Billet invité. P.J. : J’ouvre ce billet aux commentaires en pensant tout particulièrement aux Belges dont les oreilles ne manqueront pas de tinter à sa lecture.
À première vue, le cas finlandais est simple. La Finlande, pays européen indépendant, est peuplée d’environ 94 % d’habitants ayant pour langue maternelle le finnois : une langue, un État-nation. Relativement petit par sa population (5,4 millions) et assez grand par sa superficie (338 000 km²), ce pays apparaît particulièrement homogène : langue, ethnie, culture, paysage, sociologie, religion. Son histoire semble linéaire : après l’ère glaciaire, un peuplement par des tribus d’origine finno-ougriennes ; des raids vikings avant le XIe siècle ; les Croisades suédoises (1155, 1237, 1295) qui tout en imposant le christianisme – dans sa version catholique (1) – permit aux rois de Suède de conquérir une province immense mais très faiblement peuplée (2). Des colons suédois arrivèrent. Le royaume de Suède avait ainsi une mer intérieure (le Golfe de Botnie) comme en témoigne encore les noms de deux provinces : Ostrobotnie en Finlande et Västerbotten en Suède, soit respectivement, Botnie de l’est et de l’ouest. Passée sous domination russe en 1809 comme Grand-duché personnel du tsar, elle gagna une réelle autonomie, avec gouvernement et parlement, (3) qui se manifesta avec éclat dans le pavillon finlandais de l’Exposition universelle de Paris en 1900, largement inspiré par le Romantisme national (le Mouvement fennomane et le Carélianisme). Il était décoré par les peintures d’Akseli Gallen-Kallela reprenant des sujets de l’épopée nationale, le Kalevala. En effet une vague de nationalisme, initialement culturel, vit le jour de manière concomitante avec tous les mouvements nationaux de la fin du XIXe siècle.
A. Gallen-Kallela, »la défense du Sampo » (épisode tiré du Kalevala)
Un petit mot sur la religion comme un des facteurs d’homogénéité. Certes il n’est pas négligeable mais il ne fut jamais essentiel dans l’affirmation indépendantiste comme il put l’être pour l’Irlande ou la Pologne. L’Eglise luthérienne est la religion dominante mais il y a toujours eu des « minorités » religieuses, orthodoxes (de Carélie), juive (protégée durant la IIe Guerre mondiale) ou même plus restreinte, catholique. Dans un de ses romans, « Le fils du Dieu de l’orage » Arto Paasilinna (4) décrit avec humour une tentative des anciens dieux finnois pour restaurer leur religion [Rutja, le fils du dieu de l’Orage, Ukko Ylijumala, est par erreur incarné dans un clochard alcoolique, à Helsinki, d’où quelques problèmes…]. On peut douter qu’il y ait de nos jours beaucoup de polythéistes (sauf pour Pellon Pekko, dieu des Récoltes … et de la Bière qui a visiblement conservé bien des adorateurs le samedi soir). A. Paasilinna pose malicieusement le problème des religions conquérantes et comment elles s’imposent à des peuples colonisés qui n’ont rien demandé. Les Finlandais et en particulier les Finlandaises (droit de vote en 1906 avec l’éligibilité) ont réussi à se libérer du carcan puritain et oppressif du luthérianisme dominant – tout comme les Français mirent fin à l’hégémonie catholique de l’Ancien Régime. Actuellement « Pour les Finlandais, la religion est une affaire privée ». Les cérémonies religieuses pour les grandes occasions restent suivies mais dans l’espace public, il n’y a plus de contraintes de type religieux. Les Finlandaises et les Finlandais comme tous les Nordiques ont un rapport libre et sain avec le corps, le sexe, la nudité ; l’égalité des sexes est sûrement parmi les plus avancées dans le monde …
L’existence de cette nation (comme celui de tant d’autres) était liée à sa géographie : prise entre deux puissances, la Suède et la Russie, la première en déclin, la seconde en expansion. Au XXe siècle, elle réussit à conserver son indépendance au prix de guerres, y compris d’une terrible guerre civile qui fit 37.000 morts. Concrètement elle ne devint pas un République Socialiste Soviétique de l’URSS, même si on parla de « finlandisation » sans trop vouloir en connaître le sens, celui d’une neutralisation de sa politique étrangère, pour préserver l’essentiel de sa souveraineté face à son immense voisin.
