Un résumé de Les marchands de doute (2010) de Naomi Oreskes et Erik M. Conway (Le Pommier 2012), par Madeleine Théodore. Ouvert aux commentaires.
Au moment où le débat sur l’hiver nucléaire battait son plein, un autre apparaissait : celui sur les pluies acides. L’histoire débuta en 1955, lorsque le Département de l’Agriculture américain planta la forêt expérimentale de Hubbard Brook dans le centre du New Hampshire. Des scientifiques américains, et parmi eux Gene E. Likens, étudièrent l’écosystème de cette forêt et découvrirent, en 1963, des pluies acides en Amérique du Nord.
Hubbard Brook était situé loin des centres urbains et pourtant on y trouvait dans l’eau de pluie un PH extrêmement acide, jusqu’à 2,85, alors qu’un PH neutre est de 7, et que le PH d’une pluie est de 5, normalement.
Contrairement à ses prédécesseurs protectionnistes, comme Roosevelt, Rockefeller, Nixon, initiateurs des lois sur la propreté de l’air, de l’eau, des espèces en danger, et de la loi sur la politique nationale de l’environnement, Ronald Reagan allait éloigner le parti républicain de la préservation de l’environnement comme de la régulation environnementale. Cette position le plaça sur une trajectoire conflictuelle à l’égard de la science.
Des lois comme celle sur la propreté de l’air marquaient un double changement de perspective : d’une part on passait de la préservation des territoires à la prévention de la pollution au moyen d’une régulation gouvernementale scientifiquement fondée et d’autre part on glissait du local au global. Par ailleurs, on constatait que des gestes individuels qui semblaient raisonnables pouvaient avoir des conséquences déraisonnables pour la population : l’activité économique s’accompagnait de dommages collatéraux Cette prise de conscience incitait les gens à penser que le rôle du gouvernement devait changer. Les pluies acides étaient une question de dommage collatéral. En 1974, Likens écrivit dans la revue Science : des pluies et des chutes de neige acides tombent sur la plus grande partie du Nord-Est des Etats-Unis.
Le phénomène semblait avoir atteint Hubbard Brook 20 ans auparavant et il était dû à l’installation de cheminées d’usine de grande taille dans le Midwest. Les émissions de soufre et d’azote des usines électriques, des voitures et des industries pouvaient se mélanger dans l’atmosphère avec la pluie, la neige et les nuages, se déplacer sur de longues distances et affecter les lacs, les rivières, les sols et la vie sauvage loin des sources de pollution. La raison pour laquelle le phénomène pouvait survenir avec retard tenait aux conséquences inattendues de l’introduction de systèmes destinés à débarrasser les fumées des particules qu’elles contenaient et à réduire la pollution locale de l’air. Des cheminées de grande taille étaient censées disperser mieux la pollution, et des filtres à particules ou « brosses » avaient été installés dans les centrales électriques. Cependant des travaux montrèrent par la suite que les particules en cause avaient le pouvoir de neutraliser les acides, si bien que les ôter augmentait par inadvertance l’acidité de la pollution restante. Les particules ont aussi tendance à retomber sur le sol assez rapidement et ainsi les cheminées avaient accru la pollution régionale, transformant une suie locale en pluie acide régionale.
Les conséquences de l’acidification étaient troublantes : lessivage des nutriments du sol et du feuillage des plantes, acidification des lacs et des rivières, dommages à la vie sauvage et corrosion des bâtiments et autres constructions. Les arguments étaient spéculatifs mais les scientifiques trouvèrent des signes précurseurs de désastres au Canada, en Norvège, en Suède, dont un rapport fut publié par l’ONU, stipulant qu’une réduction des émissions à la fois en Suède et dans les pays voisins était nécessaire.
Des scientifiques du monde entier étudièrent ensuite les pluies acides. Pour prouver que le soufre contenu dans une pluie donnée provenait d’une source polluante bien identifiée, il fallait avoir recours aux isotopes. Ceux-ci confirmèrent l’origine anthropique du soufre dans les pluies acides. La population américaine en fut informée en 1979. Il y eut à cette époque l’instauration d’une Commission économique des Nations-Unies pour l’Europe qui adopta la convention sur la pollution transfrontalière grande distance. Les signataires imposèrent une réduction d’émissions de soufre de 30%.
En 1979, les États-Unis et le Canada publièrent l’annonce d’un accord officiel au sujet de la remédiation à la pollution transfrontalière. Le président Carter créa le Comité fédéral sur les pluies acides et entama des négociations avec le gouvernement fédéral canadien pour une coopération scientifique et politique. En 1980, Ronald Reagan accéda au pouvoir sur un programme de réduction de la régulation, de réduction du gouvernement fédéral et de la libéralisation du pouvoir de la libre entreprise. Des rapports d’experts mettaient en évidence les dégâts dus à la pollution mais la version américaine du constat faisait état de davantage d’incertitudes que la canadienne et, en 1984, le Congrès rejeta la proposition d’un programme commun de contrôle de la pollution. La plus grande part de celle-ci venant des États-Unis, ceux-ci devaient par conséquent prendre en charge l’essentiel de la dépollution.
