J’ai choisi dans Le dernier qui s’en va éteint la lumière, de développer un modèle de la conscience que j’ai proposé pour la première fois dans un article publié en 1999 dans la revue L’Homme, intitulé « Le secret de la chambre chinoise ». Dans cet article, je tire les conséquences de la découverte par le psychologue Benjamin Libet que ce que nous appelons notre « intention » de poser un acte n’intervient qu’après que cet acte a été posé. Le retard avait été calculé par Libet comme étant d’une demi-seconde mais des études récentes ont montré que le délai pouvait se monter jusqu’à dix secondes. Des mots comme « volonté » ou « intention » perdent du coup le sens que nous leur attribuons habituellement ; la question se pose même s’il convient encore de les utiliser.
François Hollande a écrit lundi dans un tweet : « L’effroyable tuerie homophobe d’Orlando a frappé l’Amérique et la liberté. La liberté de choisir son orientation sexuelle et son mode de vie ». Cette formulation lui a été reprochée, il lui a été dit – parfois sur un ton très vif – que la formulation « La liberté de choisir son orientation sexuelle et son mode de vie » était incorrecte, la formule correcte étant : « La liberté de vivre son orientation sexuelle et son mode de vie ».
Le modèle de la conscience que je propose va dans le sens des reproches adressés à François Hollande. Il faut noter cependant les sens très différents du mot « liberté » dans les deux formules. Dans « la liberté de choisir », il s’agit d’une liberté dont le point focal est le sujet qui l’exerce de manière active, liberté qu’il exerce comme il l’entend, alors que dans « la liberté de vivre », s’il s’agit bien du même sujet, la liberté dont il est question cette fois il la vit en tant que réceptacle : il demande au reste du monde de ne pas être brimé, entravé, persécuté, pour être celui ou celle qu’il ou elle est, sans pour autant « avoir choisi » de l’être.
C’est délibérément que les trois premiers mots de mon texte ici ont été « J’ai choisi », pour pouvoir les remettre en question ensuite. Rien de choquant dans le fait d’affirmer « J’ai choisi » mais ce qu’il aurait fallu écrire, ç’aurait plutôt été : « Le choix s’est fait qu’étant la personne que je suis, Le dernier qui s’en va éteint la lumière développe un modèle de la conscience… ».
Ceci étant dit, si le droit est reconnu à chacun de « vivre son mode de vie », il devrait être possible à chacun – sans être persécuté pour autant – de dire « J’ai choisi » plutôt que « Le choix s’est fait qu’étant la personne que je suis… », les difficultés ne débutant que si l’on passe à la deuxième ou la troisième personne : dire « Vous avez choisi » plutôt que « Le choix s’est fait qu’étant la personne que vous êtes… », à savoir précisément ce que l’on reproche à François Hollande.
La querelle n’est pas récente, elle a agité la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles : qu’est-ce qui fait le destin d’un homme ? Sa nature, en tant que faisceau de dispositions ou bien les circonstances, c’est-à-dire les choses qui lui arrivent ? Faut-il condamner, demande Hegel dans La phénoménologie de l’esprit (1807), l’homme qui a la prédisposition d’être un assassin, alors qu’il ne fait rien de condamnable ? « L’être vrai de l’homme est bien plutôt son opération, répond-il, c’est en elle que l’individualité est effectivement réelle… » (Tome 1, p. 267 de la traduction française par Jean Hyppolite en 1941).
S’en prenant à la phrénologie, qui se faisait forte à son époque de lire le destin dans les bosses du crâne – la psychologie des tests de personnalité prendra la suite – Hegel dira dans des lignes que la postérité retiendra : « Si donc on dit à un homme : « Tu (ton intérieur) est ceci parce que ton os est ainsi constitué », cela ne signifie rien d’autre que : « Je prends un os pour ta réalité effective » […] – dans la phrénologie, la riposte devrait aller jusqu’à briser le crâne de celui qui juge ainsi pour lui montrer d’une façon aussi grossière que grossière est sa sagesse, qu’un os n’est rien d’en soi pour l’homme, et encore beaucoup moins sa vraie réalité effective » (Tome 1, p. 281).
Il est vrai que la capacité à être n’est rien sans le fait de l’être et que ce sont les circonstances qui permettront à la prédisposition de se transformer en destin.
Mais de quelle manière ?
Dans le modèle de la conscience que je propose, le sujet s’observe – avec un certain retard – avoir fait ou dit telle ou telle chose : sa conscience est un « regard », comme on le dit d’une fenêtre étroite, elle ne peut qu’enregistrer ce qui vient d’avoir lieu, mais elle est en contact avec l’affect qui imprègne le corps tout entier : des sentiments sont produits par ce qui est vu, entendu, perçu, tels la satisfaction, la honte, la peur, qui vont constituer une mémoire composée de traces mnésiques couplées à des valeurs d’affect. C’est ainsi que la trace des circonstances que nous avons vécues vient s’inscrire dans le corps, pour s’y combiner à nos prédispositions qui y sont déjà inscrites. Et ceci rend dynamique le faisceau de nos dispositions, qui sont des capacités à être en évolution constante. C’est ainsi que l’assassin-né finira par tuer ou non, non pas seulement parce que quelqu’un se trouvera un jour devant sa lame, mais aussi parce que la multiplicité des circonstances telles qu’il les aura vécues aura fait qu’il n’a pas été assassin-né de la même manière tout au long de sa vie.
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Hegel, G.W.F., 1941 (1807) La pheÌnomeÌnologie de l’esprit, (traduction et notes de Jean Hyppolite), vol. 1, Paris : Aubier
Jorion, Paul, 1999 « Le secret de la chambre chinoise », L’Homme 150 : 177-202
Paul, Je n’ai vu de ce film, il y a longtemps, que ce passage (au début du film, je crois)…