Billet invité.
L’année 2015 et le début d’année 2016 ont montré que la France était une cible prioritaire pour les attaques terroristes de l’état islamique (EI). Nous avions identifié dans un précédent billet les buts stratégiques poursuivis par cette organisation lorsqu’elle agit en France. Il faut maintenant étudier plus en détail les menaces, leurs diversités afin de mieux réaliser à quel point la réponse que nous leur opposons doit être révisée et intégrée dans une démarche globale.
1/ La France cible prioritaire de l’État islamique :
« Alors Oh Muwahhid[i] (…) Si vous pouvez tuer un infidèle américain ou européen – et spécialement ces Français pitoyables et dégoutants – ou un Australien, ou un Canadien, ou un autre de ces infidèles parmi ceux qui nous font la guerre, y compris les citoyens des pays qui sont entrés dans la coalition contre l’état islamique, alors remets-t’en à Dieu, et tue-le de n’importe quelle façon ou moyen qui sera nécessaire. Ne demande de conseil à personne ou ne sollicite aucun verdict. Tue l’infidèle qu’il soit civil ou militaire, car ils sont jugés pareil. Ils sont tous deux des infidèles. Ils sont tous deux considérés comme faisant la guerre (le civil en obéissant à un Etat qui fait la guerre aux musulmans)…. »[ii]
Ainsi depuis cette allocution du 22 septembre 2014, la France ne peut ignorer qu’elle est une cible prioritaire pour l’État islamique.
Ce discours est aussi important car il matérialise un changement de stratégie majeur de l’EI.
Jusque-là, l’EI se distinguait d’autres organisations djihadistes terroristes, comme Al-Qaida, par le fait qu’il privilégiait la lutte contre les « ennemis proches » (chiites, potentats locaux ou mouvements armés concurrents) par opposition aux « ennemis lointains « (Europe, USA)[iii].
A partir de ce discours du 22 septembre 2014, l’EI effectue un « pivot stratégique », et réoriente une part de ses opérations contre les Occidentaux, les Etats-Unis et généralement tous les pays qui s’opposent à lui en ciblant plus particulièrement la France.
Toutefois, cette réorientation ne se fait pas en revenant à ce que faisait al-Qaida, mais de manière complètement différente, puisque l’EI ne menace pas simplement ses « ennemis lointains » d’attaques terroristes, mais insiste dès le départ sur le caractère spontané et diffus de ces attaques.
Citons un autre extrait de ce message du 22 septembre 2014 qui, au-delà des propos de pure propagande, illustre parfaitement la manière dont l’EI entend agir contre les Occidentaux :
« Oh ! Américains, Oh ! Européens, l’État islamique ne vous a pas déclaré la guerre, comme vos gouvernements et vos médias veulent vous faire croire. C’est vous qui avez commencé l’agression contre nous, et de cela vous en êtes les responsables, et vous en payerez le prix le plus élevé. Vous en payerez le prix quand vos économies s’effondreront. Vous en payerez le prix quand vos fils seront envoyés faire la guerre contre nous et reviendront invalides, amputés ou dans des cercueils ou mentalement malades. Vous en payerez le prix quand vous aurez peur de voyager vers n’importe quel pays. Et même vous en payerez le prix quand vous marcherez dans vos rues, tournant à droite et à gauche, en ayant peur des musulmans. Vous ne vous sentirez plus en sécurité, même dans vos propres lits. Vous en payerez le prix quand votre croisade s’effondrera et qu’ensuite nous vous frapperons dans votre propre pays, et qu’après ça, vous ne serez plus jamais capables de faire du mal à qui que ce soit. Vous en payerez le prix et nous avons préparé pour vous ce qui vous fera le plus souffrir. »
L’EI menace donc à la fois d’attaques organisées (« nous avons préparé pour vous… ») mais surtout appelle tous ses sympathisants à frapper dans le même sens.
Ce pivot stratégique montre une capacité à penser et à se projeter stratégiquement dans l’avenir, puisqu’au moment où ce discours est prononcé (septembre 2014), l’EI est encore en phase d’expansion territoriale. Dès cette époque, les chefs de l’EI préparent déjà le contrecoup, et adaptent leur stratégie pour neutraliser la riposte des Américains et des Européens, en étendant la guerre loin de leurs possessions.
Ce choix est parfaitement cohérent, et il ne doit rien à l’idéologie djihadiste, à une prétendue « jurisprudence religieuse » ou au hasard.
