De la solidité de l’édifice « Chine », par DH & DD

Billet invité.

Auto-nommée très tôt « le Pays du Milieu », centre du monde, espace des « hommes véritables » bien calé sous le ciel, laissant les marges (que ne couvre pas le ciel) à des sous-créatures barbares, la Chine occupe à ses propres yeux une position de forte assise dans l’univers et s’est toujours donnée à voir comme un modèle de civilisation raffinée insurpassable, donc immuable. Cette image est un trompe l’œil : en réalité, la Chine a toujours fonctionné sur trois plans d’existence parallèles, ce qui est peut-être le secret de la pérennité de ses institutions.

Si la Chine était une maison ? (jouons deux minutes au portrait… chinois — avec bien sûr le schématisme que cela suppose…)

A l’étage, rigoureusement interdit au public, les salons d’honneur, l’apparat, les tentures de soie brodées de dragons, les sacrifices au Ciel, les sceaux, la solennité du pinceau impérial, bref tout ce qui est représentation officielle et symbolise le mandat céleste et le mandarinat, c’est-à-dire tout ce qui relève d’un ordre vertical structuré dans l’espace et le temps, hiérarchisé à l’extrême, minutieusement ritualisé, affichant pour but unique la préservation de l’harmonie par le respect pointilleux d’attitudes codifiées et la sempiternelle transmission d’enseignements ancestraux.

Au rez-de-chaussée, les cuisines, dépenses, celliers et buanderies : s’y activent les corporations des différents métiers et les guildes des marchands. Ces derniers peuvent s’enrichir considérablement par des activités lucratives qui furent celles de nos fermiers généraux. Les activité bancaires et minières, l’affermage du commerce du sel et la charge de l’approvisionnement des troupes permettent d’amasser de vraies fortunes et d’avoir largement « pignon sur rue » (en témoignent les très riches demeures du Shanxi et du Anhui). Les artisans, surtout ceux des professions répondant à la demande de luxe des mandarins et des riches commerçants qui les imitent, ont eux aussi un niveau de vie tout à fait enviable. Par leur aisance financière, par la multiplicité de leurs contacts et de leurs obligés donc par leur entregent, artisans et marchands détiennent un pouvoir bien réel au sein de la société chinoise, mais c’est un pouvoir de demi-jour qui ne peut être qu’officieux et doit rester » derrière le rideau ». Il se manifestera avec ostentation dans les frais d’entretien de temples (le Dong Yue Miao à Pékin par exemple) et l’organisation de pèlerinages (le Miao Feng Shan, aux abords de Pékin) que financent avec largesse les guildes, mais il n’a pas d’existence officielle. Raison pour laquelle la richesse ne satisfait jamais complètement les gens du rez-de-chaussée dont le rêve est de pouvoir grimper l’escalier menant à l’étage et qui, pour y parvenir, sont prêts à investir une bonne part de leur fortune dans l’instruction de leurs jeunes garçons les plus doués dans l’espoir de les voir franchir un à un tous les obstacles des concours mandarinaux et se hisser à l’étage convoité du fonctionnariat au statut social plus prestigieux.

Enfin, au sous-sol, dans une lumière glauque : un fouillis horizontal de ramifications inextricables et de groupements hétéroclites ratissant le menu fretin des petites gens que l’étage ignore et que le rez-de-chaussée exploite. Là, la survie est toujours difficile et le quotidien jamais assuré. La vie humaine au jour le jour ne tient qu’à un fil et n’a aucune valeur. Une échelle branlante mène difficilement au rez-de-chaussée mais l’accès à l’étage est muré ! Le sentiment d’injustice, qui y est très puissant et cherche à s’exprimer, trouve un exutoire auprès de prédicateurs, généralement taoïstes, qui organisent autour de leur personne les formes diverses d’une contre-société basée sur une égalité des sexes et des conditions ainsi qu’une communauté de destin fondée sur un secret partagé : celui, messianique, de l’avènement à venir de la « Grande paix égalitaire » (Tai Ping) dont seront bénéficiaires ceux qui auront conclu ce pacte. C’est dans ce sous-sol que fermentent les colères qui serviront de carburant aux rébellions brutales qui mettront périodiquement la Chine à feu et à sang. C’est là aussi que se trament toutes les activités illicites, voire criminelles de la contrebande, de la contrefaçon, du banditisme et du racket. La facilité avec laquelle ces « hui » (sociétés secrètes) sous leurs différentes formes, toutes également frontalement opposées à l’ordre confucéen, ont pu prospérer pendant deux millénaires et narguer les autorités s’explique essentiellement par deux facteurs :

