Jean-François Billeter prend soin dans Contre François Jullien de rapporter de manière détaillée les vues d’une historienne chinoise contemporaine du nom de Li Tong-tsun (en pinyin : Li Dongjun), dont il écrit qu’elle « illustre à merveille la position critique » dans le monde intellectuel chinois contemporain (2006 : 25) et dont on comprend que le point de vue correspond de près à la manière dont il se représente lui-même l’histoire chinoise.
Voici comment Billeter résume l’interprétation de cette historienne, telle qu’on la trouve exprimée dans son ouvrage intitulé Canonisation de Confucius et révolution confucianiste, publié en chinois en 2004 mais non-traduit dans d’autre langues :
« Selon Li Tong-tsun, les conseillers des empereurs Han ont élaboré, pour servir leurs maîtres, une sorte de culte de l’Un, principe régissant toutes choses, dont l’empereur était l’agent premier sur terre. Un système de relations sociales hiérarchisé de part en part devait manifester cette grande unité. Il imposerait à chacun un rang et une position déterminée, lui prescrirait des devoirs spécifiques, exigerait de lui la vertu particulière qu’il fallait pour les remplir. Ce système distribuait de façon savante, à chacun selon sa place, un devoir de soumission vers le haut et un droit de domination vers le bas. Le fondement de cet édifice était le peuple (min), qui n’avait que le devoir de soumission. Au sommet se trouvait l’empereur (appelé souvent chang, le « Haut »), qui n’avait que le droit de dominer. Ce système avait une vocation universelle catholique. Il impliquait que chacun était responsable, dans son rôle, de l’harmonie du Tout et portait, en ce sens, une responsabilité totale. Il en résultait un devoir généralisé d’abnégation en faveur de la totalité. Le moi était haïssable. Un individu rebelle était châtié, exclu – mais la violence devait, autant que possible, rester discrète, pour ne pas troubler l’harmonie de l’ensemble : « Il ne faut jamais montrer les armes tranchantes dont use l’État », dit le Lao-tseu. Pour que l’exemption de toute loi morale dont jouissait le souverain n’apparût pas, il fut déclaré « Fils du Ciel », ce qui lui imposait une piété filiale toute fictive et le devoir, bien réel, de défendre la totalité, c’est-à-dire l’ordre impérial » (2006 : 26-27).
Si, comme le suppose Billeter, l’analyse qui précède, fruit de la réflexion de l’historienne contemporaine Li Tong-tsun, est correcte, cet ordre impérial constituait – du moins sur le papier – une machine à gouverner quasi parfaite.
Pourquoi cette machine à gouverner aurait-elle alors échoué plus souvent qu’à son tour dans la pratique ? En raison de contingences, d’événements divers dus à l’imprévisibilité du monde tel qu’il est : monde humain certainement, mais aussi monde naturel autour de nous et à travers nous, caprices auxquels une administration doit réagir pour tenter de rééquilibrer une immense machine un moment déstabilisée.
L’histoire des hommes n’est en effet ni uniquement de leur fait individuel, ni le reflet plus ou moins distant et plus ou moins fidèle de leurs comportements collectifs. Il y a, on le sait, pour imposer son empreinte sur le devenir de notre espèce, des événements intrinsèquement liés à la constitution de notre planète au sein de son système stellaire, tels que les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, la chute de météorites, la sécheresse ou les inondations, les épidémies qui nous touchent nous ou les animaux que nous élevons pour en tirer parti, les « dix plaies d’Egypte »[1], et ainsi de suite. De tout cela nous avons dû nous en accommoder et tenter vaille que vaille de remettre la machine sur les rails à la suite de chaque déraillement.
J’ai ainsi relevé dans l’ouvrage du sociologue allemand Max Weber, Confucianisme et taoïsme (1916), des fluctuations dans le bon ordre dont parle Li Tong-tsun, dues à des aléas historiques déstabilisant la Chine impériale et forçant les autorités à prendre des mesures en principe correctrices mais toujours susceptibles d’entraîner des effets secondaires fâcheux, et faisant s’éloigner ce bon ordre des principes sinon apparemment irréprochables que la Chine impériale s’était donnés, et dont Li Tong-tsun semble avoir dressé un catalogue très exact.
