Le conte de la pénibilité, par Jacques Seignan

Billet invité

C’était écrit : M. Valls simplifie le « compte pénibilité » (1)…

Rappelons-nous : les « petits patrons » (PME, TPE, artisans, etc.) étaient dans la rue, le 1er décembre 2014. Directement les réflexes et postures idéologiques affluent dans nos neurones. S’ils sont orientés « à gauche » – définition classique, pas d’ersatz social-bidon –, l’ironie puis l’indignation arrivent immédiatement : on [le gouvernement PS] leur fait de gros cadeaux et en plus ils [le MEDEF] ne sont jamais contents et – comme tout économiste un peu sérieux le savait d’avance – ils n’ont pas créé un seul emploi en contrepartie de ces concessions ! Les ministres socialistes ont les larmes aux yeux d’une telle ingratitude. Crocodiles ?

Or que voyait-on dans cette manifestation ? Des employeurs et évidemment à écouter des interviews sur le trottoir, un salarié ordinaire ne pouvait guère éprouver de sympathie pour ces manifestants inattendus. Ne serait-ce que parce qu’ils reprennent en boucle ce dogme de la religion économique dominante : nous bossons pour vous, pour créer vos emplois et vous n’êtes que des coûts. La « création » d’emplois par les employeurs, on connait la chanson. On repense aussi à l’histoire édifiante de la baisse de la TVA dans la restauration et ses promesses. Résultats : prix inchangés sur les cartes, encore du travail au noir dans certaines cuisines…

Alors pourquoi reparler de ces « protestataires » ? Parce qu’ils avaient également un message nous concernant tous : ils exprimaient concrètement les effets pervers de la loi sur la pénibilité au travail. C’était LA contrepartie arrachée pour faire passer une nouvelle réforme des retraites. Certes, comment ne pas apprécier l’occasion offerte à des milliers de travailleurs de partir à la retraite à 60 ans ? Mais finalement faut-il se réjouir d’un droit juste, normal et qui aurait dû être un acquis social ? Or le diable étant dans les détails, nos législateurs diaboliques n’ont plus aucune retenue : ils nous noient dans les détails. Et comme ces « petits patrons » s’en plaignaient à juste titre, cette loi pénibilité est ainsi d’une complexité dirimante.

Les pénibilités sont mesurées par des normes élaborées et sophistiquées. Les poids soulevés, les durées, savoir si l’on pousse ou soulève, et quelle masse, les angles du torse, etc. (2). Les normes basées, comme c’est le cas, sur des études précises sont un grand progrès pour définir un cadre légal et éviter ainsi des abus – si en outre on réprime de manière dissuasive les fraudes (ou tout simplement leur non-application non sanctionnée). Mais détourner ces milliers de paramètres, et les combiner, pour octroyer des points dans un « Compte personnel de prévention de la pénibilité » qui devait autoriser (entre autres) son bénéficiaire à partir plus tôt à la retraite n’était pas honnête. Bien trop complexe. Selon ces patrons, il aurait fallu pratiquement engager quelqu’un à partir d’un certain nombre d’employés pour gérer ça. Dans le cas de cette loi, comme pour la plupart des divers codes et législations depuis trente ans, seule l’utilisation massive d’outils informatiques permet leurs applications mais jamais sans d’interminables difficultés de mise en place et ensuite de mise en œuvre. Le triomphe de l’informatique puis d’Internet, rendait possible de dé-complexifier, de fluidifier et faciliter la vie de tous, y compris de l’administration. Ça n’a jamais été le cas. Les impôts en France, avec leurs arborescences subtiles, illustrent parfaitement ces impasses : l’énorme puissance informatique du Trésor Public a essentiellement permis de rajouter des calculs qui ne pouvaient plus, en pratique, se faire manuellement. Tout se passe comme si de grands commis de l’État avaient détourné ces magnifiques outils pour produire toujours plus de complications, inatteignables auparavant, et irréversiblement empilées. Thomas Piketty avait proposé une grande simplification avec plus de justice ; on a vu les palinodies et le flop final de la taxe à 75 % sur les très hauts revenus, alors qu’une ou deux tranches d’imposition supplémentaires auraient amélioré nettement la distributivité. On pourrait imaginer avec quelles délectations certains Inspecteurs des finances, à Bercy, évoquent, entre eux, tel alinéa d’un sous-paragraphe de tel décret auquel ils ont contribué : des usines à gaz – d’ailleurs ce terme est mal très choisi car aucun des tuyaux d’une vraie usine à gaz n’est inutile ! Mais il est vrai que ces hauts fonctionnaires, brillants, et dévoués à l’État, sont depuis trop longtemps livrés à eux-mêmes car nos politiciens ont abdiqués tout pouvoir réel…