En redéployant une partie de ses moyens pour frapper directement l’Occident sur son propre sol, l’EI poursuit un double objectif opérationnel :
- d’une part immobiliser les moyens militaires et sécuritaires de ses ennemis loin de son sanctuaire territorial, afin d’alléger la pression et de disperser les forces qui lui sont opposées
- d’autre part, frapper les « zones grises », où coexistent musulmans et non-musulmans, afin de faciliter le ralliement des musulmans à leur califat nouvellement proclamé.
Sur ces deux aspects, la France offre des perspectives de succès qui la place parmi les cibles prioritaires :
- elle s’est d’abord engagée de manière très ostentatoire dans des opérations militaires contre le terrorisme djihadiste soutenant voire suppléant aux Etats-Unis ;
- ses moyens militaires sont limités et ne lui permettent pas de soutenir à la fois une menace sur son territoire national et plusieurs opérations extérieures ;
- la société française est traversée depuis des années par des tensions internes, liées à la crise de son modèle politique (débat sur la laïcité, l’identité nationale), aggravées par la lourde récession économique frappant la zone euro depuis 2007-08 ;
- la France est l’un des pays avec une communauté musulmane importante, très liée au monde musulman (Maghreb et Machrek), dont l’intégration est avancée mais encore incomplète ;
- Enfin, la France représente symboliquement pour les djihadistes un ennemi particulièrement légitime (laïcité, histoire commune avec de nombreux pays musulmans, ex-puissance coloniale…) et en l’attaquant, l’EI peut augmenter son influence au sein de la sphère djihadiste, contestant le leadership d’al-Qaida
Pour toutes ces raisons, le choix de cibler la France est rationnel et évident pour l’EI.
2/ le redéploiement des actions terroristes de l’État islamique vers la France :
Toutefois, à la date du 22 septembre 2014, l’EI ne dispose ni des réseaux, ni de l’expérience nécessaires pour lancer des attentats de grande ampleur sur le sol français. L’EI a de nombreux sympathisants et bénéficie de réseaux d’abord mobilisés pour son financement, sa propagande, le recrutement de volontaires et leur envoi en Syrie et en Irak.
De fait, une filière de recruteurs et de passeurs vers la Syrie n’a pas la même structure, ni la même composition qu’une cellule destinée à mener des actions terroristes en France.
D’ailleurs, avant le mois de septembre 2014, on n’observe que peu d’attentats (ou de projets d’attentats déjoués) reliés à l’EI.
Pire même, l’EI en effectuant son pivot stratégique de septembre 2014, se retrouve à poursuivre deux finalités contradictoires à court terme :
- recruter et faire venir à lui le plus de candidats djihadistes,
- promouvoir des attaques terroristes sur place de djihadistes.
En réalité, cette contradiction va être résolue, grâce à un effort de propagande sophistiqué, qui va permettre à l’EI de rendre compatible ces deux finalités, notamment en élargissant les publics visés afin de limiter les interactions contradictoires. Les attaques sont soit le fait de personnes qui ne peuvent rejoindre l’EI, soit de personnes qui vont échouer à rejoindre l’EI, soit encore de personnes revenues après un séjour au sein de l’EI – la priorité restant au recrutement de volontaires pour défendre le sanctuaire territorial.
Rapidement, le nombre d’opérations terroristes montées en Europe, et surtout en France, et reliées à l’État islamique va augmenter. Les statistiques sont évidentes[iv]:
Le nombre des projets d’attaques terroristes augmente fortement à partir de septembre 2014, en Europe mais surtout en France. Cette augmentation est la conséquence directe du pivot stratégique de l’EI, qui est désormais l’acteur majoritaire de ces projets, au point d’atteindre au second semestre 2015, 100% des attentats terroristes en France.
Cette statistique n’est pas isolée, ni due à une coïncidence, puisqu’elle se vérifie aussi à l’égard de l’Australie, autre pays nommément visé dans le discours du 22/09/2014[v], et qui va être la cible de nombreuses attaques. Pour ce pays, l’augmentation est encore plus flagrante puisque nous passons de 0 projet terroriste connu ou déjoué entre 2011 et 2014, à 4 projets en 2014 – dont 3 dès septembre 2014 – et 3 jusqu’en juin 2015.
Il faut donc constater que le redéploiement des moyens de l’EI contre l’Europe s’est fait rapidement malgré la distance, et l’augmentation des réactions sécuritaires des pays concernés. L’EI a donc été en mesure de susciter très vite après le 22 septembre 2014 des attaques terroristes contre la France.
Le changement entre après le 22 septembre et avant est donc incontestable et rapide : avant, l’activité terroriste est réduite, et souvent le fait d’anciens djihadistes revenus en Europe[vi], ou de cellules terroristes liées à Al-Qaida[vii] (dont l’EI fait partie jusqu’en 2013). En réalité à une exception près[viii], l’EI n’apparaît que très rarement dans les projets d’attentats terroristes avant 2014.