1) Ceux de l’étage se poussaient du col, mais avaient un pouvoir plus symbolique que réel : le mandarinat ne suffisait pas à la tâche et, il faut bien le dire, la Chine a toujours été largement sous-administrée.

Quant aux mandarins, une fois sur le terrain, comme c’est précisément du « terrain » qu’ils devaient tirer leurs subsides, il fallait bien qu’il y eût certains accommodements, en particulier avec ceux du rez-de-chaussée. Et pour ce qui était des menées subversives des gens du sous-sol dans sa circonscription, un mandarin n’avait jamais intérêt à les mentionner dans son rapport annuel à l’Empereur. « La paix règne dans l’Empire » était la formule type à cocher et l’agitation contestatrice d’illuminés n’y était pas prévue.

2) L’immensité du territoire, la géographie chaotique et le relief complexe de la Chine ont offert aux fauteurs de troubles et autres faussaires des repaires totalement inexpugnables. Il faut imaginer certaines régions (Fujian intérieur, Hubei, Guangxi, Sichuan) dotées d’un relief tellement cloisonné qu’il rendait, jusqu’à il y a un demi-siècle, des zones entières à peu près complètement inaccessibles et impénétrables. L’expression « shan zai » qui désignait autrefois ces « villages fortifiés des montagnes » où prospérait le banditisme est même devenue aujourd’hui le mot du langage courant pour désigner les contrefaçons de pacotille et tout ce qui relève d’un « détournement » (en particulier sur les réseaux sociaux) !

Et depuis l’avènement de la RPC ?

L’étage n’a pas fondamentalement changé : toujours opaque et caché derrière les murs de Zhongnanhai, le pouvoir du PCC veille sur la Chine à la manière impériale : « Père et mère du peuple » et seul détenteur du trousseau de clefs de la maison. Dans les années qui ont précédé 1949 et qui ont fortifié la position de Mao, la plupart des « hui » (sociétés secrètes) ont rallié le Parti et leurs chefs se sont retrouvés naturellement faire partie des premiers cadres dirigeants. Les nouveaux occupants de l’étage ont eu la charge de relever la Chine des désastres des guerres (antijaponaise et civile), de mettre en œuvre la réforme agraire, de vêtir, nourrir, loger et instruire la population, d’assurer la plus grande égalité possible et de garantir à tous une vie décente. En un mot réaliser le rêve de tous les mouvements millénaristes que la Chine avait connus ! Ils l’ont fait ! Mais ces « jours heureux » de nouveau règne n’ont toujours en Chine qu’une courte durée. Les cadres se sont embourgeoisés, ont pris goût aux privilèges et se seraient bien vus édifier un deuxième étage pour s’y reposer de leur labeur. Mao ne l’entendit pas de cette oreille et coupa court à leurs projets en donnant carrément en 1966 l’ordre de détruire la maison de fond en comble (déclenchement de la Révolution Culturelle). Si elle traversa tant bien que mal la décennie de troubles, la maison en sortit néanmoins largement fissurée et à rafistoler. L’étage fut rebâti à l’identique. Ou presque, puisqu’à côté des cadres du PCC toujours recrutés, à l’ancienne, sur le mérite et la vertu (en théorie en tout cas !), on vit apparaître une « aristocratie » de naissance : la génération des « fils de » qui s’installèrent bien sûr dans les meilleures chambres et descendirent se remplir les poches au rez-de-chaussée, comportement qui a eu, à toutes les époques, le don de mettre le peuple en fureur !

