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Franck CORMERAIS
Votre questionnement des origines tel que vous le formulez au sein de l’anthropologie des savoirs n’est-il pas une préfiguration de l’anthropologie de la monnaie, en particulier quant à son rapport à la violence ? Envisagez-vous, à travers votre critique de la finance, une anthropologie économique de la monnaie ?
Paul JORION
Mon appréhension de la monnaie n’est pas keynésienne. En effet, je la considère fondamentalement neutre. Keynes discute sur ce point la position de Silvio Gesell, qu’il imagine devoir connaître une postérité plus grande que Marx lui-même. Anarchiste allemand, Silvio Gesell propose d’instituer la monnaie fondante que, ironie de l’histoire, les banquiers centraux sont en train de réinventer via la fixation de taux d’intérêt négatifs. La modification des propriétés de la monnaie permettrait, selon Gesell, de modifier l’ensemble du système. Il conviendrait, pour y parvenir, de conférer aux billets une durée de vie limitée. Pour les maintenir en circulation au-delà de ce terme, les usagers devraient s’acquitter d’un timbre. Si le billet concerné équivaut à 20 euros et que le coût du timbre est fixé à 2 euros, la valeur du billet serait, de fait, ramenée à 18 euros pour son détenteur. Dans cette perspective, les usagers auraient tout intérêt à dépenser au plus vite leur argent.
En tout état de cause, Keynes estime que la monnaie recèle en elle-même une forme de violence. Il me semble que si les choses lui apparaissent sous ce jour c’est qu’il a omis de prendre en compte le rapport de force qui se dévoile dans une perspective aristotélicienne et bourdieusienne. Ce point est particulièrement saillant lorsqu’il invoque des mécanismes psychologiques telles que la psychologie des foules ou le mimétisme pour expliquer le fait que les acheteurs achètent quand le prix monte et que les vendeurs vendent quand il baisse, alors que la perspective de réaliser un gain ou de minimiser une perte constitue une explication suffisante.
Dès lors que l’on considère que les transactions commerciales ont pour fonctionnalité première de reconstituer l’ordre social à l’identique, on peut aisément admettre la neutralité de la monnaie. Postuler le contraire permet uniquement de masquer la violence de la société en tant que telle. Je défends cette position après avoir travaillé 18 ans dans les milieux financiers. J’ai eu cet outil entre mes mains en permanence mais, plus essentiellement, j’ai découvert l’ensemble des structures de pouvoir construites autour de l’argent. Celles-ci sont réelles mais n’émanent pas des propriétés de l’argent en tant que tel mais du système capitaliste au sein duquel l’argent circule pour nous. S’en prendre à l’argent c’est prétendre guérir en s’attaquant au symptôme plutôt qu’à la cause véritable du mal.
Franck CORMERAIS
Ces structures sont liées à l’accumulation d’argent. Le capital s’alimente par l’argent compris comme une réserve de temps. Selon vous, l’argent doit plutôt être compris comme une technologie fluidifiant les échanges.
Paul JORION
L’intérêt repose sur deux composantes essentielles : le rapport de force entre le prêteur et l’emprunteur et le reflet de ce rapport de force que constitue la prime de risque. Ainsi que je le démontre dans Le prix, cette dernière dispose d’une réalité intrinsèque. Pour illustrer comme le faisait Aristote, il est moins risqué pour un maçon de construire la maison d’un dentiste que d’un technicien de surface. La prime de risque est donc justifiée par l’ordre social. C’est le risque que présentent l’un pour l’autre le prêteur et l’emprunteur qui va déterminer l’élément essentiel du taux d’intérêt, en sus d’une part de la croissance que produit l’économie bon an mal an (le fruit des « aubaines »). Walras, quant à lui, sait ce qui fait varier le prix, c’est la rareté : « … j’appelle rareté ou r une cause proportionnelle à la valeur d’échange ». La rareté, c’est ce qui fait pour lui qu’un prix est tel qu’il est et pas autrement. Le prix monte ? c’est que la rareté a augmenté ! Le prix baisse, c’est que la rareté est moindre ! L’argument est parfaitement circulaire et donc irrecevable – ce qui ne l’empêche pas de nous sembler aller de soi depuis un siècle et demi ! Quand on en est à ce degré de mystification comment voulez-vous que le prix apparaisse comme déterminé par un rapport de force ?
Par ailleurs, la seule possibilité d’éliminer le rapport de force est de passer à la gratuité. Une telle dynamique irrigue le postulat du plein-emploi que Keynes formule en 1936. Celui-ci ne doit pas être compris comme un essentialisme. Keynes, constatant qu’il est impossible de créer un consensus parfait entre les citoyens, défend l’opinion qu’il est cependant possible de réduire délibérément les dissensions et le ressentiment qui traversent la société grâce au levier du plein-emploi. Keynes, en 2016, reconnaîtrait certainement que celui-ci n’est plus atteignable en raison de la robotisation et de la logicièlisation. Il me semble que la gratuité sur l’indispensable est actuellement le seul moyen de réduire les dissensions sociales.
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