En 1982, le Bureau de la Maison Blanche mandata son propre panel pour faire le point sur les pluies acides, alors qu’en 1981, l’Académie des sciences avait déclaré sans équivoque qu’il y avait des preuves claires de risques sérieux pour la santé humaine et pour la biosphère et que continuer comme si de rien n’était serait extrêmement risqué à long terme à la fois pour l’économie et pour la protection de l’environnement. Il fallait réajuster les normes d’émissions jusqu’à 50%. Le rejet des conclusions des experts les plus renommés consterna les milieux scientifiques et les agences de régulation.
Le directeur du panel était William Nierenberg, cofondateur de l’institut Marshall et défenseur de la SDI. Le panel de Nierenberg établit que les conclusions des groupes de travail techniques sur l’accord États-Unis-Canada étaient solides et approfondies sur le fond et que l’existence des pluies acides était suffisamment établie pour enclencher une action politique immédiate.
Un seul des membres du panel avait été choisi par la Maison Blanche. Il s’agissait de Fred Singer, personnage à l’interface de la science, du gouvernement et de l’armée. Les autres membres du panel avaient été convoqués par Nierenberg et faisaient partie de l’Académie des sciences. Singer suggéra que, malgré les conclusions du résumé pour décideurs, on n’en savait pas assez pour prendre des mesures de contrôle des émissions. Alors qu’auparavant il avait des préoccupations environnementalistes, il changea d’opinion entre 1970 et 1980. Il s’inquiéta du coût de la protection environnementale ; il croyait par ailleurs que l’innovation technologique favorisée par le marché nous sauverait.
En juin 1983, le Bureau de la Maison Blanche demanda au panel un rapport intermédiaire et un résumé des recommandations pour la recherche. Il était prévu par Nierenberg que des désaccords éventuels seraient mentionnés et qu’il n’y aurait pas d’annexe au rapport. La version provisoire du communiqué de presse était très virulente, insistant sur l’importance des émissions (25 millions de tonnes de dioxyde de soufre par an pour les Etats-Unis et le Canada), sur la nécessité d’intervenir immédiatement, et surtout sur les dommages à long terme, peut-être irréversibles, et ceux causés au sol, pouvant entraîner des effets en cascade sur la chaîne alimentaire.
Lorsque le rapport revint de la Maison Blanche, il avait été transformé, les paragraphes concernant les dommages à long terme avaient été retirés et la mention de la quantité de soufre émise avait été reléguée à la fin du rapport, contrairement à la première version. Concernant les recommandations, Singer avait proposé une alternative. Dans son texte, il stipulait que les émissions ne menaçaient pas la vie, qu’il existait une incertitude scientifique, que les technologies de contrôle étaient chères et peu fiables. Il recommandait un moyen terme : réduire les polluants par des démarches de moindre coût et observer les résultats avant d’entreprendre un programme plus coûteux.
Le rapport Nierenberg avait été envoyé à la Maison Blanche en avril et ne fut rendu public qu’en août. Times magazine suggéra que le vote du Congrès aurait pu être différent si le rapport Nierenberg avait été rendu public plus tôt. De plus, si les autres membres du panel s’indignèrent des modifications apportées, il apparaissait que la responsabilité de Nierenberg ait aussi été engagée par rapport à ceux-ci.
Il n’y eut pas de législation sur les pluies acides pendant le reste des années Reagan. En 1990, sous l’administration de George Bush, des amendements à la loi sur la propreté de l’air instituèrent un marché des émissions pour réduire les pluies acides. Le résultat de ce système fut de réduire de 54% les niveaux de dioxyde de soufre entre 1990 et 2007, tandis que le prix de l’électricité, tenant compte de l’inflation, diminuait pendant la même période. En 2003, l’EPA, agence de protection de l’environnement, informa le Congrès que le coût total de la réduction de pollution de l’air avait, au cours des 10 années précédentes, été de 8 à 9 milliards de dollars, alors que les bénéfices étaient de 101 à 119 milliards de dollars, soit plus de dix fois supérieurs. La science avait eu raison sur toute la ligne.
Cependant, en 2076, les érables à sirop seront éteints sur de vastes superficies de la forêt du Nord-Ouest. Les pluies acides viennent en premier sur la liste de menaces à la pérennité de la forêt. Le mécanisme de l’offre et la demande n’a pas été suffisant pour vaincre le mal.
La véritable question est de fixer un plafond et de disposer d’un mécanisme pour l’ajuster (à la hausse ou à la baisse) si des informations nouvelles suggèrent qu’il le faudrait. De plus, il y a tout lieu de croire qu’une approche directe du type : « J’impose et je contrôle » pourrait avoir de meilleurs résultats que l’approche « Plafonnements et échange » sur un aspect essentiel. La recherche montre en effet l’efficacité de la réglementation pour stimuler l’innovation technologique. Autrement dit, si on veut que les entreprises fournissent les produits et les services dont les gens ont besoin, le meilleur moyen – du moins en ce qui concerne la prévention de la pollution – semble être, paradoxalement, de le lui imposer. Le résultat peut même se traduire par des économies pour les compagnies.
La réglementation n’est certes pas le seul moyen de gouverner (le gouvernement peut investir dans la prévention, offrir des crédits d’impôts et des soutiens, ou faciliter les transferts de connaissances) mais elle reste le moyen le plus efficace, parce qu’une réglementation claire et rigoureuse crée un stimulus fort et continu pour l’innovation.
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