Billet invité.
La plupart des sociétés ont exploré toutes les possibilités offertes par le principe de réciprocité afin de bénéficier de l’ensemble des valeurs éthiques qu’il est possible de créer. La raison en est peut-être que toutes ont reçu de la nature les premières structures de base liées entre elles et formant un système “naturel”. C’est en effet la nature qui associe l’alliance (la réciprocité binaire selon notre nomenclature) et la filiation (la réciprocité ternaire) ; la redistribution (la réciprocité centralisée) et le partage (la réciprocité binaire collective) en un seul système de parenté qu’elle décline ensuite sous de multiples modes[1]. Et puisque l’alliance est indissociable de la filiation, leurs valeurs sont aussi indissociables : la philia de la responsabilité, de la même façon la fraternité est indissociable de la paternité. Tout homme naît ainsi pourvu d’un patrimoine de références qui lui assure son plein droit à l’humanité.
L’analyse de plusieurs systèmes de réciprocité montre à son tour que dans chacun d’eux les structures de base sont organisées entre elles de façon à se concilier mutuellement. Aucune société ne se satisfait d’une seule structure de base. Toutes ont associé les structures de réciprocité qui leur paraissaient antinomiques, comme le marché et la redistribution, en leur accordant à chacune une territorialité propre ou en les articulant les unes sur les autres de façon originale. Le marché, par exemple, est omniprésent dans les systèmes de redistribution même s’il est placé hors les murs. Les sociétés diffèrent donc entre elles par la façon dont elles ont associé ces structures en systèmes distincts les uns des autres. Chaque système de réciprocité obéit néanmoins à une structure de base dominante qui subordonne les autres structures. Les systèmes pyramidaux comme les empires aztèque, inca, égyptien, chinois eurent pour structure de référence la redistribution.
De même que nous avons présenté la réciprocité ternaire généralisée par différence avec la structure binaire simple dite de face à face[2], nous envisagerons la réciprocité ternaire centralisée (la redistribution) par différence avec la réciprocité binaire collective.
Nous donnerons le nom générique de partage (metadosis) à la réciprocité binaire collective où chacun fait face à tous les autres (un pour tous, tous pour un, tous pour tous). Lévi-Strauss l’appelle aussi la « mise au tas ». Il estime qu’elle est à l’origine de l’économie sociale. Aristote l’observait également dans les communautés primitives. Cette réciprocité est en effet pratiquée entre familles apparentées lorsqu’elles forment un village. Elle permet par exemple à la communauté de prendre en charge les investissements nécessaires à la fondation d’un nouveau couple comme la construction de sa demeure ou le défrichage de la terre qui lui est attribuée, ou encore les investissements nécessaires à tous comme les canaux d’irrigation ou le défrichement pour le pâturage. Le sentiment d’appartenance à la communauté produit par le partage n’est pas manifesté par le visage de l’autre comme dans le face à face individuel. Il est une estime indivise de tous pour tous. Cette estime soude les uns et les autres dans une identité collective. Le partage est la matrice du sentiment de fraternité.
La fraternité ne se dissocie pas lorsque de binaire la réciprocité collective devient ternaire. La communauté se trouve alors unifiée par un seul tiers intermédiaire entre tous et par conséquent situé au centre. La redistribution est une structure ternaire centralisée qui réserve donc à un seul médiateur les valeurs produites par la réciprocité ternaire (l’individuation, la liberté, le sentiment de justice et le sentiment de responsabilité). Le centre assume l’unité de la totalité. Le centre peut être nomade, c’est-à-dire se déterminer en fonction de la prestation engagée dans la réciprocité collective, par exemple la conduite des troupeaux ou la défense du territoire ou la direction de semailles ou l’ordonnancement des activités agricoles. L’assemblée élit celui qu’elle estime le plus compétent pour diriger les opérations. Mais dans un tel système, il n’est pas aisé de définir la territorialité des compétences de chacun, ni d’assurer la complémentarité de leurs fonctions respectives. La complémentarité des fonctions conduit à pérenniser le centre administratif. Le centre de la communauté assume le rôle du Tiers non seulement dans l’espace mais dans le temps grâce à la filiation, et la royauté élective devient alors héréditaire.
