Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Le duel Lactalis versus producteurs se solde sur un prix bien en deçà des coûts de production : en moyenne, le prix de base Lactalis français se situera autour de 275 €/1000 L sur l’année, hors qualité. Le prix de revient « producteur» étant situé entre 330 et 380 €/1000 L de lait, un prix de base minimum et décent devrait se situer entre 320 et 350 € avant paiement de la qualité, et ceci, sans tenir compte d’une marge de manœuvre d’autofinancement ou de rémunération du capital et pour un revenu autour du SMIC.
Que dire de cette épisode qui vient de s’achever si ce n’est que l’histoire de la crise laitière se poursuit avec, à ce jour, une surproduction en continu. Depuis 18 mois, l’Europe stocke du lait en injectant l’équivalent de 200 € pour chaque tonne de lait n’ayant pas trouvé marché. Ce mécanisme a permis de stabiliser la baisse du prix du lait de ferme autour de ce plancher de prix dit « d’intervention ». Sans ce mécanisme, le plongeon aurait été beaucoup plus important mais il faut regretter le fait que le niveau de prix à partir duquel l’Europe « vient au secours » soit aussi bas. En sus, un tel mécanisme d’intervention est vivement critiqué car il se met en route dans une plage de prix qui ne peut pas faire vivre les producteurs. Ce dernier arrivera à échéance à la fin du mois de septembre et l’Union Européenne va faire en octobre ce qu’elle aurait peut-être dû faire depuis plusieurs mois, à savoir, orienter les moyens consacrés au stockage vers une incitation financière à ne pas produire ces volumes qui devront, tôt ou tard, revenir au marché, retardant ainsi une augmentation durable des prix du lait.
Mais, il faut noter que le vent à sensiblement changé de direction grâce à la prise de conscience que la France à fait sourdre en Europe depuis la fin d’année 2015 et après avoir convaincu une Allemagne visiblement repentie et une Pologne, grande déshéritée des prix du lait aux côtés des pays baltes.
Je me suis bien réservé de commenter le fil de l’actualité de cette crise car, les commentateurs n’ont pas manqué à l’appel : des plus petits au plus grands médias, en passant par Mediapart ou, plus récemment, par la tribune incisive de Natacha Polony. Désormais, Paul Jorion me demande un petit « retour sur » cette crise car, il y a suffisamment eu d’évolutions en 3 ans pour comprendre que ce qui avait été annoncé s’est bien produit et que ce vers quoi nous nous dirigeons n’est guère plus réjouissant si l’on considère le fait que rien dans la régulation du secteur ne doit être changé.
Une crise annoncée…et des moqueurs qui trébuchent sur leur certitudes
Sur ce blog, cette crise avait été annoncée en 2013. J’avais en effet mis en garde deux pièges majeurs via deux articles :
- la fin de la régulation et l’absence d’une convergence stratégique des producteurs à l’échelle de l’union comme éléments justifiant à eux seuls le risque de surproduction…
- … et le risque d’investir lourdement dans ce risque de surproduction.
Je dois néanmoins adresser un mea culpa dans la mesure où je désignais en 2013 la capacité des éleveurs-céréaliers à être plus compétitifs grâce à leur surface de cultures de vente : avec la crise des céréales, ces derniers doivent affronter bien plus de difficultés au point qu’on ne peut plus dire qu’une catégorie d’éleveurs soit vraiment plus compétitive qu’une autre. (Je tenais donc à m’en excuser).
D’autres avant moi avaient suggéré la suite des événements avec la fin annoncée des quotas laitiers. Il n’y a aujourd’hui vraiment rien de nouveau sous le soleil : la conquête des marchés internationaux obtenue par un accroissement des capacités de production dans chaque exploitation de l’Union Européenne n’était qu’un moyen simple d’expliquer aux partenaires financiers que les agriculteurs avaient besoin de liquidités pour investir, ou, tout simplement, pour faire face à manque de cash lié à l’accroissement du besoin en fonds de roulement résultant d’un mouvement de croissance marginal des volumes de production.
