L’Écho, Paul Jorion : « Nous avons besoin d’une vraie politique keynésienne », le 29 août 2015

« Nous avons besoin d’une vraie politique keynésienne »

Interview | Paul Jorion

  • 28 août 2015 23:09

 

 © Thomas De Boever

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 © Thomas De Boever

« Penser tout haut l’économie avec Keynes », l’ouvrage de Paul Jorion, montre un visage plus complet du célèbre mais pas si bien « connu » Keynes.

Paul Jorion aurait sans nul doute aimé vivre à l’époque de John Maynard Keynes (1883-1946). Il publie, ce 2 septembre, un livre consacré au plus célèbre économiste de l’histoire, « Penser tout haut l’économie avec Keynes ». Assurément, il s’agit du livre le plus abouti rédigé en français consacré à l’économiste britannique.

Avec les politiques de compétitivité qui sont suivies, avec les machines qui remplacent l’homme, avec la réduction de l’État providence, on a augmenté le ressentiment dans la population. C’est en ce sens qu’il faut être keynésien

Jorion se reconnaît assez bien dans ce véritable « outsider » de l’économie. Keynes a une formation de mathématicien et de philosophe. Jorion est anthropologue et sociologue de formation. Dans ce livre, le détenteur de la chaire « Stewardship of Finance » à la VUB tente de faire émerger le vrai Keynes, de détecter les lacunes dans ses théories et d’apporter sa propre vision des choses en le complétant. Jorion est adepte des vues qualifiées de « décalées » ou « alternatives » en économie. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a été appelé par le ministre des Finances, Johan Van Overtveldt, à faire partie du groupe d’experts qui réfléchit au futur du secteur financier belge. « Ce qui m’a frappé, c’est que le ministre des Finances est très ouvert à des idées neuves et différentes » confie Paul Jorion.

En 2008, en plein cœur de la crise, tout le monde ou presque était devenu keynésien. Il fallait davantage d’Etat, davantage de régulations, il était nécessaire de relancer la demande pour soutenir l’économie… Que reste-t-il de tout cela?

Paul Jorion: Nombreux sont les économistes à s’affirmer keynésiens, mais la plupart d’entre eux, à juger de ce qu’ils écrivent, n’ont pas même pris la peine de lire Keynes dans le texte. Nombreuses explications dites « keynésiennes » sont en fait des simplifications assez grossières. Une politique de grands travaux n’était pas une politique keynésienne. À son époque, c’était la politique de MacMillan qui allait devenir Premier ministre britannique après la guerre, une politique prônée par le parti conservateur. Alors que lui était un « libéral de gauche », un socialiste. En réalité, Keynes était très sensible à la vulgarisation de ses idées. Il a permis à beaucoup de ses étudiants de transformer d’une certaine manière ce qu’il disait pour le rendre plus compréhensible du public.

Keynes était surtout un homme aux multiples facettes. Et ce que peu de gens savent, c’est qu’il était un spéculateur sur les marchés financiers.

Keynes avait un esprit un peu malicieux qui lui faisait penser que si on est très malin dans un domaine, il faut en tirer parti. Il a gagné pas mal d’argent sur les marchés, mais il en a perdu aussi beaucoup. Mais ce qu’il a gagné sur les marchés, il en a fait profiter ses amis de Bloomsbury, un milieu d’artistes et d’intellectuels qu’il fréquentait. Il avait aussi été nommé trésorier de son collège à Cambridge, le King’s College. Et il a mené cela comme une affaire, gagnant de l’argent pour le collège chaque fois qu’il entrevoyait une opportunité sur les marchés.

Mais que pensait-il réellement de la spéculation?

Il disait que si ce ne sont que quelques bulles à la surface d’un liquide, ce n’est pas bien grave. Mais si la spéculation se déchaîne, s’il n’y a plus que des bulles, alors la situation devient dangereuse car l’économie devient une sorte de casino.

Ce qui est intéressant à noter, c’est que nombreux de ses modèles économiques ont été des extrapolations de ses stratégies en tant que spéculateur. À mes yeux, c’est un défaut d’un point de vue théorique. Keynes voit toujours les mécanismes économiques comme dérivant de mécanismes psychologiques, mais dans la tête d’une seule personne. Il ne voit que le point de vue de l’acheteur ou celui du vendeur, celui du prêteur ou celui de l’emprunteur. Il ne perçoit donc pas les rapports de force entre les différentes parties.

