À ces Messieurs-Mesdames qui tremblent à l’idée que les Grecs puissent encore voter

Couverture choisie

Déjà publié le 9 novembre 2014.

Il est paradoxal de constater qu’aujourd’hui, avec une dette de 93,4%, la zone euro ne pourrait pas intégrer… la zone euro. Nous sommes en effet très éloignés des 60% requis par le Traité de Maastricht. Aujourd’hui, la zone euro devrait consacrer un an de sa production pour rembourser sa dette. Est-ce tenable ?

Bruno Colmant : Et les chiffres qui sont cités ne tiennent même pas compte du surcoût des pensions lié à une espérance de vie plus longue !

Toute dette doit être mesurée de manière prospective. Il s’agit d’évaluer sa soutenabilité ou supportabilité dans le futur et de mesurer la prospérité qu’elle est censée avoir créée. Si un pays affiche une dette de 200% du PIB mais que l’on y découvre par exemple un important gisement de pétrole, le problème est évidemment moins aigu. Mais si la soutenabilité n’est pas assurée, cette dette peut être remise en cause et disqualifiée. Dans la zone euro, je pense que l’on ne pourra pas imposer cette soutenabilité aux générations futures.

Paul Jorion : À mes yeux, toute évaluation de la dette en pourcentage du Produit Intérieur Brut, qui est un index de l’activité économique, est privée de signification. Ce ratio permet de comparer entre elles les nations mais pas de la manière qu’il faudrait. En période de récession, le PIB va baisser et le ratio augmenter mécaniquement, ce qui dramatisera le chiffre de la dette exprimée en pourcentage de PIB, sans compter un effet pervers supplémentaire, un véritable cauchemar mathématique : pour que ce ratio ne se détériore pas, il faut que le taux de croissance soit supérieur au taux d’intérêt « moyen » auquel la dette souveraine a été contractée. Quand je dis taux « moyen », c’est le taux d’intérêt pondéré en fonction du montant des emprunts qui ont été faits et du temps qui reste à courir sur chacun d’eux. En finance, on parle de taux associé à la « duration », qui est le centre de gravité dans le temps de la dette souveraine d’une nation.

Autrement dit, quand le PIB baisse, il faut pour que la dette exprimée en pourcentage de PIB ne s’aggrave pas, que la croissance augmente. Oui : on a bien entendu ! « Quand le PIB baisse, il faut pour que la situation ne s’aggrave pas que la croissance soit à la hausse », ce qui est bien entendu un non-sens : un PIB en baisse cela veut dire nécessairement que la croissance est négative et certainement pas qu’elle augmente ! C’est ce délire mathématique que l’on qualifie pompeusement de « Règle d’or » et que l’Allemagne est allée inscrire, on croit rêver, dans sa constitution ! … et cherche depuis à imposer aux autres pays de la zone euro ! Le fait que ce soit un non-sens du point de vue mathématique, et qui impose des conditions impossibles à remplir, ne dérange jusqu’ici absolument personne ! Il ne faut donc pas croire que parce que l’on est économiste on comprend nécessairement comment fonctionne une équation !

Ce choix du ratio dette/PIB comme référence s’explique avant tout par des raisons historiques et non pas économiques ou mathématiques. À la fin de la Deuxième guerre mondiale, la quasi-totalité des pays du monde avaient perdu la capacité d’évaluer leurs recettes fiscales, on a alors – provisoirement, pensait-on – évalué la dette par rapport à un chiffre que l’on arrivait encore à évaluer : le Produit Intérieur Brut.

Il aurait fallu à partir de 1950 recommencer à comparer le service de la dette, c’est-à-dire l’argent qu’un État doit dépenser chaque année pour respecter les engagements qu’il a pris en raison de sa dette, avec ses rentrées fiscales, autrement dit avec l’argent qu’il parvient à collecter. Ce qu’on appelle le service de la dette, ce sont tous les paiements qui lui sont liés : versements d’intérêts aux acheteurs d’obligations, c’est-à-dire aux prêteurs, et remboursement de la somme avancée lorsque l’emprunt arrive à maturité, c’est-à-dire à échéance ; quand on parle de la charge de la dette, il s’agit seulement du versement des intérêts.

Le PIB reste par ailleurs une notion peu fiable. Il comptera bien entendu en positif le fonctionnement d’une usine, mais aussi la destruction d’une usine mal construite. Vous bâtissez une usine, le PIB augmente de X ; maintenant vous la démolissez parce qu’il y a un défaut structurel, le PIB augmente de Y ; maintenant vous la reconstruisez et le PIB augmente une seconde fois de X, etc. Le PIB ne tient pas compte non plus ni de la fraude fiscale ni de l’évasion fiscale. On pense que tout ce qui apparaît au PIB va se retrouver reflété en termes de revenus pour l’État, mais prenez les entreprises françaises : elles sont quatre dans l’indice boursier CAC 40 à ne pas payer d’impôts.

Le déficit d’un pays doit être examiné par rapport à ses rentrées annuelles, exactement comme pour un ménage : il faut comparer ce qui sort de la caisse à ce qui y rentre. Pour un pays, il faut évaluer le chiffre du service de la dette par rapport à celui des rentrées fiscales. Il faut noter qu’on obtient ainsi un ratio qui, tout comme le ratio déficit ou dette / PIB, permet de comparer les nations entre elles. Quand on fait ce calcul, on se rend compte que le seul paiement des intérêts représente déjà en soi une somme effrayante par rapport aux recettes fiscales… et qu’il y a parfois des surprises : que les pays prétendument « vertueux » ne le sont pas nécessairement. Comparez par exemple le ratio service de la dette par rapport aux recettes totales pour la France et pour l’Allemagne : 13,4% pour la France, 23,38% pour l’Allemagne.