Du côté des acheteurs, il s’agissait d’un moyen splendide de s’assurer la réalisation du projet de conquête tout en se couvrant d’un potentiel -mais quasi certain- effondrement des marchés via la capacité totale, libre et consentie, de répercuter les fluctuations à des producteurs perdus, car partagés sur l’idée même de s’organiser en masse. Beaucoup de responsables agricoles « pros-conquête » ont, ces trois dernières années, fustigé l’analyse que je partage avec de nombreux éleveurs et experts authentiques du secteur : des qualificatifs comme « cassandre », ou « pessimiste » n’ont pas manqué de voler. Et pourtant, ces mêmes représentants sont bien obligés de laisser au placard des phrases comme : « Il faut appeler un chat un chat (…) Il faut produire plus et moins cher » (X. Beulin), « Ce n’est pas 50, ni 100 mais 200 vaches qu’il faut » (C.Lambert), « A la FNPL, nous acceptons l’idée qu’il puisse y avoir des crises (…) le syndicalisme est responsable et sera à vos côtés » (P. Ramet) pour ne pas se faire déborder par leur base. La Raison a donc vu son camp sensiblement s’élargir et si cette crise me paraît tellement banale, c’est qu’elle n’est qu’une réplique plus importante d’une précédente : les mêmes causes produisant les mêmes effets, il faut en conclure que les causes n’ont pas été cernées à l’avance par ceux qui ont ou ont eu des responsabilités dans ce domaine, ou plutôt, qu’elles aient été trop bien cernées par un groupe d’intérêt qui savait comment en tirer parti au point de pérenniser ce qui allait faire enfler la crise du lait.
Les cartels du lait bafouillent
Je reviens tout d’abord sur le cas de la multinationale Lactalis et ses laiteries consœurs : il n’est pas rare de rencontrer désormais suffisamment d’affaires dans les médias et les fuites (dont les papiers du Panama) pour comprendre qu’elles ont toutes leur petites histoires à cacher : potentielle fraude fiscale, entente illicite, refus de présenter les comptes, création d’une ou plusieurs filiales et holding afin de masquer aux producteurs les résultats, même au sein des coopératives, etc. Saluons au passage le courage de Danone qui a osé déclarer le mois dernier avoir atteint un « Best ever » au premier semestre 2016 grâce, en bonne partie, à la baisse du prix du lait : le moins que l’on puisse dire, c’est que ce groupe est vraiment décomplexé… Mais transparent au moins. Cet événement fut, avec les prix de cet été (car habituellement en hausse), l’élément déclencheur pour inciter les producteurs à se hisser aux portes du géant de Laval afin d’y réclamer un prix au moins équivalent à ce qu’un Danone peut proposer compte tenu du positionnement stratégique de l’entreprise.
J’invite au passage tous ceux qui le souhaitent à consulter l’ouvrage « Les cartels du lait » d’Elsa Casalegno et Karl Laske sorti cette année et qui révèle les mécanismes insidieux de la crise du lait. Les révélations de l’ouvrage permettent de dire que si l’on veut donner des leçons de libéralisme -en expliquant, par exemple, que le prix du lait français doit s’aligner sur le moins disant européen- il serait préférable de ne pas avoir été mouillé dans des affaires de fraude au droit de la concurrence si l’on souhaite rester crédible. C’est ce que Lactalis n’était plus cet été, d’autant plus que celui-ci se défendait d’être un bon payeur européen alors même qu’il ne l’était pas durant la dernière phase de hausse des cotations de 2014.
« L’erreur » opportuniste des lobbys laitiers
De la fin des quotas laitiers à la surproduction, il n’y avait qu’un pas de nain pour que soient révélés au grand jour les graves dysfonctionnements relevant de la transparence des valorisations réalisées par certaines catégories d’industriels, voire, tout au long de la filière du lait. Révélées, aussi, l’inefficacité et l’absence des mécanismes de gestion de crise et de gestion de l’offre.
Avec les récentes annonces des ministres de l’agriculture relatives au mécanisme Etats-UE de régulation de la production laitière qui sera mis en œuvre à l’automne 2016, nous avons désormais un cadre suffisant pour comprendre l’issue immédiate et à plus long terme de cette crise ainsi que les mesures pertinentes à mettre en œuvre pour faire évoluer les mauvaises habitudes prises par ceux que je qualifierai désormais de « vikings du lait » en référence au comportement à vouloir produire « toujours plus » comme ce fut principalement le cas dans les pays du nord de l’Europe. Notons que ce comportement n’est pas propre à un certain pays, car, il a essaimé dans de nombreuses fermes du continent.