Le rez-de-chaussée est resté pratiquement vide et plein de toiles d’araignées pendant une trentaine d’années. L’Etat contrôlant tous les secteurs de la production, du commerce et de toutes les formes d’approvisionnement, seuls subsistèrent alors les ateliers et les magasins d’Etat. On put croire définitivement disparus artisans et marchands, en tant que classe sociale. Mais quand l’étau se desserra au début des années 80, que le nouveau slogan « S’enrichir est glorieux » vint redonner des ailes à la libre entreprise, le rez-de-chaussée se remit à grouiller comme jamais d’activités de toutes sortes et d’innovations dans tous les domaines. En quelques années, il hébergea un concentré de capitalisme qui fut parfois sauvage et apparemment sans frein, mais que l’étage ne cessa jamais vraiment d’avoir à l’œil, ne fût-ce que parce qu’il y avait aussi très avantageusement placé ses billes…

Au sous-sol, toujours peu de lumière mais une persistance de l’agitation autant qu’on puisse en juger. Après 1949, il semble bien qu’un certain nombre de « hui » et sectes aient maintenu quelques foyers actifs, dénoncés comme « contre-révolutionnaires » et soupçonnés de collusion avec Taïwan.

Un mouvement surtout, « La Voie de l’Unité foncière » (Yiguandao), fut considéré comme le plus remuant et le plus irréductible dans son opposition au régime. On vit même, dénoncée en 1952 par le « Journal du Yangzi », publié à Wuhan, une « hui« , « L’Autel de la Dame au Boisseau », renouer avec le vieux légitimisme Ming en prétendant faire monter sur le trône un enfant de 8 ans réputé descendant direct de cette dynastie (règne : 1368-1644 !)

Le PCC essaya de récupérer à son profit un domaine que les sectes s’étaient traditionnellement approprié et où elles recrutaient de nombreux adeptes : le « qigong« . Dans les années 50, l’Etat chinois entreprit de retirer aux taoïstes cette pratique de techniques corporelles et contrôle du souffle pour la laïciser et la confier à des professionnels de la médecine (en application d’un des slogans du moment : « Que l’ancien serve le nouveau ! »). Toutefois, développé avec la bénédiction des autorités, le qigong reprit peu à peu, de l’ésotérisme qui l’avait vu naître, le vieux fonds symbolique et obscurantiste que le PCC avait voulu éradiquer et, dans les années 90, une controverse s’éleva dans la presse, dénonçant les aspects dangereux de cette « sorte de nouveau clergé séculier » prospérant sur la crédulité populaire et fort de dizaines de millions d’adeptes. C’est dans ce contexte que le personnage de Li Hong zhi, présenté dès 92 comme une star montante du qigong, se mit en scène, à travers son livre « Zhuan Falun » (= « Tourner la roue du dharma ») en 95, sous les traits de celui qui venait « sauver les hommes » (un messie de plus !), en restaurant la morale et revivifiant un bouddhisme perverti, et leur proposer, rien de moins, une voie directe vers le salut (moyennant finances, cela va de soi !). Ce fut l’acte de naissance de la secte Falungong qui devait bientôt épouvanter la population de l’étage quand, le dimanche 25 avril 1999, plus de dix mille personnes se réclamant de cette appartenance formèrent une chaîne humaine pacifique et muette qui encercla pendant treize heures le quartier de Zhongnanhai. Le fondateur de Falun vit désormais aux USA où son petit commerce de magie karmique marche très bien, mais le pouvoir chinois continue sans relâche (avec quel succès ?) à traquer tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler à cette « chose » qui a osé le défier!

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