Si les choses étaient simples – simplistes –, les Finlandais pourraient parler de « leurs ancêtres, les Finnois » … Et certains d’ailleurs ne s’en sont pas privé en osant dénommer leur parti comme celui des « Finlandais de base », « Perussuomalaiset » connu en France sous le nom de « Vrais Finlandais ». Il est intéressant de comprendre ce nom. En finnois « perus » signifie fondement, base. Et suomalaiset est le pluriel de suomalainen, Finnois… ou Finlandais (Finlande se disant Suomi en finnois). En français on utilise pour la citoyenneté, Finlandais et pour l’ethnie, Finnois (comme dans d’autres pays où l’on a deux noms selon la citoyenneté et l’ethnie dominante : Iranien et Farsi (Perse) ou Thaïlandais et Thaï. Dans l’article de Wikipédia il est dit que le nom initial du parti signifiait Finlandais de base, ordinaires… Finlandais de souche ? Quand ce parti est né, il avait choisi comme traduction de son nom en anglais : « The True Finns ». Rappelons que Finn / Finnish sont les traductions anglaises de Finnois / Finlandais. Les journalistes français ont traduit (par paresse ?) à partir du nom anglais en « Vrais Finlandais », et non « Finlandais de base » comme le suggérait l’ambassade de France à Helsinki. Le nom initial en anglais étant par trop raciste, ce parti s’appelle désormais officiellement, en anglais, « Finns Party ». Il y a bien un Parti populaire suédois de Finlande, participant régulièrement aux gouvernements, mais il a été fondé pour défendre les droits d’une minorité. Bien que la langue finnoise confonde les deux termes finnois et finlandais, ce choix récent dans leur nom anglais (Finns) prouve bien que c’est « Parti des Finnois » qu’il faudrait comprendre… Ont-ils vraiment quitté l’extrême-droite identitaire comme ils le prétendent ?
Mais tout cela a-t-il un sens ? Les choses sont-elles aussi basiques que ces démagogues d’extrême-droite veulent le faire croire ? Est-il possible d’oublier à ce point leur propre histoire et de bâtir un mythe justifiant toutes les exclusions sur une base ethnique ? L’Histoire de la Finlande permet de répondre à ces questions qui malheureusement sont en train de revenir en force dans le « débat » politique aux mains de tous les démagogues manipulateurs, partout en Europe.
Tout d’abord quelques indices. Le « poète national » de ce pays écrivait en suédois et se nommait Johan Ludvig Runeberg. Son poème qui servit d’hymne national ne fut traduit en finnois que tardivement. Un des pères fondateurs de la Finlande en tant que premier gouverneur du Grand-duché, Gustaf Mauritz Armfelt (1757-1814), était un aristocrate suédois né en Finlande (5) et passé à la fin de sa vie au service du tsar Alexandre Ier. Johan Vilhelm Snellman (1806 -1881) philosophe et homme d’État, qui fit du finnois la langue officielle de cette province autonome était un suévophone, un Suédois de Finlande… Quant à l’artisan de l’indépendance en 1918 et qui joua un immense rôle jusqu’en 1946, Carl Gustav Emil Mannerheim (1867-1951) dont les ascendances de sa famille étaient allemande et hollandaise (6) ; il était d’une famille suédoise finlandaise et il parlait sept langues mais le finnois n’était pas sa langue maternelle…
En réalité si l’on considère tous les grands hommes de cette nation qui était en train de se forger un destin souverain, au début peu étaient de « vrais Finnois », au sens ethnique, comme en attestent leurs noms, leurs origines et leur langue maternelle, généralement le suédois ! On retrouve dans les archives généalogiques, le cas de ces fennomanes, de langue maternelle et de culture suédoises, et qui devinrent par choix des Finnois, élevant leurs enfants dans cette langue qu’ils avaient, eux-mêmes, apprise tardivement et à qui ils donnèrent des prénoms tirés parfois du Kalevala : Väinö ou Ilmari. Un retour à l’Histoire est donc nécessaire pour éclairer ces apparents paradoxes.
