été « enlevé » sur le territoire hongkongais même, mais rien pour le moment ne permet de l’affirmer avec certitude : si cela devait être prouvé, l’affaire serait d’une ampleur qu’on imagine aisément considérable. Tous ont donné des nouvelles dans les premiers mois de 2016 par lettres ou coups de fil et confirmé leur détention en Chine continentale. Il en est même un, Lam Wing kee, qui, libéré sous caution et rentré à Hong-Kong en juin 2016, a tenu une conférence de presse (le 16 juin) dans laquelle il a nommément accusé le pouvoir chinois de l’avoir détenu arbitrairement et soumis à une véritable torture morale pendant huit mois.
Ces arrestations ont manifestement eu pour but de mettre un frein aux activités « subversives » de « Mighty Current » et de tenter d’extorquer à ses responsables le fichier de leurs clients en RPC. Les « disparus » tombaient en effet sous le coup d’une loi : celle qui punit de peines d’emprisonnement quiconque met en péril, par des actes, des écrits ou des appels à la subversion la « stabilité de l’Etat chinois ». C’est cette loi qui a permis de condamner des « dissidents » comme Liu Xiao bo et un certain nombre d’avocats, « enlevés » à Pékin dans des conditions semblables à celles des Hongkongais. Pour l’arrestation qui est intervenue en Thaïlande, il faut avoir en mémoire que depuis le 22 juillet 2014, dans le cadre de sa croisade sans merci contre la corruption, la Chine a élargi les investigations « légales » de sa police hors du cadre des frontières chinoises. Afin de traquer les coupables où qu’ils se cachent pour les arrêter ou les persuader de rentrer en Chine de leur plein gré, la Chine a sollicité la coopération des autres pays de la planète passant par des accords d’extradition. La Thaïlande est de ceux qui ont répondu favorablement, d’autres traînent les pieds avec en tête les USA où se trouvent la majorité des grosses fortunes chinoises mal acquises ! Après la traque « des tigres et des mouches » en Chine même, qui a abouti, rappelons-le, à quelques très très grosses prises, cette extension tous azimuts de la lutte anticorruption vise désormais les « renards « dont la tanière est hors de Chine.
Avant de refermer (provisoirement) le dossier Hong-Kong, il n’est pas inutile de rappeler que tous les événements que nous venons d’évoquer se déroulent sur un fond de conjoncture économique qui est moins favorable qu’autrefois. Tant que la Chine avait un besoin urgent de Hong-Kong comme fenêtre sur le reste du monde, la prospérité florissante et le prestige qui allait avec pouvaient sembler éternels. Hong-Kong, plaque tournante n° 1 de la finance et du business en Extrême-Orient, tournait à plein régime et sa réussite enorgueillissait ses habitants. Face à un relatif déclin, force est de constater que l’âge d’or est derrière soi. La concurrence d’une Chine toutes voiles dehors et de ses grands ports récemment modernisés comme Dalian, Tianjin et Shanghai a fait reculer le trafic portuaire de Hong-Kong au 5ème rang mondial. Hong-Kong qui représentait 18,5% du produit intérieur brut de la Chine en 1997 n’y entrait plus que pour 2,9% en 2015 (source : le « Wall Street Journal » du 24-09-2016). Cet affaissement économique qui apparaît irréversible attise les rancœurs et envenime les blessures d’amour propre ! Quant à la Chine, elle surveille Hong-Kong comme du lait sur le feu : elle n’ignore pas qu’une grande puissance rivale entend bien faire feu de tout bois pour maintenir l’Océan Pacifique comme sa chasse gardée, que les régions autonomes de ses frontières de l’ouest (Xinjiang et Tibet) toujours sous tension guettent tous les échecs de sa politique envers les minorités et enfin qu’elle doit produire des résultats convaincants de la stratégie « Un pays, deux systèmes » si elle veut reprendre un jour Taïwan dans son giron !
@Jean-François Ma foi, il faudrait pouvoir poser cette question à ceux qui ont inventé l’histoire du paradis terrestre…ou à ceux…