Nous avons présenté la redistribution comme contradictoire de la réciprocité ternaire généralisée, la réciprocité de marché, parce que l’individuation de chacun, dans la réciprocité généralisée, conduit à la souveraineté de la liberté individuelle qui est indissociable du sentiment de responsabilité de chacun pour autrui et du sentiment de justice de chacun vis-à-vis de tous, tandis que ces valeurs sont l’apanage d’un seul dans la redistribution et que les valeurs de chacun des autres partenaires sont remplacées par d’autres valeurs : la justice et la responsabilité sont remplacées par la foi ; la liberté par l’obéissance, la fraternité par la solidarité, l’identité collective par l’individuation, et la totalité est alors exprimée par une seule parole.
D’une façon générale, la complémentarité des statuts promue par le développement de la réciprocité centralisée divise la société en deux classes, l’une qui produit les biens nécessaires à la vie de la communauté, bientôt exigés sous forme de tributs, l’autre qui redistribue les biens nécessaires à l’entretien de la puissance de travail et qui dispense la culture selon l’imaginaire de l’autorité (le prince ou le prêtre et sa cour). Au fur et à mesure de la croissance du système de redistribution, deux fonctions se renforcent mutuellement, la fonction militaire qui palie aux difficultés du système par la force, et la fonction religieuse qui veille à la pérennisation des représentations collectives par le rituel. Comme dans tous les autres systèmes de réciprocité, l’emprise de l’imaginaire sur le symbolique fragilise la réciprocité.
La réciprocité n’a pas de commencement ni fin puisque nul ne peut s’en arroger la propriété sans la dénaturer, et la conscience commune qui en est issue est alors reconnue comme autorité spirituelle[3]. Mais lorsque cette puissance éthique se traduit dans le pouvoir, elle devient l’enjeu d’une incessante lutte pour sa possession.
Pourtant aucun imaginaire aujourd’hui ne peut se soutenir devant l’exigence des valeurs éthiques de la société. La chute des empires de redistribution apparaît donc comme une défaite du pouvoir devant l’éthique, et plus précisément une défaite de l’imaginaire d’un système particulier qui prétendait s’imposer comme supérieur aux autres. Si quelques royautés demeurent localement en vigueur, elles doivent leur survie à ce qu’elles servent de relais au pouvoir militaire et monétaire des puissances capitalistes qui exploitent les richesses naturelles de leur province. Le pouvoir qui leur est accordé est vide de toute éthique, et la richesse qui leur est cédée pour le justifier est un linceul pour leur peuple.
Aujourd’hui en Europe la parole religieuse a perdu presque toutes ses prérogatives et ne conserve plus qu’une petite part de responsabilité dans l’enseignement. La redistribution est une attribution de l’État à laquelle sont réservés les domaines de l’éducation, de la sécurité, de l’administration et de la santé.
Peut-on réactualiser davantage la redistribution ? Sans doute si elle pouvait acquérir une dimension planétaire (l’allocation universelle [4]), de sorte que le sentiment de solidarité soit commun à tous et qu’il assure à chacun l’assistance de tous les autres. Mais il lui faudrait avoir une dimension immédiatement universelle pour que ses valeurs ne soient pas retournées en contre-valeurs par l’imaginaire national ou sectaire. Dans cette éventualité, la foi retrouverait dans l’humanité une finalité légitime.
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[1] Voir Claude Lévi-Strauss (1948) Les structures élémentaires de la parenté.
[2] Cf. Dominique Temple (2014) “Apologie du marché” .
[3] Les anthropologues ont l’habitude d’attribuer à cette puissance métaphysique un nom emprunté à un peuple polynésien le mana. Dans les systèmes de redistribution, elle est le plus souvent attribuée par la parole religieuse au Dieu.
[4] Voir de Dominique Temple (1998) «L’Allocation universelle», également publié sur le Portail web du Revenu de base, 2013.
Cet extrait des « Fleurs du mal » figure dans « Topologie et signification », juste avant que Thom expose les grandes lignes de…