Les Finnois et les Sames (aussi appelés Lapons) sont indubitablement les premiers occupants du Pays des mille lacs ; ils venaient de l’Oural. Mais il n’est que de voir la blondeur du Finlandais moyen, en général aux yeux bleus, de type « scandinave » pour deviner des histoires génétiques plus complexes. Telles que des acculturations de tribus venant de Scandinavie et ayant adopté une langue ouralienne. Mais, au fond, peu importe. Ce qui compte ce sont plutôt des vicissitudes et contingences historiques. Comment des petits peuples, initialement des tribus éparses, ayant chacune leur dialecte (mais en intercompréhension), se constituent en nation, avec leur destin partagé.
Reprenons un cheminement culturel. Tout jeune Finnois qui faisait des études supérieures devait utiliser le suédois (et avant le XIXe siècle, éventuellement le latin s’il continuait des études universitaires) – y compris lorsque la Finlande était un grand-duché autonome dans l’Empire russe. Le suédois était donc la langue d’accès à la culture et également la langue de l’élite locale. Ce fut le luthérianisme qui triompha comme dans tout le royaume de Suède. Mikael Agricola (1510-1557) qui fut un des introducteurs de la Réforme traduisit le Nouveau Testament – on sait que dans beaucoup de pays devenus protestants cette exigence d’un accès direct aux saintes Écritures fut à l’origine de la formation de langues littéraires – et, grâce à lui, le finnois passa à l’étape de langue écrite, et plus tard littéraire. Jusqu’au XXe siècle une intime cohabitation des deux cultures exista. Les personnes cultivées et vraisemblablement un grand nombre des habitants du Grand-duché étaient effectivement bilingues. Eric Hobsbawm, citant des historiens finlandais, résume ainsi la situation : « les Finlandais instruits continuaient à trouver le suédois plus utile que leur langue maternelle » (7).
Après les dominations, suédoise (jusqu’en en 1809) et russe (jusqu’en 1918), la Finlande deviendra indépendante. Le mouvement culturel (fennomane) à la source de cette émergence, eut même des conséquences pour les noms de famille. Les paysans avant le XVe/XVIe étaient désignés par leur prénom (suivi par celui du père, le patronyme au sens premier), et quand ils se donnèrent des noms de famille, utiles pour se différencier en dehors de leurs villages, ça pouvait être un nom typiquement suédois, tel que Helenius. Or le 12 mai 1906 (8) pour le centenaire de la naissance de Johan Vilhelm Snellman, déjà évoqué, dans tout le pays, de très nombreuses familles transformèrent leurs patronymes suédois en noms finnois, plus ou moins traduits littéralement. Par exemple Sundqvist, un nom typiquement suédois basé sur sund, détroit en suédois fut adapté en Salminen, basé sur salmi, ayant le même sens. Des Helenius choisirent un toponyme finnois : Rahola. Ce mouvement pour « finniciser » les patronymes suédois avait été commencé dans les années 1870/1880 comme ce fut le cas pour le grand romancier Aleksis Kivi (1834-1872, né Alexis Stenvall) (9) – et se poursuivit après –, mais en 1906, il fut de grande ampleur (10). Il est vrai que cette réappropriation de noms finnois n’était pas illogique puisque les noms de famille attribués à des paysans finnois furent souvent des noms suédois. Résultat indirect, aujourd’hui plus d’un tiers des Finlandais ont des patronymes finissant en -nen comme Virtanen (le N°1) ou Vatanen, et on se souvient du président U. Kekkonen (de 1956 à 1982). Il y a quelque ironie à constater que c’était l’honneur de Johan Vilhelm Snellman, qui lui avait porté des prénoms et un nom typiquement suédois.
