Billet invité. Je publie bien volontiers cette contribution au débat. Elle défend à mes yeux une conception essentiellement traditionaliste de la politique. Il s’agit là d’un luxe que nous ne pouvons plus nous autoriser : la politique aujourd’hui doit se faire de manière inédite, sans quoi nous serons très rapidement contraints de cesser d’en faire.
Parmi ceux qui lancent l’idée de « primaire de la gauche » : Cohn-Bendit, Yannick Jadot, Benoit Hamon … et maintenant Martine Aubry, Thomas Piketty fait figure de jeune homme, égaré dans un panier de vieux crabes exhalant des odeurs fortes.
Mais le soutien qu’apporte Paul Jorion à l’idée, plus précise, d’une candidature Piketty à la présidentielle de 2017, voilà une idée de jeune homme : fraiche, originale, sympathique, brillante, complètement déconnectée du monde réel.
Un argument de Paul, en particulier, nous révèle l’origine de cette idée : si Piketty est candidat, nous dit-il, cela fera la première page de journaux aux USA, en Chine, en Inde, et ailleurs, tandis que si, par exemple, Cohn-Bendit se présente, cela n’aura aucun écho international. Combien c’est vrai ! Mais chacun se dit in petto : les Chinois ne votent pas en France, et les électeurs français ne lisent pas le chinois…
Oui, dans le monde des économistes, Piketty, à juste titre, est une star. Mais, remarque très terre-à-terre, dans le baromètre des personnalités politiques, il n’apparait pas (de même d’ailleurs que Pierre Laurent). Observation vulgaire, à la question « Souhaitez-vous que tel homme politique joue, dans l’avenir, un rôle plus important », Jean-Luc Mélenchon obtient régulièrement plus de 30%, plus que François Hollande (26%), que Marine Le Pen (24%) et que Cécile Duflot (21%).
Naturellement, il est insensé de parler de candidature si l’on ne précise pas ce que l’on vise, ce que l’on espère. Beaucoup sont d’accord pour dire : « On ne veut pas avoir un second tour de la présidentielle avec Le Pen et Juppé. ». Mais déjà là, nous nous séparons. Je suis de ceux qui disent : je ne veux pas d’un second tour avec deux candidats parmi ces trois : Hollande, Le Pen et Juppé (à Hollande on peut substituer Valls, Macron, par exemple, et à Juppé, Sarkozy, sans modifier le sens du propos).
Mais je dois aller plus loin. Si je ne veux ni de Hollande, ni de Juppé, ni de Le Pen, c’est au profit d’un candidat qui pourra mettre en œuvre une politique de progrès social, une politique qui modifie la répartition de la plus-value dans le sens d’une plus grande part pour le travail, d’une moins grande part pour la rente. Et s’il est facile de dire, comme un syndicat : baisse de l’âge de la retraite, baisse de la durée hebdomadaire légale du travail, hausse des salaires et des minimas sociaux, réorientation de l’agriculture et de l’industrie dans un sens écologique, il est moins facile d’en tirer quelques conclusions : nécessairement créer de la monnaie, investir, mettre le système bancaire au service de l’intérêt général, desserrer l’étau de la concurrence internationale en pratiquant un certain protectionnisme, pour ne citer que quelques tendances. Enfin, tout le monde sait que la moindre de ces décisions est interdite par les traités européens, si bien que la protestation purement culturelle d’appartenance au monde européen, aimable déclaration, est sans valeur aucune. Aucune politique progressiste ne peut être mise en œuvre sans un affrontement sévère avec les instances européennes. Varoufakis, d’ailleurs, ne dit pas le contraire. Et l’expérience Tsipras est là pour nous faire garder en mémoire ce qui arrive à ceux qui ont mal défini les limites de l’affrontement.