Il faut en effet avoir à l’esprit que dans le fond de l’affaire, il n’y a ni sadiques (les méchants industriels), ni masochistes (les pauvres éleveurs qui se plaignent tout le temps et qui ont l’air d’aimer ça). Les deux catégories d’acteurs ont choisi de jouer un jeu économique mortel où des représentants s’affrontent ou s’embrassent au gré du marché. Ce jeu a été entamé avec la mise sous pression des institutions européennes par les pays dits libéraux, avec le laxisme de la Commission européenne et du Conseil qui n’ont eu que faire des avertissements et des propositions du Parlement Européen : véritable déni de démocratie et incroyable putsch des lobbys laitiers qui fédèrent en arrière plan des grands producteurs de lait, des grandes coopératives et des multinationales privées de la transformation laitière dont Lactalis est dernièrement un symbole, car, son porte-parole, Michel Nalet, est aussi le porte-parole du lobby des industries laitières EDA (European Dairy Association).
J’ai eu l’occasion d’échanger avec Michel Dantin, député au Parlement européen et membre de la Commission agriculture, qui m’a exposé qu’une bonne partie de ces organisations -soutenues, en substance, par Isle Aigner alors Ministre de l’Agriculture allemande- ont annoncé dans les couloirs des institutions européennes que la guerre de la production allait être lancée, que chaque pays devra faire les efforts nécessaires et que Monsieur Dantin serait assuré que tout serait fait pour détricoter point par point le projet que ce dernier a présenté avant la fin des quotas. Ce projet visait à mettre en place un mécanisme de gestion de l’offre en cas de crise « post-quota ». Ce fut un échec très important du trilogue européen. Le rouleau compresseur avait donc tort, et même s’il le savait, celui-ci était averti de la façon dont il pourrait en tirer parti : en maintenant une opacité sur les valorisations et en répercutant la volatilité des marchés d’excédents sur le secteur de la production.
Mais l’élément nouveau auquel peu d’entre nous prête attention, c’est que cette conquête ne se passe pas exactement comme prévu. D’autres grandes régions du monde ont bien compris que les fermes laitières, ballotées au rythme du marché, seraient plus vulnérables et qu’elles étaient des cibles de premier choix pour envisager un accaparement des terres et des troupeaux.
Une conquête multilatérale
Le risque externe du marché a été totalement ignoré alors qu’il était latent : la Russie ou la Chine sont des grands stratèges capables de mettre à profit les comportements libéraux des acteurs professionnels de l’économie agricole occidentale. La Chine par exemple, qui depuis 2007 a utilisé une bonne partie des liquidités héritées de la crise américaine pour donner de faux signaux de marché, en créant une activité spéculative -mais bien physique- sur le marché du beurre et de la poudre notamment. Il s’agissait, après avoir créé une bulle qui donne confiance à des producteurs friands de nourrir le monde, de profiter des phases d’éclatement pour être présent dans le rachat de très grosses fermes en cessation de paiement à travers le globe, et à partir desquelles, il est possible d’organiser l’acheminement direct de la matière première dans l’Empire du milieu.
L’Océanie, région du Monde où l’on dit pourtant que la compétitivité laitière est maximale, a été la première grosse victime des Chinois depuis le début de l’actuel cycle déflationniste des dérivés du lait cru.
Cette mise en lumière du jeu de ces grandes puissances suffit à elle seule pour conclure que les orientations techniques des organismes de développement agricole visant l’accroissement de la compétitivité des fermes est une activité presque perdue d’avance tant la pression et le rapport de force organisé sur le plan macro-économique est destructeur pour les entreprises… quelle que soit leur stratégie. Et ce n’est pas non plus la théorie du processus de destruction-création de Schumpeter qui sera un remède si l’on considère qu’il faille désormais concentrer les élevages : il est fort à parier que des problèmes différents rencontrés par 1000 fermes se retrouveront, à l’unité près, dans une seule grosse ferme. Mais cela aura comme avantage qu’une grosse ferme est plus facile à racheter par des détenteurs de capitaux qu’une nuée de petites. On ne fait alors, à l’instar de l’Australie, que fabriquer des sociétés d’exploitation agricole financières qui seront cédées librement au gré des aléas et des récoltes, d’une campagne sur l’autre. Exit alors la belle image d’Épinal : cette belle ferme familiale transmise de génération en génération. Pour les pays ayant défendu le modèle d’agriculture familiale, cette trame de fond est bien évidement choquante et fédère une large majorité de citoyens et de consommateurs dans l’idée « d’une lutte » d’un modèle contre un autre, ou plutôt, dans l’identification des modèles économiques « alternatifs » et viables qu’il est possible de créer dans et autour du secteur agricole.