L’admirable trilogie romanesque de Väinö Linna (11) qui raconte l’histoire d’une famille de 1880 à 1950, « Ici, sous l’étoile polaire » permet de découvrir en finesse ces rapports entre les langues et les classes, histoire, ethnographie et sociologie. Pour le dire de façon simplifiée : les paysans parlent le finnois, les propriétaires fonciers, le suédois. Et tous sont généralement bilingues puisqu’il est si facile de l’être quand on est immergé depuis son enfance dans des langues différentes, fussent-elles aussi profondément différentes que des langues indo-européenne et finno-ougrienne. Le deuxième tome « Les Gardes rouges de Tampere » décrit la sanglante guerre civile qui opposa deux camps et deux idéaux : les Blancs conservateurs qui voulaient être définitivement indépendants et les Rouges, révolutionnaires et solidaires des Bolchéviques russes (notons que Lénine ne s’opposait pas à la sécession pacifique de ce pays). Après la guerre civile, la question des langues devint plus conflictuelle mais la constitution de 1919 en établissant deux langues officielles mit fin à cette question linguistique (12). La Finlande ne connut pas le sort de l’Estonie, pays proche par la langue (13). Le troisième tome de la trilogie de V. Linna s’intitule « Réconciliation » et c’est en effet ce qui s’est passé.
Dans cette nation qui célèbrera le centenaire de son indépendance l’an prochain, et qui n’est pas « purement » finnoise, tous les toponymes sont indiqués dans les langues officielles (suédois et finnois) tels Helsinki / Helsingfors ; Hämeenlinna / Tavastehus ; Turku / Åbo ; Puistola / Parkstad etc. … Un jour, la forteresse de Svea, Sveaborg, c’est-à-dire de Suède, [Sverige, Suède en suédois est le royaume des Suèves = svea-rike], située sur une île en face de Helsinki, devint la forteresse de Finlande : Suomenlinna. Des règles précises pour les panneaux routiers et autres signalisations s’appliquent à partir de seuils (8% et 3000 habitants). Par exemple une ville avec une minorité finnoise moins de 8% et moins de 3000 h. est officiellement suédoise – cas le plus rare. Dans les cas où il y a bilinguisme, le toponyme dans la langue majoritaire est en haut du panneau et celui dans la langue minoritaire au-dessous. Le touriste à Helsinki peut être surpris par les noms des rues si étrangement différents dans les deux langues : Vironkatu / Estnäsgatan : rue de l’Estonie. Il faut le souligner au-delà de l’anecdote : la manière dont cette minorité vit en Finlande, nation qu’elle a contribué à fonder et où elle continue à jouer un grand rôle, devrait être un exemple pour toutes les nations devant intégrer une certaine diversité ethnique et respecter les « minorités ». Mais en fin de compte, quel sens donner à ce terme de minorité dans le cas de la Finlande ?
Bien sûr il ne sert à rien d’avoir des positions exagérées du type « les Finlandais n’ont pas d’ancêtres définis ». Si, ils en ont. Étudier ses ancêtres, ses origines, ses racines est légitime et passionnant ; on y découvre les hasards et les mélanges dont nous sommes tous issus, dépassant ainsi toute simplification et réduction. Les habitants de Suomi étaient quelques milliers au début de notre ère, environ 400 000 en 1750. Statistiquement la majorité des cinq millions de Finlandais ont ces ancêtres-là et cela explique incidemment cette question des types physiques : en un lieu donné, avant les grands mouvements de population, nous sommes forcément tous de lointains cousins. Mais comme on l’a rapidement vu, ils ont aussi ces racines suédoises, si fondamentales dans la fabrication de leur nation. L’historienne A.-M. Thiesse décrit et analyse parfaitement ce processus original – dans le cas de la Finlande, autour de l’épopée du Kalevala et de sa langue unifiée (14, cf. pp. 114-117). La construction de l’identité nationale se bâtit autour d’éléments divers, récits, épopée et surtout d’une langue unique qui est également forgée à partir de variétés dialectales, une koinê. La Finlande, aujourd’hui pays de langue finnoise pour ainsi dire, a été façonné par deux cultures intriquées, au prix d’acculturations successives, réciproques et finalement volontaires. Un volontarisme culturel, et par la suite politique, apparaît comme crucial tel que Hobsbawm l’explique (cf. note 7). D’ailleurs les fennomanes revendiquèrent ouvertement cette volonté avec le slogan d’Adolf Arwidsson (et à l’origine en suédois !) : « Suédois, nous ne le sommes plus, Russes nous ne pourrons jamais le devenir, ainsi, nous devons être Finlandais ! » Et il n’y a guère de destin historique inéluctable (15) ; les Kurdes, ou même les Catalans, en savent quelque chose. Si la Finlande n’avait pas été cédée aux Russes en 1809, on peut supposer que, comme la Norvège, enlevée au Danemark et rattachée à la Suède (de 1814 à 1905), elle aurait fini par obtenir son indépendance au début du XIXe siècle… mais la culture finnoise y serait-elle aujourd’hui dominante, avec son attachante originalité ? Toutefois il est clair que les unités de territoire, de langue, d’ethnie, de religion facilitent grandement la naissance de l’Etat-nation de type européen, comme ce fut le cas pour ce pays.
