Jacques Athanase GILBERT
Vous soulevez la question de la réalité objective au sein de votre ouvrage Comment la vérité et la réalité furent inventées. Celle-ci engage, selon vous, un schéma des relations asymétriques qui se développe à travers le discours scientifique, une option qui apparaît en raison de la structure-même de la langue grecque mais est entièrement absent de la pensée ancienne chinoise, d’essence symétrique, comme sa langue. Quel statut cette réalité objective emprunte-t-elle, notamment suite à la transformation du monde qu’engagent les technologies mathématisées ? La réalité objective ne se confond-elle pas à la réalité de notre environnement ? La réalité anthropologique et sensible ne risque-t-elle pas d’être remplacée par une réalité d’un nouveau genre ?
Paul JORION
Permettez-moi, pour répondre à cette interrogation, d’emprunter un détour. Ainsi que je le soulignais précédemment, la problématique de la mentalité primitive soulevée par Lucien Lévy-Bruhl a été ignorée par les anthropologues pour des raisons politiques, dans un contexte de luttes anti-coloniales. Par ailleurs, celle-ci souffre de l’absence d’une définition claire de la logique que Lévy-Bruhl pose pourtant en contrepoint mais sans en dire davantage.
Afin d’approfondir cette question, j’ai résolu d’employer les outils informatiques à ma disposition. J’ai ainsi soumis des questions de mentalité primitive à deux langages de programmation : le Lisp et le Prolog, popularisés l’un et l’autre dans les années quatre-vingt, et construits à partir d’une base de logique formelle, afin d’étudier les résolutions qu’ils en proposaient. Cette opération s’est avérée impossible : ces langages n’admettent pas de créer une équivalence entre « oiseaux » et « jumeaux » comme le voudrait la pensée des Nuer du Soudan.
Une proposition telle que « le pharaon et sa pyramide » est de l’ordre de la « connexion simple » qui se contente de constater une simple juxtaposition, une simple contiguïté : ses termes peuvent du coup être inversés sans difficulté : « un pharaon a une pyramide », « une pyramide a un pharaon ». Ce jeu d’inversion n’est pas sans rappeler les « ressemblances de famille » théorisées par Wittgenstein. Il ignore toutefois les rapports d’inclusion qui irriguent, depuis le Moyen-Âge, des taxinomies d’envergure.
La première d’entre elle est l’angéologie forgée par Saint Thomas d’Aquin. Celle-ci permet de décrire tous les échelons et leur qualité d’une gradation s’élevant depuis l’homme jusqu’à Dieu (les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Principautés, les Archanges, et enfin, les anges « gardiens » des hommes, ou anges proprement dits). En l’absence de la relation d’inclusion, seul un rapport de juxtaposition, que j’appelle dans Principes des systèmes intelligents, de « connexion simple », peut être postulé entre des entités – rapprochement que reflète l’usage du verbe « avoir » : « la pharaon a une pyramide », « la pyramide a un pharaon ». Au contraire, l’inclusion dans une catégorie plus vaste s’exprime par l’emploi du verbe « être » : « la pyramide est un monument », « le pharaon est un roi ».
L’inclusion est ainsi inscrite dans l’usage de la langue grecque alors qu’elle est absente de la langue chinoise. Celle-ci n’autorise que des rapports de juxtaposition qui engagent des relations purement symétriques. Les langues occidentales permettent, au contraire, un regard sur le monde fait à la fois de relations de simple juxtaposition et d’inclusion. Pour la logique et pour nous, la relation entre les jumeaux et les oiseaux se fonde sur des rapports d’inclusion qui s’opposent aux rapports de « connexion simple », où les deux éléments connectés sont symétriques : les jumeaux sont des mammifères, qui sont eux-mêmes des vertébrés, tout comme les oiseaux le sont de leur côté ; une créature peut être un oiseau ou un mammifère, mais non les deux : l’intersection des deux catégories est vide, dit la théorie des ensembles.
Lorsque les hiérarchies que permettent la relation d’inclusion s’enrichissent de l’introduction d’un rapport temporel, émerge la mise en évidence de relations causales, alors que la juxtaposition de la « connexion simple » exprime un phénomène général sans hiérarchiser les termes d’une proposition. Évoquer « alouette – printemps » ne suppose pas de déterminer si l’alouette fait le printemps ou si le printemps entraîne la migration des alouettes, chacun se contente d’être corrélé avec l’autre : de constituer un « signe » pour l’autre. Au contraire, la notion de temps permet d’affirmer qu’un phénomène en provoque en autre, donnant à voir une relation irréversible.
La pensée scientifique procède pour une part de la corrélation. Elle implique en ce sens une description du monde physique d’où découle un savoir empirique équivalent à celui des pêcheurs. De la sorte, à l’apparition des chatons sur les châtaigniers correspond l’apparition de naissains d’huîtres sur la rivière d’Auray. Sans qu’il n’y ait aucun rapport de cause à effet, ces deux phénomènes sont perçus comme simultanés.
Au-delà, grâce à l’inclusion, la pensée scientifique, procédant de calculs et de déductions rationnelles, peut produire des modèles théoriques causaux à partir desquels se développe le champ des sciences appliquées à proprement parler. Celui-ci n’est pas assimilable à la science par expérimentation et son lot d’essais et erreurs qui, si elle a permis aux Chinois d’inventer la boussole, le gouvernail ou la poudre à canon, aurait interdit d’envisager l’invention de la bombe atomique, laquelle est la mise en application d’une théorie en tant que telle : elle est de la « science appliquée » proprement dite. L’expérimentation en la matière aurait coûté trop de vies humaines.
Paul, Je n’ai vu de ce film, il y a longtemps, que ce passage (au début du film, je crois)…