Quel doit être, sur ce point, le « bon » sens de l’histoire ? Ce qui est sûr, c’est que la création des fermes usines se construit dans l’idéologie de la compétitivité, de la croissance de la production et du rendement de l’action : cette structuration facilite le jeu de la cession d’actifs et on peut douter que de telles structures puissent être le nouveau terreau fertile d’un management agricole progressiste visant à développer le caractère multifonctionnel de l’activité agricole… Certains observateurs diront que cette dynamique doit être portée par des exploitations familiales. Possible du moment que les capitaux restent détenus par ces mêmes familles d’agriculteurs et que les attentes sociétales s’y retrouvent…
De façon plus immédiate, la guerre se joue également de façon horizontale et fait affronter deux conceptions de la vision de l’économie agricole par le chef d’exploitation : l’une est nouvelle, l’autre plus ancienne. À titre d’exemple, les Allemands, les Hollandais, les Danois et les Irlandais ont tout misé sur la production d’un lait d’excédent à n’importe quel prix, et cela, au risque de couper la tête du petit Français, du petit Italien ou du petit producteur de montagne. Néanmoins, ces éleveurs comptent aussi, à ce jour, des pertes et se bataillent très certainement avec leurs financeurs pour être sûrs qu’ils ne se verront pas demander de vendre la maison à des étrangers ! Il se dit également que la méthanisation et le photovoltaïque ont été la clef de réussite de ces grands projets de fermes. Soyons clairs : sans ces unités de diversification, ces projets ne seraient pas viables, au point que l’on se demande désormais si, dans ces fermes, la production animale est dépendante de la production énergétique ou si c’est l’inverse. Dans les campagnes frontalières court le bruit que des fermes usines allemandes ont carrément choisi de vendre tout le troupeau en continuant de produire de l’énergie avec les fourrages, dans l’espérance que le marché des produits animaux repartira : on y remettra des vaches le moment venu pardi !
Il s’agit là d’une nouvelle conception de l’économie agricole et elle porte un nom : la flexi-sécurité en opposition au si célèbre « calme éternel des campagnes ». On pourrait également réduire cette problématique à la confrontation de deux extrêmes du métier d’agriculteur : le paysan contre l’agri-manager. Personnellement, je pense que ni l’un ni l’autre ne pourront trouver salut dans leur propre stratégie d’adaptation, car, sans stabilité globale de maitrise des quantités, il ne peut y avoir développement des exploitations dans les filières agricoles historiques et très massifiées, au point que l’on puisse avoir tout à fait raison de vouloir s’en détourner ou du moins, de ne plus en dépendre.
Il se joue donc avant tout une guerre d’usure psychologique chez les producteurs (qui bluffera le plus les autres sur sa capacité à tenir la route dans un modèle unique ?) et de modèle économique (produire pour nourrir le citoyen ou l’actionnaire ?).
Industriels comme producteurs ont donc péché par appât du gain : on ne saurait reprocher aux producteurs d’avoir été addicts à leur métier et à leur ambition de se développer -par volonté ou par dépit- comme on ne peut reprocher aux industriels d’avoir su profiter des tentatives bâclées des États à mettre en place une contractualisation équilibrée, qui, sous la couverture « du contrat », cache en réalité un rapport de force évidement défavorable à ce jour. Mais la dernière bataille qui a lieu continue de faire planer plusieurs questions auxquelles des réponses devront être apportées dans l’urgence : les industriels souffrent-ils autant que les producteurs ? Peuvent-ils payer plus ? Les producteurs produisent ils trop de lait ? Comment retrouver l’équilibre des rapports de force et celui d’une relation à minima équilibrée ?
Ces questions mettent en lumière deux concepts clefs qui doivent être articulées pour trouver une issue : la transparence et la régulation.