3/ Comment l’État islamique a-t-il réussi à générer aussi vite des attaques terroristes ?
C’est essentiellement grâce à une utilisation des moyens de communication modernes au service d’une propagande opérationnelle, que l’EI a réussi à susciter des attaques terroristes en Europe et en France.
Nous allons voir que l’EI fait un usage militaire et opérationnel de la propagande, qui n’est plus simplement un moyen de se légitimer, ou de recruter, mais réellement un mode d’action opérationnel autonome contre ses ennemis.
Pour cela, l’EI profite d’un projet idéologique, dont les caractères messianiques[ix] et apocalyptiques[x] sont de puissants leviers pour provoquer un passage à l’acte terroriste. Sans entrer dans de longs développements, on relèvera que tout projet millénariste et apocalyptique bénéficie de 3 avantages pour sa diffusion, sa capacité de séduction et de conviction :
- une théorie apocalyptique semble plus facilement retenir l’attention, par son opposition aux messages dominants des pouvoirs politiques ou religieux en place. Sa diffusion se fait de manière virale et donc très rapide ; cette rapidité de diffusion est démultipliée par les nouvelles technologies d’information et de communication qui privilégient justement le mode de diffusion « viral ».
- une idéologie apocalyptique et millénariste provoque chez ses adeptes un degré de fanatisme et de violence, comme une propension au passage à l’acte violent, plus importants que pour les personnes convaincues par d’autres idéologies.
- Enfin le traitement et la déradicalisation d’adeptes d’une idéologie apocalyptique et millénariste est rendu compliqué par le fait que cette idéologie est très résistante à la contradiction objective et à l’argumentation raisonnée. Ce mode de pensée privilégie l’analogie à la déduction. Et lors que l’idéologie est infirmée par la réalité, les adeptes se réfugient dans le déni, et dans la violence, ce qui facilite le passage à l’acte terroriste.
Ces éléments sont énoncés ici de manière empirique puisqu’il n’existe pas à notre connaissance, d’étude sérieuse sur l’idéologie de l’État islamique de ce point de vue. Pourtant, il y a là une des clés ouvrant à la réussite des politiques antiterroristes, et notamment de programme de déradicalisation.
Il est donc urgent que l’on mobilise des chercheurs en sciences humaines sur ces questions aux confins de l’anthropologie, du droit et de la psychiatrie[xi].
De manière plus concrète, la propagande de l’EI est dirigée vers le plus grand nombre, et elle est construite de manière à non seulement convaincre de nouveaux adeptes, mais leur donner tous les éléments psychologiques et opérationnels pour qu’ils puissent passer à l’action et commettre des attentats terroristes sans aucun rapport hiérarchique ni intégration dans une organisation structurée.
Il s’agit « d’activer » au sein des esprits fragilisés par différents facteurs (parcours personnels, politiques publiques ou situations économiques difficiles…), les leviers permettant non seulement l’adhésion au projet idéologique mais encore le passage à l’acte terroriste.
4/ Une menace diffuse et à plusieurs niveaux :
La méthode de l’EI lui autorise une grande réactivité, une démultiplication de ses capacités d’actions, qui sont fondées sur des enchaînements très différents menant tous à la violence terroriste. Cela engendre une menace diffuse presqu’impossible à parer.
Dans leurs travaux, Thomas Hegghammer et Petter Nesser ne distinguent pas moins de 6 typologies d’attaques terroristes en Occident reliées à l’EI (nous y joignons les exemples cités par eux) [xii] :
- 1) training and top-level directives : auteur entraîné par l’EI et projet décidé au plus haut niveau de l’organisation (aucun exemple au mois de juin 2015 – mais on peut penser que les auteurs y classeraient aujourd’hui les attaques du 13 novembre 2015 à Paris)
- 2) training and mid-level directives : auteur entraîné et projet conçu au sein de l’organisation (cellule Verviers démantelée en janvier 2015)
- 3) training : auteur entraîné par l’EI (attaque du musée juif de Bruxelles par Nemmouche en mai 2014)
- 4) Remote contacts with directives : contacts réguliers (téléphone, internet) avec des membres de l’organisation qui guident le projet d’attaque (projet de Vienne démantelé en octobre 2014)
- 5) Remote contacts without directives : contacts réguliers avec des membres de l’organisation sans directives pour effectuer l’attaque (cellule de Ceuta démantelée en mars 2015)
- 6) Sympathy, no contact : sympathisant sans aucun contact avec l’organisation (l’attaque de Hamid el-Hussain à Copenhague en février 2015 contre des caricaturistes du prophète).