Et si l’on revenait sur terre ? Un boulot pénible n’est clairement pas limité à des travaux extérieurs ou en milieux hostiles ; par exemple des caissières assises à qui l’on compte le temps de pause pour aller aux toilettes subissent aussi de grandes pénibilités (3). Privilèges paradoxaux de notre système économique : le travail est d’autant plus payé qu’il est moins pénible et plus gratifiant ; et la retraite pour les « travailleurs » hors de toute pénibilité est plus élevée avec une espérance de vie meilleure. En 1981, la gauche avait fait la loi sur la retraite à 60 ans ; et, avant Édouard Balladur, la retraite pleine était obtenue avec 37,5 années de cotisations. Quelqu’un qui a travaillé 37,5 années comme ouvrier, à partir de ses 16 ans, n’aurait-il pas droit à l’approche de ses 54 ans à une retraite bien méritée, sans chercher plus de complications ? Mais vous n’y pensez pas ! Votre « logiciel » est carrément bolchévique ! Non, tout simplement comme l’expliquait Michel Leis, il y a une arnaque et cette loi sur le compte pénibilité en est une autre illustration hypocrite. Oui, la dénonciation de ce genre de loi pratiquement inapplicable est salutaire – d’où qu’elle vienne ! Mais au fond pourquoi introduire tout ce pataquès de fiches pénibilité, de sites et de logiciels ad hoc ? Car comme il était prévisible, la reculade était inévitable puisqu’en outre « il faut un choc de simplification… » et surtout soutenir l’Entreprise à travers ses patrons, des gens si sensibles. Le journal Les Echos (3.12.2014) titrait : «Hollande et Valls pris au piège de la pénibilité ». La question était donc : plier ou non ? (4). Mais il y avait une troisième voie pour sauver la face : édulcorer, en gardant les apparences et en vidant le contenu (cf. la loi de séparation bancaire). C’est à se demander si mettre d’extravagantes complexités dans des lois n’est pas une façon de pouvoir ensuite reculer tout en conservant le bénéfice des effets d’annonce… Et ne restera que cette érosion interminable de notre système de protection sociale.

Les gouvernements de « gauche » ou de droite se succèdent, exécutants dociles de politiques de plus en plus pénibles. Les Français devraient un jour demander des comptes pour cette pénibilité.

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(1) – Article du Monde : loi Rebsamen (…) un texte fourre-tout

Verbatim : Manuel Valls a aussi annoncé que l’employeur n’aurait « plus de mesures individuelles à accomplir » lorsqu’il pourra disposer d’un « référentiel » de branche. La fiche individuelle, décriée par le patronat, perd ainsi son caractère obligatoire.

(2) – à titre d’exemple et d’information :
Manutentions de charges

INRS : démarche / évaluation-risques/ pénibilité

(3) – Et heureusement on ne s’attache qu’aux pénibilités physiques… Des cadres (moyens) sur siège éjectable, soumis en permanence à un stress dû à l’évaluation continue de leurs performances, hyper-surveillés, qui seront « obsolètes » vers 50 ans, comment qualifier leur travail ?

(4) – cf Article de l’Obs

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