Quelle est, des deux, la nation la plus vertueuse ?

Comparaison des principaux ratios finances publiques – France, Belgique, Suisse, Allemagne (chiffres 2012 en euros courants. Conversion CHF/€ sur base du taux de change moyen 2012)

 

Belgique Suisse France Allemagne
PIB (en milliards d’€) 375,88 491,04 2032,29 2666,4
Dette publique (en milliards €) 375,12 171,24 1833,81 2160,19
Dette publique (en % du PIB) 99,8 35,7 90,2 81
Impôts sur la production et les importations (en % du PIB) 12,9 6,5 15,4 11,2
Impôts courants sur le revenu et le patrimoine (en % du PIB) 16,5 14,5 12 12
Cotisations sociales (en % du PIB) 17,1 6,9 19 16,8
Recettes totales des administrations (en % du PIB) 51 33,8 51,8 44,8
Recettes totales des administrations (en milliards d’€) 191,7 165,97 1052,73 1194,75
Charge de la dette (intérêts en milliards d’€) 7,98 1,877 48,77 35,45
Service de la dette (intérêts + amortissement en milliards d’€) 40,54 / 146,67 279,37
Ratio charge de la dette / recettes totales 4,16 % 1,13 % 4,63 % 2,97 %
Ratio service de la dette / recettes totales 21,15 % / 13,4 % 23,38 %

Sources : Eurostat, agences de financement nationales

Aux États-Unis, au train où vont les choses, en 2020, les rentrées fiscales ne représenteront plus qu’un quart des dépenses de l’État fédéral ; en 2025, les recettes ne permettront plus de couvrir qu’un seul poste budgétaire, précisément le service de la dette, le versement des intérêts et les remboursements de la dette souveraine.

Quand on voit de tels chiffres on comprend immédiatement pourquoi je suis partisan d’un défaut généralisé de la zone euro : les pays s’épuisent en ce moment dans le service de leur dette. La pente est tout simplement impossible à remonter.

Bruno Colmant : Je me demande si nous ne sommes pas déjà dans une situation de défaut de paiement. La dette publique est peut-être déjà devenue une fiction. Cette dette publique constitue, pour les créanciers, un capital. Mais, contrairement à un capital qui représente du travail passé progressivement épargné, la dette publique représente aussi un prélèvement sur le travail futur. Plus spécifiquement, le créancier de l’État lui prête avec de l’épargne du travail passé tandis que l’État (le débiteur) rembourse sa propre dette grâce à un prélèvement fiscal sur le travail futur. C’est logique : la dette publique est garantie par la capacité de l’Etat à lever des impôts portant, entre autres, sur les revenus professionnels futurs. En s’endettant, l’Etat demande donc à des créanciers de lui faire crédit au motif qu’il sera capable d’exiger un prélèvement sur la création de richesse de ses futurs contribuables. C’est ainsi que Marx considérait que la dette publique était sans lien nécessaire avec le processus de production de capital et qu’elle n’était pas un titre sur du capital réel. Il l’assimilait à un capital fictif parce qu’il en voyait l’extinction dans la révolution, état préalable à la victoire du prolétariat. Aux yeux de Marx, cela allait même plus loin : comme la dette publique est un travail passé accumulé gagé par un travail futur, cette même dette devait être annulée par la négation de la propriété privée, qu’il percevait comme un obstacle à l’égalité sociale. Le nihiliste Proudhon n’avait pas une vision très éloignée. Quand on prolonge l’analyse marxiste, on doit immanquablement dresser le parallèle entre la dette publique et la monnaie. La monnaie est une dette financière tandis que la dette publique est une dette sociale. Comme la dette publique, la monnaie est souveraine. Et, bizarrement, nous opérons la même confusion mentale avec la monnaie qu’avec la dette publique : nous conceptualisons la monnaie comme un acquis privé alors qu’elle reflète un bien public.

Et, malgré que nous en soyons les débiteurs individuels, nous visualisons la dette publique comme une obligation collective qui nous est étrangère alors que nous bénéficions des biens publics. Comme la dette publique, la monnaie mesure la stabilité de l’agencement économique. En effet, une monnaie faible reflète un pays moins compétitif, et inversement. Pour cette raison, la crédibilité monétaire découle rarement d’un acte d’autorité. La garantie de la monnaie est plutôt un état de confiance. Mais l’effarante réalité, c’est que lorsque la dette publique est trop importante, ce ne sont plus les créanciers qui obligent les débiteurs : ce sont les débiteurs qui imposent des effacements de dettes à leurs créanciers. C’est pour cela que l’excès d’endettement public met irrémédiablement en péril la monnaie. Pour résorber la dette, il faut soit dévoyer la monnaie (c’est-à-dire créer de l’inflation), soit effacer les dettes, comme lors du défaut grec ou de la confiscation des dépôts bancaires chypriotes.

J’avais espéré qu’une hausse de l’inflation aurait pu constituer la voie pour un allègement de la dette. D’autant que nous sommes aussi en situation de répression financière avec le maintien par les autorités de taux d’intérêt très bas. L’inflation aurait été compatible avec des taux d’intérêt faibles comme l’a montré l’Angleterre après la guerre. Mais si ce n’est pas possible, il faut se résoudre à un rééchelonnement des emprunts voire à un défaut pur et simple.

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