Billet invité.
Qui ne se souvient des propos de Tom Cruise en 2012 et des parodies qui lui furent associées sur les réseaux sociaux ? A l’époque, l’acteur américain apparaissait à l’image en tant qu’adepte de l’église de scientologie et lors d’un long monologue, il précisait l’idéologie qui anime quotidiennement chaque membre de la secte californienne : « par la possession des esprits, avait-il rappelé, les scientologues sont les créateurs d’une nouvelle réalité ». Quelle surprise de retrouver ces dernières semaines, dans la bouche de M. Tony Blair – ancien premier ministre britannique de 1997 à 2007 – de semblables accents hallucinés et une même excitation au service tant d’une religion féroce que d’une mission politique délicate et de premier ordre. Il est vrai que face aux défis présents et à l’urgence des temps, M. Blair a su trouver l’espace médiatique adéquat pour user de bons mots et illustrer son nouveau champ de bataille politique : le sauvetage de la réalité, rien de moins. Mais de quoi nous parlait-il en vérité ?
C’est dans un contexte trouble de crise économique, sociale et politique globale, que M. Blair est réapparu sur la scène publique, ces derniers mois. Chaque semaine, il s’évertua à sonner le tocsin, dans le quotidien d’information britannique The Guardian. A la veille de l’élection du futur leader du parti Travailliste « The Labour Party », l’heure d’après lui, était plus grave encore que l’on ne pouvait croire. Au delà des citoyens britanniques auxquels il adressait ses chroniques hebdomadaires, il était évident à l’entendre que son message se voulait étendu à toute la noosphère et s’adressait à un lectorat mondial éclairé. Oui, pour M. Blair, c’était toute la réalité qui était actuellement en danger et elle était menacée par toute une cohorte d’opposants. Mais de quelle réalité s’agissait-il ? Hypothèse de travail : la réalité ne serait-elle pas dans l’esprit de M. Blair, fille de « Bonne gouvernance » ? Dans tous les cas, l’impératif était clair. Pour M. Blair, le plus urgent était de neutraliser rapidement ceux qui osaient s’immiscer au sein de la réalité afin d’en prendre le contrôle. Aucun ne devait pouvoir échapper à la vigilance de chacun et tous étaient à mettre dans le même sac pour être rapidement jetés par dessus bord, dans les limbes de l’Histoire. Ainsi parlait encore hier, M. Tony Blair.
D’après lui, oui, le monde entier était en danger et au delà de lui, la réalité elle-même, toute entière. Défendre la « Bonne gouvernance » ou vouloir sauver l’« Urban Governance » telle que l’avait définie en 1979, Margaret Thatcher, c’était dès lors prendre le parti de s’insurger en son nom dans les colonnes du Guardian et informer ses lecteurs contre le danger qui menaçait l’Angleterre, voire plus si affinité. Définie pourtant a contrario par certains ironistes comme l’idéologie du désengagement de l’État-providence, du glissement du gouvernement élu vers la gouvernance technocratique, de l’intérêt général vers celui des particuliers et caractérisée par le chômage de masse, l’évasion fiscale à grande échelle, les pollutions, la surpêche, la déforestation, le dérèglement climatique, l’extinction des espèces, la pandémisation des épidémies et la multiplication des guerres, rien n’y faisait pourtant aux yeux de l’ancien premier ministre britannique. Obstiné semble t-il à vouloir sauver le concept d’autant plus qu’il l’imaginait consubstantiel à la dite réalité, rien ne troublait autant son esprit qu’un danger plus mortel encore : le dénommé Jeremy Corbyn. Pendant des semaines, M. Blair n’aura cessé d’alerter les futurs électeurs britanniques qui allaient bientôt élire le nouveau leader du parti Travailliste. Il les mettait en garde et les rappelait à la raison. Tel un premier ministre français qui hier, s’interrogeait sur la possible disparition de la gauche politique tandis qu’à loisir il la déconstruisait lui-même méthodiquement par son action au sein du gouvernement de M. Hollande, l’ancien premier ministre britannique, Tony Blair, affûtait ses arguments jusqu’à la date fatidique de l’élection interne au parti Travailliste. Au fil de chroniques hebdomadaires dans le journal social-libéral de référence, M. Blair aura réservé jusqu’au bout ses philippiques meurtrières à un seul homme, M. Jeremy Corbyn ; un membre du même parti que lui, mais issu de l’aile gauche de celui-ci. Avec Jeremy Corbyn élu, menaçait M. Blair, c’est le « Labour » lui-même qui pourrait disparaître ! Semaine après semaine, l’ancien premier ministre britannique aura remis son ouvrage sur le métier et à chaque fois, il interpellait indirectement un électorat qui était selon lui en état de quasi ébriété, supposé captif d’une illusion ou envoûté par des chimères. Ciblé parallèlement par les media conservateurs tout autant que par M. Blair, M. Jeremy Corbyn aura été ces derniers jours, l’ennemi public numéro un, l’individu à abattre, l’homme « qui porte des chemises froissées ».
