A paru le 12 février dans la version imprimée du magazine Trends-Tendances.
Le robot a gagné
La « science » économique souscrit à un mythe dont l’auteur est Joseph Schumpeter (1883 – 1950), que s’il existe bien une « loi tendancielle de baisse du profit » comme l’imaginait Adam Smith (1723 – 1790), une marge de profit substantielle est périodiquement reconstituée par les inventions technologiques. Celles-ci non seulement recréent le profit mais créent aussi des emplois.
L’innovation technologique a créé bien davantage d’emplois qu’elle n’en a détruits mais depuis l’apparition du robot industriel en 1961 et du logiciel de microinformatique au début des années 1980, la question d’un renversement de tendance est posée. Le cabinet Roland Berger considère que si l’informatisation créera 300.000 emplois en France dans les années à venir, ce sont trois millions d’emplois qui seront parallèlement détruits.
Si le robot et le logiciel sont apparus initialement comme auxiliaires de l’être humain (robot effectuant certaines tâches dans une ligne d’assemblage automobile, traitement de texte, etc.), ils apparaissent désormais de plus en plus comme remplaçant purement et simplement l’homme (ligne d’assemblage entièrement automatisée, les êtres humains n’assurant plus que la rédaction du logiciel et la maintenance/supervision). Les « algos » (pour algorithmes) effectuent désormais de l’ordre de 50% des opérations boursières, non pas parce qu’ils ne pourraient pas intervenir davantage mais parce qu’il faut conserver à la Bourse une proportion suffisante d’êtres humains « à plumer » !
Alors que les entreprises créées à la suite d’innovations technologiques se caractérisaient le plus souvent par un taux faible de capital avancé par rapport au coût des avances faites quotidiennement en travail par les salariés, ainsi que par un large éventail de qualifications et un grand nombre d’emplois offerts par rapport au chiffre d’affaires, les entreprises innovantes d’aujourd’hui ont vu le profil entièrement s’inverser : elles exigent désormais une mise de fonds importante en capital, ne créent pour l’essentiel que des emplois très qualifiés et n’en créent qu’un petit nombre par rapport au chiffre d’affaires. Un exemple : la firme WhatsApp ne comptait que 50 employés quand elle fut rachetée pour 19 milliards de dollars par Facebook.
L’évolution en ce sens est à ce point visible et évidente que Bruno Colmant et moi avons suggéré dans notre dialogue, Penser l’économie autrement (2014), l’existence d’une «loi historique de baisse tendancielle du taux de travail effectif par rapport au travail accumulé», le capital étant envisagé ici en tant que travail accumulé.
Deux aspects de cette tendance récente remettent donc en question l’existence du postulat que la technologie crée nécessairement de l’emploi : le fait que peu d’emplois sont créés par les entreprises innovantes et le fait que les emplois créés se situent à un très haut niveau de qualification. Il s’agit soit de fonctions de collaborateurs de systèmes informatiques avancés, soit des programmeurs eux-mêmes de ces logiciels.
L’évolution constatée est que l’on progresse insensiblement vers une économie que les Américains résument par « The winner takes all » : le vainqueur emporte tout, où un très petit nombre de travailleurs très qualifiés créent une part disproportionnée de la nouvelle richesse créée, tandis que les détenteurs du capital et les propriétaires des robots et des logiciels impliqués se partagent avec ces salariés hyper-qualifiés les bénéfices des nouvelles entreprises innovantes. Parallèlement, le reste de la population se bat pour obtenir un poste mal payé, puisque sa valeur ajoutée est désormais négligeable.
Mais quid des revenus de ces très nombreux travailleurs insuffisamment qualifiés ? D’où viendront les ressources qui permettront de leur assurer un salaire de subsistance et leur procureront le pouvoir d’achat leur permettant d’acquérir ce que produisent désormais les robots ?
C’est en ayant à l’esprit ce dernier aspect de la question que Bruno Colmant et moi proposions dans ce même ouvrage une taxe Sismondi sur la productivité des machines, qui permette – comme l’avait suggéré l’économiste-philosophe suisse Jean Charles Léonard de Sismondi (1773 – 1842) – que le travailleur remplacé par un logiciel ou un robot bénéficie aussi de cette mécanisation globale qui constitue un progrès pour l’espèce humaine dans sa totalité, au lieu d’en être simplement la victime.
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