La prétendue création monétaire « ex nihilo » par les banques commerciales, par Stéphane-Samuel Pourtalès

Billet invité.

Depuis quelques années, de plus en plus de vidéos veulent nous « réinformer » sur le « scandale » de la création monétaire par les banques privées.

Paul Jorion consacre tout un chapitre de son Penser tout haut l’économie avec Keynes (pp. 111-124) à cette croyance, qui n’est pas née d’hier. Elle a fait l’objet de publications depuis la fin du XIXe siècle (Newcomb, Fisher, Withers) rapportées (et soutenues) par Schumpeter dans l’Histoire de l’analyse économique.

Cette théorie est arborée aujourd’hui par des personnes pensant « mettre à jour le cœur du système ». Elle a pourtant été produite, et depuis bien longtemps, par des ténors de la doctrine ultralibérale. Parce qu’elle implique, comme on va le voir, une « euthanasie de l’État » par la disqualification du rôle de sa banque centrale.

*

J’ai acheté une planche de surf. Mais je vis à Clermont-Ferrand et je ne surfe que quelques semaines par an, pendant mes vacances. Je l’ai donc prêtée à mon pote Quentin qui habite à Biarritz. Quentin la prête à son tour, de temps en temps, à José. Quelle est la situation à l’instant T ?

  1. J’ai une planche de surf. Vous ne me contesterez pas ce fait. Mais vous me demanderez peut-être : montre-moi ta planche de surf. Alors je serai obligé de rectifier légèrement : je possède une planche de surf, mais, à cet instant T, je ne peux pas te la montrer.
  2. José a une planche de surf. D’ailleurs, il est debout dessus en train de taquiner la mer. Les badauds sur la plage le regardent évoluer et il n’y a de doute pour personne : José a une planche de surf. Sinon il ne serait pas debout sur la vague. Mais si l’un d’entre eux lui propose de l’acheter, José répond qu’il ne fait qu’utiliser cette planche, qui n’est à lui que pour quelques heures.
  3. Au même moment, Quentin prend un verre avec des amis devant la plage. « Quentin, la météo annonce des creux superbes pour demain. As-tu une planche de surf ? Oui, Greg, répond Quentin, j’ai une planche de surf. Je te la prête demain. » Quentin a en main la disponibilité de cette planche de surf dans la bonne ville de Biarritz.

Quentin, José et moi, nous disons tous au même moment, et avec toute la bonne foi possible : « J’ai une planche de surf ». Mais il n’y a qu’une seule planche de surf. Simplement, la « propriété » de cette unique planche est à cet instant T partagée par trois personnes, selon des modalités différentes pour chacune d’elles, et complémentaires. Il n’y a pas, comme on le prétend, deux planches de surf créées à partir d’une, par un « simple jeu d’écritures ». Dans cette situation, les prérogatives des trois personnes sur cet objet sont excluantes les unes des autres : José ne peut pas vendre cette planche, et moi je ne peux pas l’utiliser. Situation valable uniquement pour cet instant T.

Quand Quentin assure à Greg la disponibilité de la planche pour le lendemain, Greg dispose à son tour d’un droit sur cette planche, droit qui ne sera utilisable que le lendemain mais qui est effectif à ce même instant T, et dont il peut déjà se prévaloir pour faire le fier auprès de ses potes. Il les appelle tout de suite avec son portable et dit à son tour : « j’ai une planche ! » Mais une fois de plus, aucune planche de surf n’a été « créée ex nihilo ». Ce qui a été créé ce sont des intrications de propriété sur une seule et même planche.

Sauf si l’on « désincarne » cette brave planche de surf, et que l’on considère, par abus de langage, les quatre titres dont disposent Quentin, José, Greg et moi sur cet objet comme équivalents à l’objet lui-même, comme de même nature que cet objet. Alors on prétendra qu’il existe quatre planches de surf. C’est ce que Paul Jorion pointe comme « l’assimilation abusive des reconnaissances de dette avec de la monnaie ».

Quelle est l’utilité de cette assimilation abusive pour la « science économique » de Schumpeter et de ses disciples ?

En prétendant simplifier le problème de la propriété de ma planche de surf à l’instant T en réduisant cette planche, cet objet réel, à une somme de titres de droits d’usage sur elle, on « oublie » qu’un objet existe bel et bien au centre de cette complexité, et que sa réalité ne peut être remise en cause sans que toute l’imbrication des titres ne s’effondre. Or ma planche n’existe pas que par les usages et les droits qui sont issus d’elle. Je le sais, je l’ai eue dans les mains, elle est à moi, quand même ! Je l’ai choisie, je l’ai achetée. Je connais son poids et ses couleurs.

Je suis l’État et, vous l’avez compris, cette planche est ma monnaie. MA monnaie. Ma monnaie qui se retrouve dans les mains de Quentin, de José ou de Greg. Dire que cette planche de surf n’a pas d’existence en soi, qu’il n’existe que des planches-crédits ou des planches-crédits-dérivés, c’est nier l’existence même du sport, des hommes et de la mer, c’est nier le sourire de José, dans le contre-jour de la fin d’après-midi, c’est nier que ça glisse drôlement bien à cette instant T, juste avant le close-out, ce moment où la vague se ferme, ou elle s’écrase de tout son long et rampe vers la plage…

Quentin était mon ami, et pourtant c’est dans son cerveau qu’a germé cette idée folle. Un jour je l’ai appelé, comme ça, et on a discuté et tout, et je lui ai demandé des nouvelles de mon surf, alors il m’a répondu ça : « Quel surf, Stéphane ? » Puis il a tout de suite enchaîné, en me parlant d’une vieille histoire, un secret qu’il savait sur moi, juste en évoquant ça, l’air de rien. Du coup je n’ai pas osé répondre. Rien du tout. Je sais, c’est énorme. C’est ce jour-là que mon surf a disparu.

Enfin, pas pour tout le monde. J’ai su peu après que Quentin se faisait du pognon avec en le louant aux touristes. Il racontait partout qu’il n’appartenait à personne, et même qu’aucun surf ne devrait jamais appartenir à quelqu’un, et qu’il était juste là pour le rendre disponible à tous. Et que d’un surf, il en avait fait cent. Vive la liberté, il disait même. Je connaissais Quentin. Je savais qu’il ne croyait pas lui-même à ses imprécations surréalistes. Mais l’affaire tournait et les touristes avaient l’air de le croire, alors…

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