Sous différentes tonalités, sérieuses, humoristiques, alarmistes ou moqueuses, M. Tony Blair invitait encore hier ses lecteurs à s’interroger sur la personnalité de M. Corbyn. Moins outrancier cependant que certains journalistes qui ne voyaient en la personne de ce dernier qu’un « farfelu végétarien », un « dinosaure gauchiste », un « cycliste excentrique » ou la « caricature-des-intellectuels-de-gauche-du-nord-de-Londres », M. Blair élargissait l’aire de raisonnement pour mieux circonscrire le virus politique et étouffer son adversaire. Lorsqu’il parlait de M. Corbyn, M. Blair étendait le spectre des oppositions politiques à la planète entière et mêlait ce dernier à une plus vaste conspiration. Que l’on s’appelle en effet Jeremy Corbyn, Marine Le Pen, Bernie Sanders, Alexis Tsipras, Pablo Iglesias Turrión ou Donald Trump, peu importait à M. Blair, car tous étaient vus, peu ou prou, comme étant des ennemis de la réalité toute entière. Une réalité définie une bonne fois pour toutes, par celles et ceux qui en faisaient visiblement profession, comme a-historique ou post-historique, imprescriptible, monnayable à l’infini et reproductible à l’identique. Fou décidément celui qui fait le délicat.
En raison de sa proximité au sein du même parti politique que M. Blair mais aux idées opposées, M. Corbyn fut vivement fustigé et cyniquement qualifié d’« homme-qui-vit-au-Pays-des-Merveilles ». L’individu vivrait selon M. Blair dans un monde parallèle. Étranger au monde réel, l’homme vivrait dans une bulle. Une bulle qui ne serait pas financière, mais imaginaire, coupée de la réalité « authentique ». Dès lors, élire cet homme à la tête du Parti travailliste, c’était pour M. Blair attenter directement à la réalité et conspirer contre elle. Tel un chef-d’œuvre que stupidement l’on néglige avant de le détruire, élire M. Corbyn serait de la même eau noire semble-il à l’en croire, qu’armer des obscurantistes religieux fanatiques en vue de détruire le joyau antique de la ville de Palmyre. Il y avait donc au fil des jours et de l’actualité aux yeux de M. Blair deux camps antagonistes qui s’affrontaient sur toute la surface du globe et au cœur mêmes des partis politiques. Ceux qui vivent dans la réalité et ceux qui vivent au « Pays des Merveilles ». Monsieur Blair faisant partie des premiers selon ses propres termes, il en appela donc pendant de longues semaines à celles et ceux qui étaient semblables à lui, doués encore de raison même s’il acceptait que certains puissent tout à fait le haïr. Car oui, le plus important était ailleurs. Celles et ceux qui appartiennent encore à la « Reality-based community », ceux qui fondent leurs opinions sur leur observation de la réalité devaient contrer le dangereux homme, le dénommé Jeremy Corbyn. Mais au final de quelle réalité s’agissait-il encore ? De la réalité telle que M. Blair la voit et la commente parfois lors de conférences expresses de vingt minutes, payées 500 000 $ ?
Passons outre car grâce au Guardian, nous aurons eu la chance de suivre la longue et patiente élaboration d’un argumentaire singulier pour seulement 1,20 £ ou 3,70 € et cela jusqu’à l’élection fatidique du nouveau leader du parti travailliste. Grâce au Guardian, nous aurons eu accès pendant tout ce temps à l’expression libre d’un criminel de guerre dont ne semblent aucunement se soucier et cela bien magiquement, les membres de la Cour Pénale Internationale. Oui, pendant de longues semaines la défense de la réalité selon Tony Blair aura été susurrée par vocables triés sur le volet pendant que des adversaires politiques tous ensemble amalgamés et confondus, auront été étrillés sous toutes sortes de prétextes plus outranciers les uns que les autres. Il n’y a pas de fumée sans feu. Mais maintenant, au moment où je vous parle, où se trouve donc M. Blair sachant que M. Snowden est lui toujours pourchassé, par les autorités américaines ? De quelle monde et de quelle réalité résiduelle et ancienne, M. Blair est-il encore la forme fantomatique et l’expression aveugle et meurtrière ? De quelles complicités actives se fait-il actuellement l’instrument ? Jeux de miroirs et faux-semblants.
N’est-ce pas après tout M. Karl Rove, principal conseiller et stratège politique de l’ancien président des Etats-Unis, M. Georges W. Bush auquel M. Blair lui-même fit allégeance en 2003 pendant la Guerre d’Irak, qui précisément se moquait éperdument des « empiristes attardés » et de la fameuse « Reality-based community » ? N’avait-il pas prévenu à qui voulait l’entendre en 2002 ? N’avait-il pas précisé sa pensée en des termes choisis à l’attention de celles et ceux qui se disaient encore héritiers des philosophes des Lumières et qu’il raillait avec mégalomanie et grand cynisme ? :
Vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observable. Ce n’est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire, maintenant et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire (…) Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons. »
Voir l’article de Christian Salmon – Journal « Le Monde » / 05.09.2008 : « Le retour de Karl Rove, le scénariste ».
Hier samedi 12 septembre 2015, M. Jeremy Corbyn a été élu à la tête du Parti travailliste dès le premier tour de scrutin, avec 59,5% des votes. Il devient également depuis ce jour, le chef de l’opposition parlementaire britannique. Bienvenue dans le désert du réel !
Références :
Tony Blair « Jeremy Corbyn’s politics are fantasy – just like Alice in Wonderland » The Guardian – 29 Août 2015.
Tony Blair « Even if you hate me, please don’t take Labour over the cliff edge » – 13 Août 2015.
Pour poursuivre la réflexion :
« Bienvenue dans le désert du réel » – Slavoj Zizek / Poche 2009.
« Du trop de réalité » – Annie Lebrun / Collection Folio essais (n° 444), 2004 – Gallimard.
« Comment la vérité et la réalité furent inventées » – Paul Jorion / Collection Bibliothèque des Sciences humaines. 2009 – Gallimard.
Bonjour, cette question/remarque, je me la posais à propos d’une personne qui a emprunté (pour terrains et construction d’une maison),…