Billet invité.
Aristote distingue deux conceptions du capital. Selon la première, le capital est accumulé dans l’économie domestique, par le chef de la famille, en vue de la consommation de ses membres. Et de la même façon, dans l’économie politique, il est accumulé en vue de la redistribution entre tous les citoyens : son symbole quasi universel est le grenier ! qui donne naissance aux pyramides d’Amérique, d’Egypte, de Mésopotamie…
Cette première définition du capital s’applique à la redistribution et au marché de réciprocité. La redistribution, c’est la réciprocité ternaire centralisée. Cette structure engendre le sentiment de responsabilité et le sentiment de justice de celui qui occupe la position intermédiaire entre tous les autres, mais non pour ces derniers qui éprouvent, eux, le sentiment de confiance vis-à-vis du centre, puis de gratitude, et entre eux celui de solidarité. Dans l’Antiquité, seul le pater familias pouvait retirer au capital de la maisonnée (et le prince au trésor de la cité) une part pour l’aliéner dans un échange hors normes, en cas de nécessité (comme de se procurer des mercenaires pour la guerre). Mais cette privatisation de la propriété était l’exclusive du pouvoir absolu dévolu au statut du prince.
Le capital demeure inaliénable entre les générations que relaie une autre structure de réciprocité : la structure ternaire simple (la filiation). Dès lors, le capital est accumulé de génération en génération parce que chacune désire honorer celle dont elle reçoit et léguer à la suivante un patrimoine supérieur à celui qu’elle a reçu, un héritage plus productif que le précédent. Ainsi s’accroissent les moyens de production de chacune par rapport à la précédente.
Dans le marché de réciprocité, où s’impose la réciprocité généralisée, chacun est responsable de façon individuelle de la liberté de tous. La propriété est alors individuelle, familiale ou professionnelle. Le capital est propriété inaliénable parce qu’il ne peut être investi que pour augmenter les bénéfices dont le partage ou l’échange répond aux obligations statutaires de chacun. Il est patrimonial.
Le second sens de capital
Aristote prend un exemple pour en souligner la singularité. Dans les communautés qui sont très éloignées les unes des autres, les équivalences de réciprocité ne sont plus les mêmes, et si les producteurs n’ont pas connaissance de ces différences, les intermédiaires se trouvent libres de spéculer. La monnaie s’accumule dans leur escarcelle sans être répartie entre les producteurs. Le capital devient donc capital d’accumulation tout court.
Cette valeur spéculative est la propriété exclusive du commerçant qui se libère de tout lien de réciprocité ternaire. Et cela change la définition de la propriété. La propriété qui faisait corps et de façon inaliénable avec le producteur de biens ou de services acquiert avec le caractère virtuel de cette monnaie un nouveau statut. Elle est une propriété privée et aliénable en dehors de toute norme sociale : c’est le domaine de la valeur d’échange.
La chrématistique (l’accumulation primitive) a dorénavant, dit-il, deux sens contradictoires : distincts par leur finalité : le capital de redistribution et le capital de spéculation. L’accumulation au premier sens n’est pas sans limites car elle a pour objet la satisfaction des besoins de la communauté, tandis que dans son deuxième sens elle est sans limites. À quoi peut servir une accumulation sans limites ? À rien semble-t-il, parce qu’elle ne représente aucune valeur mais seulement une différence de prix, à moins qu’elle ne puisse servir d’avance pour une production ultérieure.
L’accumulation primitive n’a pas d’autre raison que de mobiliser la production et faciliter les échanges dont elle tire sa propre existence, du moins jusqu’au moment où la privatisation de la propriété absorbe les moyens de production eux-mêmes et permet de s’approprier l’appareil productif lui-même. Il en résulte naturellement que le plus fort s’empare des moyens d’existence ou de production du plus faible et contraint celui-ci à l’aliénation de sa force de travail – laquelle devient le moyen de démultiplier la production de la valeur d’échange – la valeur du travail social est alors laminée et transformée en valeur d’échange, et cela jusqu’à la disparition du travailleur lui-même quand il est remplacé par le travail mort des machines.
Pourvu qu’il reste une différence de prix entre les machines, la valeur d’échange demeure le moteur de la production économique. La privatisation de la propriété est la condition sine qua non de l’accumulation sans limites de la valeur d’échange et de son pouvoir économique. Et la condition préalable à l’accumulation capitaliste est une Constitution qui instaure la privatisation de la propriété comme fondement du droit (bourgeois).
Le capital oublié
Aujourd’hui des millions d’habitants du tiers-monde vivent en marge de la société capitaliste parce qu’ils entendent la propriété et le capital au premier sens d’Aristote, c’est-à-dire inaliénables, tandis que le droit occidental entend leur imposer sa définition par leur privatisation. Qu’exigent-ils ? Bénéficier du pouvoir qui leur permettrait d’exproprier leurs frères ? Ou de bénéficier des progrès de la science confisqués par le capitalisme ? Et que refusent-ils lorsqu’ils refusent toute intégration ? D’être des victimes de l’expropriation ou encore de perdre leurs conventions locales informelles, que Hernando de Soto [1] appelle le « droit des gens », c’est-à-dire leurs relations sociales de réciprocité, aussi archaïques fussent elles ?
La contradiction entre les deux conceptions du capital est patente. Deux droits à la propriété s’affrontent, l’un formel fondé sur la privatisation, l’autre informel, fondé sur l’inaliénabilité de ce qui est dévolu par le groupe social à chacun pour exercer son activité. L’un correspond au second sens de la chrématistique : l’accumulation sans limites de la puissance économique. Et l’autre au sens premier : l’accumulation ordonnée à la consommation de la communauté.