Keynes a développé le concept des « esprits animaux » qui a été repris ensuite par Robert Shiller et Georges Akerlof où ces deux économistes expliquent que l’enthousiasme naturel des gens tourne souvent à l’euphorie sur les marchés. D’où les crises à répétition.

Ces esprits animaux, c’était une plaisanterie de la part de Keynes! Cela a été pris beaucoup trop sérieux par certains. Avec ses esprits animaux, Keynes voulait surtout dire qu’il y a des phénomènes qu’on ne comprendra jamais, ou plutôt qu’il ne comprenait pas à l’époque.

Et son fameux « concours de beauté »? Il faisait remarquer qu’en Bourse, les prix des titres ne sont pas déterminés par leur valeur intrinsèque mais plutôt par la perception qu’en ont les acteurs du marché. Comme dans ces concours où l’on doit désigner qui sera la plus belle fille choisie par les lecteurs. Il s’agit en fait de deviner ce que pensent les autres, pas d’exprimer son propre choix…

Oui, mais c’est similaire à ses explications sur les « esprits animaux », je pense qu’il a trop utilisé la présence de mécanismes psychologiques pour expliquer ce qu’il ne comprenait pas. C’est un reproche que je lui fais.

Il est un des premiers à avoir parlé du « chômage technologique », avec la machine qui remplace l’homme. Et c’était en 1930! Quand il en parle, il se rend déjà compte que la solution de plein-emploi ne sera pas atteignable pour les temps à venir. Car l’homme sera de plus en plus remplacé par la machine. Sa politique du plein-emploi n’était pas considérée comme le remède absolu. Il soulignait qu’il est impossible de dégager un consensus de tous, car les opinions, les intérêts, sont trop différents au sein de la société. En revanche, ce que l’on peut essayer de faire, c’est de minimiser les dissensions au sein de la société, de minimiser les ressentiments au sein de la population. C’est pourquoi il nous faudrait une politique keynésienne. Car aujourd’hui, avec les politiques de compétitivité qui sont suivies, avec les machines qui remplacent l’homme, avec la réduction de l’État providence, on a augmenté le ressentiment dans la population. C’est en ce sens qu’il faut être keynésien. On ne peut pas rendre tout le monde heureux, mais on peut essayer de minimiser la quantité de malheur dans la population. Ceci en permettant aux gens de ne pas mourir de faim, d’être des consommateurs au sein de la société. Le travail est devenu une ressource relativement rare et cela va s’accentuer. Et on ne peut pas toujours privilégier le capital, c’est-à-dire les patrons et les actionnaires.

On voit aujourd’hui des reprises économiques, mais sans réelles créations d’emplois, si ce n’est des emplois intérimaires ou des emplois avec des niveaux de technicité assez faibles.

Certaines études montrent pourtant que les nouvelles technologies créent de l’emploi, que toute machine doit être assistée par un homme.

Les grandes entreprises les plus rentables sont celles qui créent très peu d’emplois. Ce sont des sociétés actives dans le génie biologique, dans la robotique… Et dire qu’on a toujours besoin d’un homme devant la machine, que l’homme doit collaborer avec la machine, j’en discutais encore récemment avec un spécialiste de la robotique qui était d’accord: c’est de la propagande. Regardez les premières vidéos du robot industriel Baxter. Elles montraient que le robot collaborait avec l’être humain. Mais dans les nouvelles vidéos, Baxter travaille tout seul et de manière très efficace. Il est même tellement rapide et performant que c’est dangereux de travailler à ses côtés.

Que pensez-vous des récents remous sur les marchés, de la forte volatilité sur les Bourses liée à la situation chinoise? 

On devrait interdire la spéculation car elle constitue un danger pour nos économies. Quant à la Chine, c’est un pays qui n’a pas une grande expérience des marchés et qui est toujours dirigé par un parti communiste. Si la Chine continue à éprouver des problèmes dans sa transition, je pense que les autorités n’hésiteraient pas à renationaliser l’ensemble du secteur économique ou à procéder à des fixations de prix au niveau des échanges internationaux. On sait que les prix des matières premières sont largement influencés par la demande chinoise qui est très importante. La Chine serait en position de dire que demain le fer est acheté à tel prix, et l’aluminium vendu à tel autre.

Penser tout haut l’économie avec Keynes, Paul Jorion. Ed. Odile Jacob, 320 p., 23,90 €. Parution ce 2 septembre. Paul Jorion participe à un débat à la Fête des Solidarités à Namur ce samedi.

 

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