Cette typologie est très intéressante mais elle me paraît souffrir de certaines faiblesses :
- Sa complexité est trop importante par rapport aux besoins liés à la conception de politiques antiterroristes efficaces et adaptées : les distinctions entraînement/contacts directs ou non sont trop difficiles, et l’utilité de savoir si les directives ont été données en haut lieu ou non au sein de l’EI – outre la difficulté à avoir l’information – ont peu d’intérêt pour les prévenir.
- Ses catégories laissent de côté certains facteurs : par exemple en ne tenant pas compte de la fourniture de matériel, de financement, de logistique, ou de la projection intégrale du commando destiné à réaliser l’attaque (à la manière des attentats du 11/09 par exemple) ; de même où placer les attaques suggérées ou suscitées par la manipulation mentale lors de contacts réguliers avec un membre de l’EI ?
A la lumière des évènements récents, il nous semble donc possible de réduire ces catégories à 3 niveaux, en fonction de l’origine des attaques et de l’ampleur de l’engagement de l’EI dans leur réalisation.
En effet, l’EI s’est donné la capacité de déployer ses moyens pour générer 3 types d’attaques terroristes, supposant trois niveaux d’implication, de l’attentat « classique », organisé et ordonné au plus haut niveau de la hiérarchie (comme les attaques du 13 novembre 2015 à Paris) jusqu’à des actions isolées de personnes autoradicalisées, n’ayant absolument aucun contact direct avec l’EI, mais qui vont tout de même agir consciemment pour son compte (ex. l’attaque à la machette contre un enseignant juif à Marseille de janvier 2016).
Nous essayons de matérialiser par un schéma ces trois niveaux d’attaques :
Ces trois catégories, dont les contours sont nécessairement arbitraires compte tenu de la fluidité des situations et de la dilution de la menace terroriste en France, nous semblent permettre d’appréhender au mieux la diversité des attaques, et surtout de pouvoir évaluer nos réponses en termes de prévention et de sécurité.
Le terrorisme projeté : il peut être constitué de commandos constitués dans les zones tenues par l’EI, entraînés, puis transférés vers les pays européens en plusieurs mois, prépositionnés à proximité de la cible (si possible dans un État voisin) puis dont l’attaque est déclenchée soit selon un planning préétabli, soit à l’initiative du responsable local, soit sur une instruction de la hiérarchie.
L’exemple type est l’attaque du 13 novembre à Paris.
Cette catégorie vise aussi les attaques menées par les djihadistes européens qui reviennent après un séjour dans les zones EI (que ce soit en Syrie, en Irak, ou en Libye), comme le projet avorté d’une attaque en août 2015 contre une salle de concert (déjà à Paris).
Ce type d’opération nécessite une logistique lourde et une préparation sophistiquée et complexe. Il présente des vulnérabilités face aux dispositifs antiterroristes européens mis en place après 2001, et constamment améliorés depuis. Nos services de renseignement et de sécurité sont en théorie organisés et équipés afin de rendre de telles attaques très difficiles à mener à leur terme. Leur réussite paraît donc aléatoire, que ce soit du fait de la facilité à identifier en amont ses auteurs (djihadistes de retour des régions tenues par l’EI, et devant traverser de nombreux pays) ou encore, de la vulnérabilité d’un commando projeté par l’EI depuis la Syrie, qui sera exposé à l’action des services de sécurité pendant la longue période de préparation et de mise en place.
Les dispositifs légaux actuels semblent pertinents en France pour traiter cette menace, et l’effort doit être mis sur les moyens, et surtout sur la rigueur du travail des agents des services de sécurité dont la vigilance est constamment menacée par la routine, les erreurs individuelles, les rivalités…
De même, les statistiques des djihadistes étrangers engagés au sein de l’EI, et celles de ceux revenus en Europe, permettent d’évaluer les risques à venir[xiii].
En conclusion, ce type d’attaque ne peut réussir en Europe que lorsque les auteurs parviennent à « profiter » de manquements, de failles ou de carences des services de sécurité européens.
Le terrorisme glocal : Il s’agit d’un mode d’action terroriste qui découle directement des évolutions internes à al-Qaida[xiv], qui repose donc sur des cellules locales, plus ou moins soutenues (financement, entraînement, moyens) mais qui agissent dans un cadre global. Ce cadre est donné soit par des directives expresses de l’organisation, soit lors de contacts réguliers émanant de l’État islamique (qui ne sont pas exempts de manipulation mentale).