Articuler quantité de production et rentabilité des valorisations
Concernant la transparence, on ne mettra pas en doute les chiffres avancés par les producteurs concernant la rentabilité de leur exploitation : tout le monde y a accès !
C’est du côté des industriels qu’un gros travail n’a pas été fait, tant vis à vis des pouvoirs publics (publication des comptes) qu’au sein même de la filière, c’est à dire, dans la relation contractuelle. En France, le projet de Loi Sapin II doit pouvoir déjouer le réflexe de fuite des industriels dans leur tentative de dissimulation de leur chiffre. Espérons que le remède ne soit pas pire que le mal et que la contrainte soit significative.
Au sein de la filière, j’expliquais en mars 2013 que les industriels proposaient soit un prix de base en référence à une formule « mathématique » et des accords qualitatifs proposés par une interprofession, soit de façon tout à fait politique (ce qui est illégal en France compte tenu de la Loi de Modernisation de l’Agriculture), soit en lien avec les valorisations réelles de l’entreprise collectrice.
Il me semble plus que logique d’ouvrir le débat sur la dernière option. À ce titre, il est important de rappeler un exemple français : les industriels ont depuis plusieurs années réussi le coup d’imposer un indicateur dit « valorisation Beurre-Poudre » qui convertit en 1000 litres de lait ce que devrait être le prix de la matière première si l’on souhaite la « travailler » sur le marché des produits dits industriels. Cet indicateur tient compte de la couverture des coûts de transformation : proposé par l’association française des transformateurs (ATLA), cet indicateur n’est autre qu’un « coût de revient » que l’on peut résumer ainsi : « à quel prix je peux vous payer le lait sur ce marché tout en couvrant mes coûts directs et indirects liés à sa valorisation ».
L’approche, particulièrement pertinente -et respectueuse de la rentabilité des industriels-, n’a malheureusement pas été déployée pour les autres valorisations des acheteurs. Ainsi, je dirais de manière ingénue qu’il n’existe pas d’équivalent en matière de valorisation pour le « yogourt-crème dessert », ni pour le « lait demi écrémé-crème fraiche entière », ni « cheddar – edam », ni « caprice des dieux – mozarella galbani », ni « vitamine -protéine crackée »… Ce type d’indicateur, en plus de la lumière faite sur le mix produit réel, permettrait pourtant de cesser tout conflit portant sur la répartition -ou la non répartition- de la valeur ajoutée le long de la filière entre un acheteur et ses producteurs.
Il est en effet plus simple pour un géant comme Lactalis ou Danone de parler du prix du lait allemand lorsque celui ci est « arrangeant », comme si, dans l’absolu, on pourrait se passer des producteurs locaux à collecter autour de l’usine en faisant venir tout le lait du marché des excédents allemands ou hollandais. Ce discours, les acteurs se passent bien de le tenir car la volatilité du marché spot est connue : les industriels ne prendraient pas le risque de créer les conditions d’une réduction drastique des volumes de production nationaux. Lactalis et d’autres collecteurs-transformateurs s’en gardent bien mais ne peuvent pour autant justifier de tirer le prix du lait vers le prix de l’indicateur de valorisation du beurre-poudre, car, en moyenne, deux tiers du lait collecté en France est affecté à la transformation à plus forte valeur ajoutée. Tant que ce travail de transparence ne sera pas fait, la suspicion d’être victime d’un vol illégitime persistera irrémédiablement du côté des producteurs.
Dans cette approche, un industriel ne produisant que du beurre et de la poudre ne pourra théoriquement payer le lait qu’à ce coût de revient. Lorsque ce coût de revient devient trop bas pour que le maillon producteur puisse en vivre (c’est à dire, sous le prix de revient « producteur »), un deuxième concept doit trouver une place significative : la régulation du volume. Acheteurs et producteurs doivent alors bénéficier, de façon transversale, avec les autres entreprises laitières présentes sur ce marché, de la possibilité de créer une entente interprofessionnelle élargie pour réduire les volumes de production sur ces mêmes valorisations. C’est l’objet de l’activation de l’article 222 par la Commission européenne qui avait été mis en place par les producteurs de fromages AOP et qui a été étendu à l’ensemble de la filière au printemps 2016 par le commissaire Hogan. À ce jour, cette mesure n’a pas été suivie et mise en œuvre par les acteurs de marché, car, absolument pas préparés à organiser un cartel autour d’une mesure interventionniste inédite et pas du tout en phase avec l’habitus cannibale qui fait norme, car, assimilé à la seule façon de « survivre ».
