LES GRANDES CURIOSITÉS DU NOUVEAU MONDE FINANCIER, par François Leclerc

Billet invité.

Ils n’en parlent pas mais y pensent tous les matins. Le sort réservé au Japon hante désormais les esprits de ceux qui ont compris que notre nouveau monde ne tournait plus rond. Faite de déflation et de faible croissance, la japonisation menacerait-elle les autres puissances occidentales ? À l’instar de la Banque du Japon, les banques centrales occidentales seraient-elles condamnées à faire tourner la planche à billet sans effet, ne parvenant pas à faire sortir l’économie du piège dans lequel elle est tombée ? Le Japon, c’est loin et c’est proche à la fois…

Par paresse intellectuelle et conformisme, les économistes ont longtemps cru que cela finirait pas s’arranger tout seul, de la même manière qu’ils préféraient penser que la dette publique américaine allait cesser de grimper, sans savoir comment ni pourquoi. À cette époque insouciante, le retour à la normalité allait de soi, même quand les deux premières puissances économiques mondiales d’alors ne respectaient pas les canons de beauté, car l’optimisme était de règle et nous n’étions pas encore entrés dans la crise.

Un éditorialiste titrait dernièrement son article « la malédiction des banques centrales » (Guillaume Maujean, des Échos) et une chroniqueuse le sien, « la tragédie des banques centrales (Marie Charrel, du Monde). En employant le vocabulaire du drame, les deux ont voulu signifier que tout ne va pas pour le mieux dans ce monde-là. Les banques centrales évitent le pire mais suscitent de nouveaux dysfonctionnements sur les marchés financiers; elles sont devenues prisonnières de leur propre stratégie dont elles ne peuvent sortir.

Tout comme la Fed américaine, la Banque d’Angleterre est placée devant des impératifs contradictoires bien que dans un autre contexte. Comme la Banque du Japon, la Banque nationale suisse tente vainement d’enrayer l’appréciation de sa monnaie, et quant à la BCE, elle arbitre comme elle le peut au sein d’une union monétaire qui se délite lentement. Toutes, elles doivent admettre entre les lignes qu’elles subissent plus qu’elles n’agissent.

Dans le nouveau monde financier, et à l’occasion de ce nouvel épisode du Brexit, deux grands phénomènes impriment leur marque : une crise de volatilité devenue endémique, dont la brutalité des à-coups s’est accentuée en raison de la croissance de la masse des capitaux et de leurs déplacements; et une rapide progression du volume des obligations à taux négatifs, plus de 12.000 milliards de dollars de dette souveraine circulant dans ce cas. Progressivement, la maturité de ces titres s’allonge, le taux suisse à 50 ans étant même devenu négatif…

Face au premier phénomène, les banques centrales sont sur le qui-vive et tiennent prêt tout leur arsenal afin d’accroître encore une liquidité surabondante, combattant le mal par le mal et n’ayant pas d’autre alternative  : de deux maux, choisir de combattre celui qui est dans l’immédiat le plus dangereux est leur ligne de conduite. Face au second phénomène, les investisseurs sont bon gré mal gré obligés de rechercher du rendement sur les marchés de la dette spéculative ou des pays émergents, celui des actions étant réservé aux amateurs de fortes sensations, à moins de se résigner à rester accrochés à des valeurs relativement sûres mais assurément perdantes. Les investisseurs n’ont plus comme objectif de maximiser leurs profits mais de minorer leurs pertes !

Il n’est plus question pour eux de s’arrêter devant les territoires inconnus, car ils y ont déjà profondément pénétré. Sur le marché obligataire, cela ne leur laisse à terme pas d’autre choix que d’enregistrer des pertes en application des taux négatifs – si ceux-ci s’installent pour une longue durée comme ils semblent le faire – à moins que ce ne soit à cause de leur remontée quand elle interviendra, car cela aura pour conséquence une diminution de la valeur des titres en leur possession… Le grand spécialiste du marché obligataire, Pimco, vient d’en tirer la conclusion en déclarant se mettre en congé de celui-ci.

Si l’on revient au cas japonais, dès fois qu’il serait d’école, il a tout d’une fuite en avant. Les ingénus qui se demandent pourquoi sa chute dans le piège à liquidités de Keynes est néfaste peuvent ouvrir les yeux. 80% de la dette japonaise est assortie d’un taux négatif et la courbe des taux est passée négative jusqu’à 20 ans de maturité. Voilà le tableau. En attendant d’augmenter comme probable ses achats de 670 milliards de dollars par an de titres de la dette publique japonaise, afin de jouer la dépréciation du yen, la Banque du Japon (BoJ) rafle déjà la quasi-totalité des émissions brutes de la dette publique (la BCE rencontre cette même difficulté avec ses achats de Bunds, les titres allemands, dont elle assèche le marché). Il est prévu qu’en 2020 la BoJ détiendra 70% du stock existant de titres japonais. L’énorme déficit budgétaire japonais est donc financé pour une très large part par la planche à billet, et la taille du bilan de la Banque du Japon ne cesse de croître en conséquence. Mais voilà la piège : celle-ci est condamnée à pratiquer la monétisation perpétuelle de la dette publique afin d’empêcher une remontée des taux d’intérêt à long terme qui serait insupportable pour les investisseurs institutionnels et les banques japonaise, qui sont gorgées de titres…

Les effets néfastes de cette situation ne s’arrêtent pas aux frontières du Japon. Les investisseurs du pays vont chercher sur d’autres marchés les titres leur procurant le rendement dont ils ont besoin et contribuent par leur demande à exporter la politique de taux négatifs de la BoJ. Quel est l’origine de ce phénomène ? Le budget de l’État est en déficit structurel, les salaires réels baissent depuis plusieurs décennies et la productivité augmente parallèlement. Les profits des entreprises sont gigantesques et les investissements ne les épuisent pas. Placés dans les banques, ils sont utilisés pour financer le déficit budgétaire et pratiquer des achats obligataires en priorité sur le marché américain… Drôle de modèle qui pourrait nous pendre au bout du nez.

Dans l’immédiat, les marchés sont suspendus au Brexit. Les investisseurs malmènent les bourses d’actions, en particulier les valeurs bancaires. Les yeux sont autant rivés sur le système bancaire italien – déclencheur potentiel d’une nouvelle crise bancaire européenne – que sur une City à la recherche de sa stratégie, sur le yen japonais qui grimpe, plus que sur la livre sterling qui chute, car cela maintient le Japon au fond de son piège menaçant. Au Royaume-Uni, trois fonds immobiliers britanniques ont brutalement suspendu leur activité face à l’afflux des retraits des investisseurs : pris à contre-pied par le Brexit, les marchés financiers semblaient avoir bien encaissé le choc mais des fissures commencent à apparaitre, de quoi sont-elles annonciatrices ?

La scène est devenue habituelle : l’impact initial passé, les acteurs du monde financier se relèvent un peu hébétés et se tâtent pour vérifier qu’ils n’ont rien de cassé, pour se diriger vers des abris au cas où. Les marchés ne s’attendaient pas au Brexit, et ils sont confortés dans l’idée qu’ils doivent s’attendre à tout, mais à quoi ? Comment reprocher aux capitalistes de déplacer à toute vitesse leurs avoirs vers des monnaies et valeurs refuges, quitte à alimenter ainsi la crise de volatilité et la généralisation des taux négatifs. Marchant sur la tête, le monde financier a beaucoup de mal à conserver son équilibre, et ce n’est pas fini.

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