Ce qui caractérise cette catégorie intermédiaire est l’existence d’un lien organisationnel évident avec l’EI mais sans que ce lien n’aille jusqu’à une projection de force. Les moyens et les auteurs sont eux issus des zones cibles (ou voisines). Il peut s’agir d’une cellule constituée autour d’un recruteur ou de sympathisants de l’EI ayant fait allégeance (allégeance acceptée ou au moins connue de l’organisation), ou de membres de l’entourage ou de la famille d’un djihadiste parti rejoindre l’EI.
La difficulté pour prévenir ce type d’attaque est son caractère « localo-centré » manifeste : il n’y a pas d’allers-retours entre la France et l’une des zones tenues par l’EI qui permet d’identifier et de suivre les menaces potentielles. En revanche, les interceptions des communications avec les contacts au sein de l’État islamique constituent un moyen de prévention important.
Cette catégorie regroupe le plus grand nombre de projet d’attentats déjoués récemment en Europe. Les statistiques connues montrent d’ailleurs que la majeure partie des projets d’attentats en Europe de l’EI ne sont pas le fait de combattants partis rejoindre l’organisation puis revenus, mais de membres ou de sympathisants locaux restés sur place[xv].
C’est contre ce type de terrorisme que se sont orientés récemment les dispositifs législatifs et les services de renseignement. La menace est connue, et souvent ces cellules sont liées à des réseaux anciens, donc identifiés. Ces menaces peuvent donc être prévenues, à condition d’y mettre les moyens et la rigueur.
Le terrorisme opportuniste (ou d’opportunité) : cette catégorie recouvre en réalité des situations très différentes qui ont comme point commun que le passage à l’acte découle de la conjonction d’une propagande opérationnelle largement diffusée par l’EI, et d’un terreau individuel favorable. Aucun lien direct ne peut être établi avec l’EI (pas de contacts directs, pas de soutien financier ou matériel, pas d’entraînement).
J’avais initialement identifié cette catégorie à la suite de l’attentat commis en Isère par un individu radicalisé (et en connexion avec l’EI), qui avait décapité son employeur avant de tenter de faire exploser un dépôt de gaz[xvi].
De l’attaque à la voiture bélier contre un piquet de militaires (Valence décembre 2015), à l’attaque d’un juif dans la rue par un adolescent (Marseille janvier 2016), ce type d’opération s’est multiplié en France, au point que parfois, le caractère djihadiste de l’opération soit nié par les autorités (c’est le cas pour l’instant à Valence).
C’est sur ce type d’attaques que les services de sécurité comme les législations antiterroristes sont les plus démunis.
Susceptible de toucher des individus isolés, indétectables, ces actions sont imprévisibles (modes opératoires, cibles, moments…) et leurs effets sur la société française sont d’autant plus lourds qu’elles seront répétées partout sur le territoire, créant un climat de terreur et des réactions contreproductives à tous les niveaux du pays, épuisant les services de sécurité dépassés par une menace complètement diluée, et réalisant les menaces d’al-Adnani du 22/09/2014 citées ci-dessus : « (…) vous en payerez le prix quand vous marcherez dans vos rues, tournant à droite et à gauche, en ayant peur des musulmans. Vous ne vous sentirez plus en sécurité, même dans vos propres lits. »
Au passage, dans cette catégorie vont se trouver des attaques qui ont d’abord relevé du fantasme journalistique : celles du loup solitaire. Longtemps invalidé dans les faits, le « loup solitaire » semble aujourd’hui devenir une réalité du terrorisme de 2016.
Logiquement, l’EI veut développer cette catégorie d’actions qui présente de multiples avantages (aucun engagement en cas d’échec, coût nul …). L’EI multiplie les instructions générales pour guider de telles attaques terroristes, qu’il s’agisse du choix des cibles (comme l’appel récent à attaquer les enseignants de l’école publique et les agents des services de protection de l’enfance) ou des modes opératoires comme nous allons le voir[xvii].
La capacité de l’EI à susciter une telle menace est l’un des aspects les plus inquiétants de la menace terroriste en France en 2016. L’efficacité du terrorisme opportuniste sur le long-terme est liée aux sous-jacents de la stratégie qui l’a générée.
5) les sous-jacents du terrorisme opportuniste de l’état islamique
Les sous-jacents à l’efficacité du terrorisme opportuniste sont doubles :
- Une maximisation des initiatives individuelles
- Une transformation de la propagande en arme de guerre.
La maximisation des initiatives individuelles locales
Ce que l’EI a réussi à faire pour le terrorisme djihadiste en Europe n’est pas nouveau. Il s’agit d’une forme adaptée d’une méthode d’opération que l’armée prussienne avait théorisée au début du XIXème siècle : l’Auftragstaktik, c’est-à-dire un système d’action militaire fondé sur la souplesse et une grande latitude des acteurs subalternes.