La régulation par la carotte des Etats-pompiers… et après ?
Sous l’impulsion de la France, de l’Allemagne et de la Pologne, compte tenu de l’urgence, l’Union Européenne et les États ont décidé le 18 juillet 2016, de débloquer un budget d’un demi-milliard d’euros en vue de réduire volontairement la production à partir d’octobre 2016. Une mesure individuelle et volontaire qui indemnise le producteur pour le lait qu’il ne produira pas sur la fin de campagne laitière -par rapport à la fin de campagne précédente- doit être en mesure de calmer le jeu de la surproduction. De l’avis de certains observateurs, la mesure arrive trop tard et manque d’ambition car, elle n’implique pas de contrainte pour l’acheteur : si celui-ci souhaite délivrer des autorisations de production supplémentaires à ceux qui sont ou se voudraient « vikings du lait », rien ne l’en empêche ! Grosse faille de la mesure donc. Si les industriels ne jouent pas le jeu, la comparaison des chiffres le révèlera tôt ou tard.
Je dirais qu’il s’agit là d’un début à la fin possible d’un cycle de crise parmi d’autres car, la faiblesse des prix a entrainé un mouvement de réflexion dans la gestion technique des élevages et dans la vie des familles dont certaines vont devoir s’orienter différemment. Certaines verront des choses nouvelles et des opportunités à saisir dans leur vie, et, à l’extrême inverse, d’autres ne verront comme seule issue que de mettre fin à leurs jours… En effet, lorsqu’on n’est pas « agri-manager », mais un « bon père de famille », se faire suggérer d’abandonner la profession est une mise à mort en soi. Un filet social est en place mais il est troué car personne ne peut détecter quelqu’un qui n’exprime pas sa colère et ses sentiments. Un choix cornélien s’annonce : faut-il résister (et avec QUI ?) ou faut-il fuir d’une façon ou d’une autre et laisser les grands projets de la conquête se dérouler au détriment des consommateurs… ou de la survie de l’espèce ? Dans l’immédiat, les fermiers doivent continuer de traire leurs vaches et de les nourrir.
Les potentiels crédits accordés par les établissements financiers seront à garantir. Qui les garantira et cautionnera cette grande erreur de stratégie économique européenne ? Les producteurs conscients de la duperie auraient à ne pas le faire…Là aussi, des solutions privées et publiques -potentiellement pensées pour que l’on n’ait pas le temps de se soucier du malaise moral que suppose la caution- se mettent en place pour garantir les organismes de crédit et limiter ainsi la part de la prime de risque souscrite par l’agriculteur. En effet, celle-ci augmente du fait d’un accroissement « illégitime » du risque d’insolvabilité. Juteux à court terme, la méthode de certains établissements déplait sérieusement dans les instances agricoles qui doivent alors contre-attaquer par la création ou le développement de sociétés capables d’assurer une partie du risque.
En somme, ce coût de crise est le coût du manque d’anticipation dont seuls, comme je l’avais écrit, les producteurs les plus investis font les frais alors qu’ils avaient été désignés « producteurs d’avenir » dans le cadre des politiques d’aide à la modernisation. Une honte tout à fait humaine en somme, une avarice réelle des corps économiques : toujours plus pour moi, toujours moins pour toi, jamais de mutualisation… le vivre ensemble n’est finalement pas prêt de faire sa place dans le secteur laitier européen.
Pour la suite, il est à pronostiquer une hausse des prix sur les marchés des excédents laitiers pour la fin du dernier trimestre 2016 via un mouvement global de réduction des effectifs de vache laitières (les premiers signaux sont là), donc, une hausse des prix en 2017… Mais pour combien de temps et à quelle hauteur ? Car, sans caractère obligatoire, la gestion de l’offre et la transparence ne pourront s’imposer à partir de 2017… ce qui reviendra à redémarrer un nouveau cycle infernal jusqu’à, peut-être, une possible réforme « positive » de la PAC en 2020 ? D’ici là, les fameuses larmes et le fameux sang promis par Angela Merkel au début de cette décennie auront bien évidement coulé. À suivre…
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