Pour en revenir aux délires inacceptables, le Parti des Finnois (de souche), qui veut en finir avec l’enseignement obligatoire du suédois à l’école (déjà très réduit dans le cursus des élèves), suggère-t-il que Runeberg, Armfelt ou Snellman ne seraient pas des Finlandais authentiques ? Armfelt se disait Finlandais car il était un noble Suédois né en Finlande ; peut-on alors refuser ce même droit du sol à un enfant d’immigré venant de Somalie ou d’Irak, qui lui parlera parfaitement finnois, aimera skier, aller au sauna et vivra bien dans ce beau pays, alors que seule sa couleur de peau pourrait le différencier aux yeux de ses concitoyens racistes comme Umayya Abu-Hanna en donne le témoignage affligeant? Racistes qui de toute façon sont, eux aussi, venus d’Afrique, bien longtemps avant. Il ne faut pas transiger et il faut définitivement refuser l’homogénéité pour la couleur de la peau, en Finlande comme partout dans le monde. La Finlande n’a pas été un pays colonisateur et elle n’a pas participé au commerce esclavagiste, ni aux exterminations des peuples ‘premiers’, ni à tout ce que la colonisation a signifié d’horreurs sans nom. Ce privilège contingent a une petite contrepartie négative : des non-Européens peuvent encore être considérés, chez certains ploucs, comme « exotiques », tout comme les Noirs en France, autrefois, quand les gens n’avaient pas l’occasion d’en rencontrer – repensons à l’Exposition coloniale de Paris de 1936 et ce qu’elle implique… Cette explication qui ne saurait en rien être une justification s’applique à d’autres pays européens (16). Le pays évolue grâce aux plus jeunes générations ; il faut être confiant et soutenir les Finlandais opposés à un parti à vocation identitaire comme celui des Perussuomalaiset, qui est de plus membre de la coalition gouvernementale actuelle avec entre autres ministres, A. Stubb, l’ancien Premier ministre « ordo-libéral » ou Olli Rehn, ancien commissaire européen (quels recyclages !). On reste songeur sur un certain état de déliquescence politique du Vieux continent où l’on dénonce V. Orban – à juste titre – comme pour mieux oublier toutes les autres dérives dans des coalitions gouvernementales bien étranges.
Parmi les « nouveaux » Finlandais, beaucoup sont musulmans. Leur religion, nouvelle dans ces contrées, est une de plus parmi les religions minoritaires déjà mentionnées : quel problème ? Un vent mauvais souffle partout en Europe et qui cherche à alimenter les machines à rejet identitaire, les unes sur base ethnique, les autres sur base religieuse. La religion (ici luthérienne) s’est « privatisée » et c’est un fait de société dans la majorité des pays européens. Les Finlandais musulmans suivent probablement, à leur façon, ce même modèle. Ne pas boire de bière et manger de la saucisse de porc en prenant un sauna sont des affaires privées et ce sont des choix à respecter. Par contre (par hypothèse) porter une burqa ou refuser la mixité sembleraient plus problématiques dans les sociétés nordiques, très libérées, en particulier pour les rapports entre hommes et femmes. Des adaptations culturelles seraient sans doute à envisager, comme certains intellectuels musulmans le proposent, et un dialogue humaniste faciliterait le vivre-ensemble car Umayya a raison : égalité ne doit pas signifier similarité.