Il s’agissait de générer une capacité intrinsèque des différents niveaux de commandement à agir et à prendre toute initiative nécessaire au plan général. Cela reposait donc sur 3 facteurs : un plan suffisamment souple pour donner de l’autonomie aux exécutants sur le terrain (pas de micro-management par exemple), un plan diffusé et compris de tous les exécutants afin qu’ils puissent agir dans le sens voulu par le supérieur, et une éducation valorisant l’initiative.
« il n’y a rien de plus important que d’éduquer le soldat à penser et agir par lui-même. Son autonomie et son sens de l’honneur le pousseront alors à faire son devoir même lorsqu’il ne sera plus sous les yeux de son supérieur » (Règlement d’infanterie allemand de 1908)
On constate que l’EI réutilise avec le terrorisme opportuniste, en le maximisant, ce mode d’opérations militaires : les attaques terroristes opportunistes sont suscitées, permettent de poursuivre l’objectif stratégique final tout en se fondant sur une autonomie tactique complète de ses auteurs, qui n’ont rappelons-le aucun lien direct avec l’EI.
Il faut pour cela diffuser les objectifs, et c’est l’objet d’une propagande sophistiquée mais surtout volumineuse[xviii], et utilisant tous les canaux disponibles. Il ne s’agit plus simplement de convaincre, de légitimer, de recruter ou convertir, mais aussi de provoquer des attaques infligeant des pertes à l’ennemi.
La propagande de l’EI remplit donc 3 fonctions :
- La fonction classique de propagande : recrutement et renforcement moral
- Une fonction de transmission des instructions et des objectifs permettant à chacun de s’en imprégner pour agir ensuite sur sa seule initiative
- Une fonction d’éducation en diffusant les modes opératoires, régulièrement mis à jour en fonction des expériences des attaques réussies ou avortées.
Par exemple, l’EI vient ainsi de diffuser en novembre 2015 une plaquette de 64 pages de recommandations techniques sur les règles de prudence et de sécurité des djihadistes projetant un attentat en Occident, règles rédigées entre 2013 et 2014 sur la base de cours donnés aux djihadistes au sein de l’EI. Ce fascicule, « Safety and Security Guidelines…« [xix] a été adapté afin qu’il puisse s’appliquer expressément aux « loups solitaires » et aux petites cellules d’action.
Ce guide confirme que l’EI a intégré dans ses priorités la transmission des savoirs nécessaires à la réalisation d’attaques terroristes opportunistes, reproduisant ainsi l’éducation des officiers de l’armée allemande au temps de l’Auftragstaktik !
Et l’EI pousse la maximisation des initiatives individuelles locales jusqu’à cette éducation. Dans ce fascicule les personnes qui souhaitent commettre un attentat sont invitées à se tenir informées des rapports et analyses émis par les Européens eux-mêmes :
« … l’ennemi lui-même te montre comment l’attaquer, il te donne des idées et te guide. Dans les mots mêmes de l’ennemi, tu peux découvrir ses peurs, tu peux identifier ses points faibles, ses problèmes, et tirer avantage de tout ça dans tous les différentes étapes de la préparation de ton opération. Il y a quelques jours, je lisais un rapport écrit par des officiers de services de renseignement de plusieurs pays qui avaient analysé plus de 10 simulations d’attaques. Gloire à dieu (Subhan’Allah), au fur et à mesure que je lisais, j’avais des idées encore plus imaginatives et créatives. Ils pensent même à des choses auxquelles nous ne pensons pas, et dès que nous parvenons à découvrir ce à quoi ils s’attendent, nous pouvons l’utiliser à notre profit et contourner leurs plans… »[xx]
Cet extrait montre à quel point il est de la responsabilité de tous, y compris les passionnés ou analystes, de mesurer en permanence leurs interventions, afin qu’elles ne puissent profiter aux djihadistes de l’EI, qui sont souvent les premiers à s’y intéresser.
De même, la publicité faite par les médias occidentaux aux messages de l’EI doit être évaluée afin qu’elle ne permette pas des attentats djihadistes.
La propagande devient une arme de guerre :
L’utilisation de la propagande a toujours fait partie des moyens déployés par les belligérants lors d’une guerre. Tromper l’ennemi, maintenir le moral des troupes et des populations, recruter des alliés, soutenir l’effort de guerre sont des fonctions classiques.
La propagande est d’abord destinée à son propre camp, du fait de la proximité culturelle et linguistique qui garantit une meilleure compréhension et efficacité. Elle sert également à intoxiquer l’ennemi, à le tromper, à l’affaiblir moralement et à influencer les neutres en vue d’en faire des alliés.