Ainsi, des privilèges sont instaurés : les membres de la famille impériale sont dispensés des examens permettant d’atteindre le premier degré du mandarinat (1916 : 173) ; il existe de même une discrimination positive dans l’accès au statut de lettré pour les fils de mandarins (1916 : 173) ; et il en va de même pour les habitants de la province du Nord en raison du rôle-clé qu’ils jouent dans la protection militaire du royaume (1916 : 175). Il existe à l’inverse une discrimination négative envers certains groupes (enfants de barbiers, musiciens, domestiques, porteurs) pour qui l’accès au mandarinat est barré : il faut être « de bonne famille » (1916 : 173). Une tentative de reféodalisation a d’ailleurs lieu : l’autorisation pour les mandarins de désigner leur successeur est accordée mais la manœuvre échoue rapidement (1916 : 175) ; en raison des dépenses militaires, l’entrée au collège (1453) et l’acquisition de charges (1454) deviennent vénales (1916 : 175) ; l’évaluation du comportement sur un plan moral prend le pas comme facteur d’avancement sur l’approfondissement des connaissances (1916 : 174) ; et, dans le même sens, mais cette tentative sera sans lendemain, en 1372, la vertu est mise en avant comme seule qualité nécessaire d’un fonctionnaire, plutôt que les connaissances techniques qui prévalaient jusque-là (1916 : 176).
Et l’historienne Li Tong-tsun de tirer les conséquences pratiques de l’interprétation qui est la sienne de l’histoire chinoise :
« Le progrès véritable ne viendra que quand nous donnerons enfin la primauté à l’individu – quand nous poserons 1° qu’il est autonome (il n’a pas besoin que l’on pense à sa place), 2° qu’il a vocation à s’autodéterminer (il n’en existe pas de définition valable une fois pour toutes) et 3° que les libertés politiques sont nécessaires pour cela » (Billeter 2006 : 30).
Ces thèses sont admirables – on aura d’ailleurs reconnu celles qui prévalent aujourd’hui dans le monde occidental – mais sont-elles pour autant valides au regard des découvertes des sciences de l’homme ? Est-il vérifié, par exemple, que « l’individu [soit] autonome » ? Est-il vrai « qu’il a vocation à s’autodéterminer » ? Et si elles devaient ne pas être valides, que peut-on tirer quant à une critique de la « logique » impériale chinoise, d’une approche supposant qu’elles sont vraies à l’intérieur d’un projet qui n’est plus alors scientifique mais uniquement politique ?
Denis Dammaretz et Danièle Hainaut écrivent à propos du ritualisme :
« Le rite s’affirme comme fondement ou fondation de la morale, donc du bon fonctionnement des institutions, de l’harmonie. Il met en acte l’ordre des choses et leur sens. […] Le rite conjugue à la fois la musique qui change les mœurs et les mots qui instaurent les rapports justes entre les êtres. Il s’agit de faire concert, de jouer ensemble une partition juste. Le rite permet l’intelligence et la compréhension des rapports entre les hommes et permet de s’insérer dans ces rapports d’une manière juste et adéquate. Le rite, c’est l’autre nom du respect de soi-même et des autres, dont la politesse, la courtoisie et l’urbanité sont les manifestations les plus usuelles au quotidien. L’homme naît dans l’espace du rite qui est aussi une cérémonie d’avènement, un couronnement de l’homme en tant qu’homme. Le rite, c’est la culture qui permet à l’homme d’accéder à l’humanité et au perfectionnement de soi et des autres. » Et ils rappellent : « « Se dégager de l’égoïsme pour se replacer dans le sens du rite, voilà ce qu’est l’humanité. » (Confucius, conversation avec Yan Hui) » (« Originalités de la Chine -3- » RITUALISME).
La manière chinoise de produire un ordre, par le biais du ritualisme, ne serait-elle pas davantage conforme à ce que nous savons aujourd’hui du fonctionnement authentique du psychisme humain ? La question mérite en tout cas d’être posée, et si ce devait être le cas, le ritualisme se serait imposé en Chine sur le mode empirique de l’essai et erreur, qui est le mode typique selon lequel s’est constituée la pensée chinoise au fil des millénaires. J’aurai bien sûr l’occasion d’y revenir.
(à suivre…)
[1] Les eaux du Nil devenues putrides, une pluie de grenouilles, une infestation de moustiques, et aussi de taons, la mort des troupeaux, une épidémie de furonculose, la grêle se « transformant en feu » (Exode 9 : 13-35), une invasion de criquets pèlerins, les ténèbres, enfin, la mort des premiers-nés.
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Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris : Allia 2006 (3e édition 2014)
Max Weber, Confucianisme et taoïsme [1916], Paris : Gallimard 2000
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