De l’anthropologie à la guerre civile numérique (V), D’un monde finissant à un monde émergeant, entretien réalisé le 21 mars 2016

Franck CORMERAIS

Vous êtes passé d’une observation empirique d’un monde finissant à celle d’un monde émergeant : le monde digital.

Paul JORION

À cette époque, au tout début des années 80, dès lors que vous acquériez la réputation d’avoir un certain talent comme programmeur, vous bénéficiez d’une position enviable d’électron libre qui serait courtisé par des centres de recherche de pointe. J’ai donc été logiquement capté par des secteurs vierges nécessitant de mobiliser des compétences spécifiques assez pointues et ouvrant des parcours de recherche pionniers. J’ai, pour commencer, publié des articles sur des questions d’algèbre de la parenté que Lévi-Strauss n’avait fait qu’effleurer. En collaboration avec une mathématicienne, Gisèle De Meur, j’ai résolu la question des règles de mariage préférentiel des Pende du Kasaï au Congo et, avec Edmund Leach, mon directeur de thèse d’anthropologie historique, celle de l’organisation complexe des Murngin d’Australie chez qui se combinaient un entrelacement de sept patrilignages et cinq matrilignages et huit catégories « totémiques » – un authentique casse-tête !

Mon cheminement n’est donc pas seulement le fruit d’un enchaînement de problématiques ou d’une résolution successive d’énigmes. Le monde en tant que tel a également joué un rôle. Entre 1979 et 1984, j’ai mené une carrière linéaire de professeur universitaire au sein du département d’anthropologie de l’Université de Cambridge. J’ai perdu ce poste après que Madame Thatcher est partie en guerre contre les sciences sociales, avec pour conséquence une réduction de 30 % du budget du département auquel j’appartenais ainsi qu’une suppression des bourses doctorales.

Marshall Sahlins a alors souhaité ouvrir un poste au sein de l’Université de Chicago qu’il me destinait. Toutefois, il n’est pas parvenu à réunir le financement nécessaire. Mon parcours, déraciné du système universitaire, a dès lors été déterminé par le monde extérieur. Après avoir participé à divers programmes de recherche, j’étais devenu chercheur en intelligence artificielle. Lorsque j’avais conduit une thèse d’anthropologie historique sur Bronislaw Malinowski sous la direction d’Edmund Leach, celui-ci, ingénieur de formation, m’avait demandé de le seconder dans ses recherches autour de l’ordinateur. J’avais, à cette occasion, appris la programmation et acquis une certaine expérience. Je disposais d’une forme de légitimité pour l’avoir assisté Leach, qui m’offrait, dans le secteur d’activité de l’intelligence artificielle, une forme de légitimité.

Après avoir été attaché pour un semestre au Laboratoire informatique pour les sciences de l’homme de la Maison des Sciences de l’Homme, j’ai reçu, à l’issue d’un colloque, une proposition d’emploi au sein de l’équipe consacrée à l’intelligence artificielle aux British Telecom. Bien que je ne fusse pas spécialiste en la matière, le Directeur de ce groupe de recherche avait apprécié la qualité des questions que j’avais soulevées lors des débats.

C’est en tant que spécialiste de l’intelligence artificielle que je me suis vu proposer, par la suite, un poste dans le milieu de la finance. L’origine de cette proposition est, pour tout dire, parfaitement anecdotique. Laure Adler, qui avait apprécié mes deux premiers ouvrages sur la pêche, m’avait demandé de préparer pour les Nuits Magnétiques sur France Culture, une série d’émissions sur ce qui m’occupait alors, que j’ai consacrée à l’intelligence artificielle.

Un banquier français, passionné par ces émissions, et à qui j’avais confié que le projet de recherche CONNEX des British Telecom s’interrompait brutalement, ayant été financé à l’insu de l’équipe par le ministère britannique de la Défense pour répondre au contexte de guerre froide qui touchait à son terme, m’a alors proposé de venir le seconder dans la banque. Cette proposition m’a mis face à une crise existentielle : étais-je destiné à être un anthropologue de la finance ou seulement un financier ? Devais-je accepter cette offre ?

Pour répondre à cette question, j’ai sollicité un entretien auprès de Lévi-Strauss. Il m’a accordé une longue conversation, contrairement à ses habitudes teintées de misanthropie. Il m’a incité à prendre le poste qui m’était offert, jugeant que je trouverais nécessairement une occasion de justifier ma vocation d’anthropologue. Cette occasion est née alors que la crise des subprimes se dessinait. En effet, en 2004, après 14 ans passés dans le monde de la finance, j’ai compris que je pouvais livrer un témoignage différent de celui d’autres observateurs qui saisissaient également la difficulté de la situation d’alors. Je disposais d’outils anthropologiques et sociologiques qui leur faisaient défaut. La plupart de ces emprunteurs étaient défavorisés. Issus de milieux traditionnels, ils étaient pour beaucoup des descendants d’esclaves ou des migrants d’Amérique latine qui ne maîtrisaient l’anglais que très imparfaitement.

L’ensemble des acteurs du monde de la finance n’ignorait pas que la valeur de ces titres constitués de plusieurs milliers de prêts au logement individuels ne pouvait se maintenir que grâce à la bulle financière du marché résidentiel. Toutefois, à cet argument purement économique, j’ai ajouté une étude sociologique fondée sur l’examen des registres des faillites personnelles et des bases de données listant les raisons des différents défauts de remboursement. Le manuscrit que j’ai rédigé à partir de cet examen a été refusé par de nombreux éditeurs français. Il serait finalement publié par La Découverte grâce à Alain Caillé qui l’avait toutefois refusé dans un premier temps sur les conseils des économistes à qui il l’avait soumis. Aucun d’eux ne croyait en l’imminence d’une crise économique américaine.

Face à ces refus, j’ai envoyé le texte à des journalistes. Jacques Attali, chroniqueur à L’Express, y a trouvé des informations confirmant son intuition et m’a demandé l’autorisation de me citer. Me présentant ainsi, dans plusieurs de ses chroniques, comme son correspondant californien, Jacques Attali m’a permis d’acquérir une certaine visibilité. Il m’est apparu que j’avais la possibilité de publier un blog afin de diffuser directement mes analyses. Celui-ci a rapidement rencontré une audience significative, enregistrant en 2012, au plus fort de la crise de l’euro, 150 000 lecteurs distincts mensuels.

Ce médium permet d’atteindre un vaste auditoire, équivalent à celui des grands titres nationaux. Il m’autorise par ailleurs à aborder des questions d’anthropologie ou de sociologie en mon nom. Cet outil garantit enfin, contrairement à l’édition traditionnelle, une diffusion instantanée des textes.

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