Progressivement dans l’histoire, la propagande a été utilisée de plus en plus offensivement. C’est ainsi que la victoire des Soviétiques lors de la guerre civile russe est indissociablement liée à l’agitprop de Lénine, qui a autant diffusé l’idéologie communiste auprès des populations, que subvertit le moral des ennemis nombreux du régime de Moscou, à commencer par les corps expéditionnaires franco-britanniques.
Pour autant, la propagande n’a pas vocation à infliger directement des pertes à l’ennemi, elle n’est pas une arme de guerre au sens strict du terme.
Aujourd’hui, l’EI utilise sa propagande de l’État islamique comme une arme, capable « d’activer » des soldats au sein même du camp ennemi, et de lui infliger directement des dommages.
Par son contenu et ses moyens de diffusion, la propagande « récupère » les parcours personnels, les échecs, les carences affectives ou spirituelles voire les troubles mentaux, d’individus aux profils très variés, et de les mettre au service de la cause et des objectifs stratégiques de l’EI.
Les auteurs impliqués dans des actes relevant du terrorisme opportuniste, agissent souvent seul ou en très petits groupes. Ils suivent chacun un processus différent et individuel, lié à leur tempérament, leur vécu, leurs déceptions, leurs ratages, voire leurs maladies. Mais par leur action, ils servent les objectifs de l’EI, qui n’étant aucunement lié à eux, reste libre de les désavouer ou de les reconnaître.
6) Conclusion :
Les perspectives pour 2016 montrent donc une diversification et une dilution de la menace terroriste en France, autour de trois catégories d’attentats.
Si les moyens de prévenir les deux premières catégories sont aujourd’hui connus et mis en œuvre, il n’en est pas de même pour le terrorisme opportuniste.
La mise en place d’une contre-propagande est évidemment une bonne chose même si on peut s’interroger sur un discours contre-terroriste qui ne s’appuie sur aucune étude sérieuse quant aux ressorts de séduction et d’efficacité de la propagande de l’EI.
Pourtant une telle étude est indispensable. Elle suppose une démarche pluridisciplinaire afin de comprendre pourquoi le discours djihadiste est si efficace pour pousser des profils très variés à passer à basculer dans la violence aveugle.
La menace terroriste se dilue. Elle implique désormais des fractions diversifiées de la société française. Le terrorisme ne concerne plus seulement les membres de réseau – reliés à l’EI – ou des sympathisants (qu’il s’agisse de milieux djihadistes ou familiaux), mais plus largement des profils très différents qui vont s’engager dans une attaque terroriste opportuniste.
Face à cette dilution, il devient impérieux de concevoir une démarche globale sur le long terme de prévention du terrorisme, comme je l’avais déjà préconisé ici notamment, qui ne peut reposer seulement sur un volet répressif et policier, qui est inopérant et impossible à déployer face au terrorisme opportuniste.
Il serait intéressant ainsi de réfléchir à faire évoluer le droit pénal applicable au terrorisme. La politisation progressive des sanctions pénales applicables aux actes terroristes semble alimenter la menace de terrorisme opportuniste. Notre droit pénal paraît ainsi inadapté pour répondre à une menace à la fois diversifiée à l’extrême et très cohérente[xxi]. De même il est possible de réfléchir à l’adaptation des règles de responsabilité pénale, compte tenu des profils de certains auteurs d’attaque terroriste opportuniste (mineurs, malades mentaux …).
Etudier, comprendre, concevoir (enfin) des réponses globales et les appliquer sont donc des étapes indispensables et urgentes.
La sécurité de la France face au terrorisme de l’EI est à ce prix.
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[i] Muwahhid est le musulman croyant qui met l’accent sur le Tawhid , c’est à dire le monothéisme absolu de la foi dans l’Islam.
[ii] Déclaration connue de Abu Mohammed al-Adnani, porte-parole de l’État islamique le 22 septembre 2014, https://pietervanostaeyen.wordpress.com/2014/09/25/abu-muhammad-al-adnani-ash-shami-indeed-your-lord-is-ever-watchful/
[iii] « Daesh se distingue aussi d’Al-Qaida Central par un renversement de ses priorités stratégiques. Celles-ci ne vont plus à la lutte contre « l’ennemi lointain », c’est-à-dire les Etats-Unis et leurs alliés « croisés », les pays occidentaux, mais à « l’ennemi proche », à savoir les régimes arabes locaux, jugés corrompus et indignes de l’islam » in Rapport d’information sur le Proche et Moyen-Orient, Assemblée Nationale, Commission des affaires étrangères, rapporteur Odile SAUGUES, n°2666, déposé le 18 mars 2015, p.63 http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2666.asp#P524_178705
[iv] Statistiques établies sur la base des travaux de Thomas Hegghammer et Petter Nesser, Assessing the Islamic State’s Commitment to Attacking the West, in Perspectives on Terrorism, Vol. 9 Issue 4 – Agust 2015 – pp. 14-30 http://www.terrorismanalysts.com/pt/index.php/pot/article/view/440/html , et particulièrement l’annexe 2 qui dénombre tous les attentats et projets d’attentats en Europe de janvier 2011 à juin 2015, actualisée jusqu’au 13 janvier 2016.