« On a tendance à considérer le “contrat social” comme une abstraction invisible quasi divine qui ne résiderait que dans l’esprit de visionnaires comme Locke, Hume ou Rousseau. Mais, avec mes collègues, j’ai constaté que les contrats sociaux du secteur extra légal ne sont pas seulement des obligations sociales implicites, connaissables d’après les comportements en société : ce sont aussi des arrangements explicitement documentés par des gens en chair et en os. Les contrats sociaux extralégaux sont donc tangibles et susceptibles d’être assemblés pour construire un régime de propriété et de formation du capital qui sera reconnu et mis en vigueur par la société elle-même » écrit Hernando de Soto.
Mais de quel régime de propriété et de quel capital la société doit-elle être le garant ?
Hernando de Soto répond :
« L’histoire du Pérou contient une leçon importante pour les réformateurs de toutes couleurs politiques. Qu’ils cherchent à droite (droits de propriété privée distribués autoritairement par la loi) ou à gauche (protection des terres des pauvres au sein de collectivités gérées par l’État), les programmes publics destinés à donner des biens aux pauvres échouent régulièrement depuis cent cinquante ans. La division simpliste “droite contre gauche” est largement déconnectée des besoins de la plupart des gens dans les pays en voie de développement. Ces gens passent dans l’illégalité non parce que la loi les a privatisés ou collectivisés, mais simplement parce qu’elle ne répond pas à leurs désirs, qui eux mêmes peuvent évoluer. Il leur faut parfois réunir leurs propriétés, et parfois les diviser. Si la loi ne les y aide pas, ils se débrouilleront sans elle. Ce qui caractérise les ennemis de la propriété et de la formation du capital dans les pays en voie de développement et les ex-pays communistes n’est pas qu’ils sont de gauche ou de droite, mais qu’ils préfèrent le statu quo. Les mouvements des pays en voie de développement doivent cesser de se mouler dans les préjugés des Occidentaux inspirés par la cruauté des enclosures et de la création de la propriété en Grande Bretagne voilà des siècles ou par la spoliation sanglante des indigènes en Amérique du Nord comme du Sud. Ces dettes mortelles sont réelles, mais sont à payer en Occident, pas ailleurs. Ailleurs, les gouvernements devraient écouter les chiens qui aboient dans leurs pays et trouver ce que leurs lois devront dire. Alors seulement les gens cesseront de vivre à l’écart du droit. »
C’est en découvrant ce “droit des gens” et les conventions sociales qui naissent entre eux que l’on peut ériger un droit qui rende la propriété à tous.
Il précise que « ceux qui gèrent les régimes de propriété des pays avancés ont des soucis foncièrement différents. Les questions qui les occupent se rapportent surtout aux droits de propriété. Or, ma préoccupation première ne portait pas sur ces droits eux-mêmes, mais sur un “méta-droit“ : le droit d’avoir des droits de propriété ». (p. 130)
Le méta-droit signifie que le droit de propriété ne puisse être violé par sa privatisation. C’est cela que nous appelons l’inaliénabilité de la propriété. Et ce qui le garantit, c’est le respect des conventions sociales sur lesquelles il est fondé.
« L’idée selon laquelle les bonnes lois reposent sur des contrats sociaux remonte à Platon, qui pensait que la légitimité devait se fonder sur un contrat social quelconque. Emmanuel Kant lui-même critiquant Locke écrivait que le contrat social devait précéder la propriété réelle ; tout droit de propriété naît de la reconnaissance par la société qu’une prétention est légitime. (…) C’est pourquoi les lois et titres imposés sans référence à des contrats sociaux existant échouent régulièrement : ils n’ont pas de légitimité ». (Ibidem)
Droit formel et droit informel viennent ici recouvrir des rapports sociaux antagonistes car les enclosures (la privatisation de la propriété) ou la violence s’opposent aux conventions sociales spontanées de la société humaine.
Capital de distribution ou capital d’accumulation, propriété inaliénable ou propriété privée, droit informel ou droit formel, depuis les commencements et non pas seulement depuis Platon, la société est confrontée à la contradiction entre le pouvoir de quelques uns et la liberté de tous. C’est à la privatisation de la propriété qu’est reconnu déjà dans la Bible le pouvoir de domination des uns sur les autres : “Reconnais en moi le pouvoir de domination et tout ce que tu vois t’appartiendra”. Et c’est à la réciprocité d’alliance qu’est reconnue la liberté créatrice.
Pour les capitalistes, il est décisif de faire en sorte que la propriété ne puisse être revendiquée que sous la forme de propriété privée, et il est indispensable que le capital ne soit conçu que sous la forme de capital d’accumulation ; la valeur que sous la forme de valeur d’échange, le bénéfice que sous la forme du profit, la consommation que sous la forme de consommation productive, la production que sous la forme de rentabilité du capital, et les rapports humains que sous la forme de rapports de force (militaires ou monétaires).
Mais, aujourd’hui, le capitalisme outrepasse ses limites. La Terre elle-même (la nature) dénonce sa démesure comme un défi insensé à la création dont elle avait confié la puissance au terrien.
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[1] Hernando de Soto (2000) Le mystère du capital. Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs. Ed. Flammarion, 2005, 302 p.
PJ : « Un lecteur d’aujourd’hui de mon livre Principes des systèmes intelligents » Je pense que c’est le commentateur Colignon David*…