Mais il est vrai qu’un Français est très mal placé pour commenter ou donner des conseils quand il voit l’état de son pays et celui de sa classe politique…
Le cas finlandais peut paraître particulier mais en réalité il illustre une règle générale : il est vain de gober n’importe quel mythe nationaliste car la formation d’un État-nation est toujours complexe et singulière, sans fatalité historique (17). Des bouleversements survenus dans l’extrémité occidentale de l’Europe, la Révolution française puis l’avènement de Napoléon, eurent des conséquences irréversibles pour les royaumes scandinaves ; il y eut des enchaînements imprévisibles dans des circonstances exceptionnelles. Mais, si besoin est, l’histoire nationale est reconstituée pour lui redonner a posteriori une cohérence, par une sorte de « cause finale ».
Frédéric Lordon développe la théorie des « corps politiques » (18) comme « structures élémentaires de la politique » ; il les énumère « dans leur évidente variété morphologique, (…) : la tribu, la polis, l’empire, l’État absolutiste, l’État-nation moderne ». En considérant la Finlande, on pourrait avancer que les populations vivant depuis des millénaires sur ces terres granitiques au climat rude ont vécu dans quelques-uns de ces « corps politiques » : des tribus éparses, une monarchie et une tentative d’État absolutiste suédois, l’Empire tsariste et une tentative de russification et enfin un peuple mélangé finno-suédois bâtissant avec succès un État-nation efficace qui a une protection sociale parmi les plus avancées du monde, un développement humain remarquable et un système éducatif hors-pair (19). Aujourd’hui, comme tous les pays européens, elle est confrontée à une nouvelle étape pour l’humanité avec les bouleversements climatiques qui vont provoquer des grandes migrations. F. Lordon après avoir mentionné « la stabilisation provisoire des groupes humains » puisque c’est « le travail de l’histoire qui destine toute chose à passer », conclut que « l’État-nation est de création récente, sa disparition est pour ainsi dire écrite ». Mais n’allez surtout pas le répéter à ces pauvres nationalistes.
La question n’est pas de refuser les récits historiques qui participent également à la continuité et à la cohésion d’une communauté humaine, d’un « corps politique », ici à l’échelle d’une nation, mais de s’opposer résolument à leur instrumentalisation comme outils d’exclusion, évidemment contre les derniers arrivés – comme le furent de blonds Vikings, il y a bien longtemps.
Alors si quelqu’un veut proférer des formules chocs sur nos lointains ancêtres, qu’il soit exact et qu’il parle, avec tous les Terriens, de « nos ancêtres les Africains ! »
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(1) – Ce point n’est pas négligeable pour la destinée historique de ce pays même si ensuite la Réforme triompha comme en Suède. La Finlande fut originellement tournée vers Rome puis vers l’Europe centrale et de l’ouest et non pas vers Moscou, ce qui aurait été le cas avec une conquête russe accompagnant une évangélisation par l’Eglise orthodoxe – ce qui fut le cas de la Carélie orientale restée dans l’Empire russe.
(2) – Hugues COLIN DU TERRAIL, « La Finlande et les Russes, depuis les croisades suédoises » ; Librairie Istra, 1963
(3) – Il est amusant de noter que les Russes voulant favoriser la séparation définitive entre la Finlande et son ancienne puissance tutélaire ont été favorables au mouvement fennomane et à une grande autonomie culturelle qui, en favorisant la langue et la culture finnoise, diminuait l’influence suédoise. S’il y eut aussi des tentatives de russification sous des tsars ultraréactionnaires, Alexandre II (1818 – 1881) laissa par contre un très bon souvenir par son action en faveur de l’autonomie de son Grand-duché : sa statue trône au milieu de la place principale de Helsinki et il a une grande rue à son nom, Aleksanterinkatu.
(4) – Arto PAASILINNA, une douzaine de ses romans magnifiquement traduits par Anne Colin du Terrail sont édités en poche chez Folio.