[v] Egalement le Canada mais dans une moindre mesure.
[vi] Nous citerons Ibrahim Boudina (France – février 2014), Mehdi Nemmouche (Belgique – mai 2014), Mohamed Ouharani (France – juillet 2014)
[vii] C’est notamment le cas en France du démantèlement de la cellule Cannes-Torcy en septembre 2012, directement liée au front al-Nosra, alors externalisation en Syrie d’un état islamique ayant fait allégeance à Al-qaida.
[viii] Il y a au moins une affaire où l’implication de l’État islamique est possible, mais non avérée, il s’agit de l’affaire dite de « London Mumbai plot » d’octobre 2013, mais il n’y a aucune certitude.
[ix] Un projet messianique est un projet idéologique fondé sur la création d’une société ou d’un monde idéal et parfait, complètement mythique et dont l’instauration marquera l’entrée dans une ère nouvelle, la transformation radicale du monde ou même la fin de l’histoire – Définition inspirée par le livre de Richard Landes, Heaven on Earth : The Varieties of the Millennial Experience, Oxford University Press, Oxford 2011 p. 21
[x] Un projet apocalyptique est un projet fondé sur la croyance que la fin du monde ou sa transformation radicale, sont proches, et il est naturellement nourri de tous signaux négatifs ou pessimistes sur l’avenir de ses adeptes. Même source p. 18
[xi] Étude qui pourrait partir des travaux séminaux de J.M. Berger « The Metronome of Apocalyptic Time: Social Media as Carrier Wave for Millenarian Contagion », Perspectives on Terrorism, Vol. 9 Issue 4 – Agust 2015 – pp. 61-71 :
http://www.terrorismanalysts.com/pt/index.php/pot/article/view/444/html
[xii] Thomas Hegghammer et Petter Nesser, Assessing the Islamic State’s Commitment to Attacking the West, in Perspectives on Terrorism, Vol. 9 Issue 4 – Agust 2015 – p. 22 http://www.terrorismanalysts.com/pt/index.php/pot/article/view/440/html
[xiii] Voir par exemple Timothy Holman, The Swarm : Terrorist Incidents in France, in Terrorism Monitor, Volume 13, Issue 21, 30/10/2015 p. 5 : http://www.jamestown.org/programs/tm/single/?tx_ttnews%5Btt_news%5D=44538&tx_ttnews%5BbackPid%5D=787&no_cache=1#.Vpe3Y_32Z9A
[xiv] Il s’agissait même du mode d’action privilégié au début d’al-qaida avant qu’Oussama Ben Laden ne prenne le leadership et n’influence le mouvement vers des attentats de grande ampleur.
[xv] De janvier 2011 à juin 2015, on constate ainsi 22 projets de sympathisants pour 9 de djihadistes revenus de zones EI, source, Hegghammer & Nesser, Ibid. p. 27.
[xvi] Voir mon billet attentat en Isère : crime ordinaire et Jihad opportuniste.
[xvii] L’État islamique vient même de diffuser une plaquette complète de 64 pages recommandations techniques sur les règles de prudence et de sécurité des djihadistes projetant un attentat en Europe, règles rédigées entre 2013 et 2014 mais adaptées au cas des « loups solitaires » : « Safety and Security Guidelines… »
[xviii] Les statistiques des messages et vidéos diffusées par les différents services de communication et de propagande de l’EI dépassent de loin par leur nombre et leur fréquence la communication de toutes les autres organisations djihadistes.
[xix] Voir notamment http://www.investigativeproject.org/5021/new-islamic-state-document-shows-us-still-in# et http://www.jamestown.org/single/?tx_ttnews%5Btt_news%5D=44834&tx_ttnews%5BbackPid%5D=381#.Vpf4n_32Z9A
[xx] Citations traduites de Safety and Security Guidelines…, p. 11.
[xxi] Les attaques de terroristes opportunistes donnent ainsi lieu à des débats byzantins sur le fait de savoir s’il s’agit encore de terrorisme ou non (par ex. les attaques à Valence ou à la Goutte d’Or, mais aussi les attaques de marchés de Noël en 2014), ce qui montre que les frontières actuelles de notre droit en matière de terrorisme ne sont pas adaptées à l’évolution de la menace.
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