Thomas Piketty est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et son dernier livre a connu un succès planétaire, que l’ampleur et la rigueur du travail justifie complètement. Ce qu’il présente comme son inégalité fondamentale : r > g (où r est la rentabilité du capital, et g la croissance), implique dans les conditions présentes l’explosion inéluctable des inégalités, qui ne peuvent à court terme que déchirer la démocratie. À ce problème il propose des solutions comme : taxer le patrimoine de manière à ce que, justement, on finisse par avoir r < g. Piketty a été reçu dans le monde entier (le monde des économistes) comme un accusateur du capitalisme, mais il a pris soin de déclarer avec emphase : « Je suis vacciné à vie contre les discours anticapitalistes convenus et paresseux, qui semblent parfois ignorer cet échec historique fondamental, et qui trop souvent refusent de se donner les moyens intellectuels de le dépasser » (p. 62). Chacun peut d’ailleurs envisager que Piketty soit vacciné à vie contre le discours anticapitaliste, fut-il non convenu, ni paresseux, aurait-il tiré dès le début des années 1930 le bilan du stalinisme.
Le 25 février, à Lille, il a répété : « Nous ne sommes pas des marxistes ni des gauchistes ! ». Tant de bonne volonté mérite qu’on le croie. Il n’est rien de tel, même de loin, et si les oligarques le détestent pour avoir démontré ce qu’il a démontré, on comprend que cela le désole. Du reste, il a tenté de conseiller François Hollande, ce qui suggère qu’il partage les buts du chef de l’état.
C’est pourquoi, si je ne suis pas favorable à une candidature Piketty, ce n’est pas simplement parce que c’est une idée absurde, du fait que Piketty n’est en rien un homme politique, ne comprend rien au monde politique (pas plus que Paul Jorion, et en un sens, c’est tout à leur honneur à tous les deux), et est inconnu du public. Ce n’est pas non plus parce que cette idée de primaire elle-même n’a aucun sens, car François Hollande ne sera pas le premier chef d’État de la Vème république à ne pas se représenter et que, se représentant, il ne sera pas le premier chef d’Etat sortant à accepter de passer par une primaire, sans compter que personne, à gauche du PS ne pourra envisager de se soumettre à un vainqueur de la primaire qui serait François Hollande ou l’un des siens. Imaginons une seconde Thomas Piketty affronté à François Hollande dans un débat (je ne développe pas ! Que ceux qui ont un peu d’imagination la convoquent) !
Non, mes raisons sont ailleurs. Même en rêve, additionner les 11% de Mélenchon aux 12% de François Hollande, c’est bien plus impossible qu’ajouter, comme disaient nos instituteurs, des choux et des carottes, qui après tout sont des légumes. Le candidat unique de la gauche, ou de la gauche non marxiste-anticapitaliste-paresseuse-convenue, est un abstract nonsense, ce genre d’arithmétique n’a aucune chance de le mener au second tour. Il y a les gens qui sont ou été au pouvoir dans les quatre dernières années : Hollande, Valls, Macron, Montebourg, Hamon, Duflot… et on a vu le résultat. À gauche, qui en redemande ?
Si nous voulons éviter un second tour de cauchemar, il faut pour le moment laisser un peu tomber les pourcentages. Les Français assistent peu aux conférences de l’EHESS. Je vis dans le monde où il y a les travailleurs de Vallourec, qu’à Lille, Mélenchon visitait, il y a ceux de Goodyear, il y a des paysans et des éleveurs à bout, il y a un actif sur trois qui n’est pas réellement actif (rapport de la DARES), et il y a un courant qui veut constituer cela en une marée citoyenne capable de changer la donne.
Dans ce courant, nous faisons modestement ce qui est recommandé par l’histoire (par exemple l’histoire du parti communiste français au début des années trente) : nous allons aux masses. Nous avons reçu soixante dix mille soutiens en deux semaines, et créé quatre cent cercles d’appui. Nous voulons avant tout faire reculer l’influence du Front National dans les usines, les bureaux et des campagnes. Comment ? En y allant, en organisant des rencontres, des débats, des « banquets citoyens ». Nous voulons que la candidature citoyenne (portée par Jean-Luc Mélenchon) fasse davantage de voix que celle de Hollande et que celle de Le Pen, au premier tour. Nous voulons un second tour entre JLM et Juppé. Et surtout, au delà de 2017, nous voulons une vraie gauche reconstruite.
Comme je sais que Paul Jorion est un homme honnête et intelligent, j’attends seulement de lui qu’il observe et reste attentif à ce qui va suivre.
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