(5) – Stig RAMEL, « Gustaf Mauritz Armfelt, fondateur de la Finlande » ; Esprit ouvert, 1999
(6) – Stig JÄGERSKIÖLD, « Mannerheim, 1867-1951 » ; Michel de Maule, 1998
(7) – Eric HOBSBAWM « nations et nationalisme depuis 1870 » ; Folio Histoire. Il écrit : « Qu’est-ce qui aurait pu, en dehors d’un système d’enseignement secondaire ou même supérieur en finnois, remédier au fait observé que, quand les oppositions linguistiques se cristallisèrent en Finlande à la fin du XIXe siècle « la proportion des gens parlant le suédois était bien plus forte parmi les intellectuels que dans le reste du peuple « , c’est-à-dire que les Finlandais instruits continuaient à trouver le suédois plus utile que leur langue maternelle ? » Il cite E. Juttikala K. Pirinen, « A History of Finland », p.176. S’appuyant sur le même ouvrage, Hobsbawm souligne que « ce n’est que qu’après 1880, quand le tsarisme s’engagea dans son propre cours nationaliste de russification, que la lutte pour l’autonomie et celle pour la langue et la culture en vinrent à coïncider ».
(8) – Devenue la Journée du Patrimoine finlandais. Snellman avait notamment contribué à la reconnaissance du finnois comme langue officielle – mais comme journaliste dans le journal Saima il écrivait en suédois …
(9) – Aleksis KIVI, « Les sept frères » ; Stock, Bibliothèque Cosmopolite. Le premier roman en finnois, digne des grands classiques de la littérature européenne.
(10) – Notons qu’il en fut de même pour les prénoms : par exemple Johan Henric et Maja Stina, se firent appeler Juho Heikki et Maria Kristiina.
(11) – Väinö LINNA, « Ici, sous l’Etoile polaire », en 3 tomes (tome 2 : les Gardes rouges de Tampere ; tome 3 : Réconciliation) – Les bons caractères, Pantin, 2012
(12) – L.A. PUNTILA, « The Political History of Finland », The Ottava Publishing CO. Helsinki, 1974
(13) – Sofi OKSANEN, Purge ; Stock, La Cosmopolite, 2010. Dans cet excellent roman, S. Oksanen (de mère estonienne et de père finlandais), évoque le triste sort de l’Estonie qui fut absorbée dans l’Empire soviétique.
(14) – Anne-Marie THIESSE, « La création des identités nationales, Europe XVIIIe-XIXe siècle » [Points Histoire]
(15) – Patrick J. GEARY, « Quand les nations refont l’Histoire », Aubier, 2004. Il y explique comment « la correspondance entre les peuples du Moyen-Âge et les peuples contemporains est un mythe ».
(16) – L’Italie a eu une brève période coloniale – ignoble avec l’invasion de l’Éthiopie – mais visiblement elle était restée un pays d’émigration, peu familière avec les diversités humaines. On y voit dans des stades des tifosi au comportement répugnant quand apparaissent des footballeurs d’origine africaine, mais par ailleurs de petites villes, comme Lampedusa, sont exemplaires dans leur solidarité envers les réfugiés d’Afrique. Cela prouve qu’il ne faut jamais caricaturer un pays.
(17) – Eh oui, même pour la France… Un Français peut ainsi considérer un hasard biologique. La succession des premiers rois capétiens fut directe pendant trois siècles (de l’avènement d’Hugues Capet en 987 à la mort de Philippe IV, en 1314), de pères en fils, ce qui renforça ce pouvoir centralisateur naissant. Cette succession agnatique parut si évidente que l’usage de faire sacrer roi le fils du vivant de son père disparut à partir du XIIIe siècle… Le déclenchement de la Guerre de Cent ans le démontre a contrario. Un facteur parmi pleins d’autres, mais il a été souvent souligné et il n’est pas anodin.
(18) – Frédéric LORDON, « Imperium, structures et affects des corps politiques », La fabrique éditions, 2015
(19) – Dans les évaluations comparées des résultats scolaire en primaire, un point crucial est systématiquement omis : le finnois écrit est quasi parfaitement phonétique. Il s’écrit comme il se prononce. Une facilité que pourraient envier les écoliers français ou anglais… Mais, soulignons-le, rendre le français phonétique à l’écrit serait absurde car la langue écrite est maintenant bien trop éloignée de la langue orale.
Albert Edelfelt, « Soir d’été », 1883
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