LA RUSSIE N’EST PLUS CE QU’ELLE ÉTAIT, par François Leclerc

Billet invité.

Le rouble a interrompu sa chute libre mais a perdu 40% de sa valeur depuis le début de l’année, et le prix du baril de pétrole semble s’être durablement installé autour de 60 dollars, après avoir longtemps dépassé les 100 dollars. L’inflation en Russie, qui avait ralenti à 6,5% en 2013, devrait atteindre 11,5% en 2014, et le PIB pourrait chuter l’année prochaine de 5%, signalant une forte récession. Telle est la nouvelle équation que le gouvernement russe va devoir résoudre, une fois qu’il a aura paré aux conséquences les plus immédiates de la brutale crise monétaire qu’il vient de connaître.

Il a fallu y mettre les formes, en surveillant de près les sorties de capitaux sans décider de les contrôler formellement. Les grands groupes détenteurs de matelas de devises ont reçu comme directive de les vendre afin de soutenir le rouble, ce qui pourrait représenter entre 40 et 50 milliards de dollars. Les oligarques, qui ont pris la fâcheuse habitude d’exporter leurs capitaux, ont été priés de les rapatrier, une amnistie fiscale « totale » leur ayant été promise début décembre par Vladimir Poutine, donnant une des clés de la crise avant que celle-ci n’éclate, car elle couvait depuis des mois en réalité : la fuite des capitaux était devenue la norme et atteignait des proportions insoutenables, comme cela vient d’être constaté. Illustrant cette situation, les détenteurs russes bénéficiant de visas d’investisseur se comptent désormais par centaines à Londres (il faut venir avec deux millions de livres minimum pour les obtenir).

Pour donner l’exemple et profiter d’une amnistie, Alicher Ousmanov, considéré comme l’homme le plus riche de la Russie, a annoncé le rapatriement de ses actifs basés à Chypre, l’un des refuges privilégiés des capitaux russes. L’offensive de charme du régime s’est poursuivie avec la tenue opportune du banquet qui tous les ans réunit au Kremlin le gratin des oligarques, avec en vedette surprise Vladimir Evtouchenko, ce milliardaire russe accusé de blanchiment d’argent et libéré pour la circonstance de son obligation d’assistance à résidence, désormais « libre de retourner à ses affaires ».

Vladimir Poutine avait auparavant mis les points sur les « i », lors de sa conférence de presse annuelle : aucun changement de règle du jeu n’allait intervenir pour les oligarques et il n’y aurait pas de ré-examen des privatisations des années 90 à l’origine de leur bonne fortune. L’objectif poursuivi est de stopper enfin la suite endémique de capitaux qui a fini par être le principal facteur de déclenchement de la crise monétaire. Rosneft, un des deux grands groupes pétroliers serait par ailleurs suspecté d’avoir mis de l’huile sur le feu en procédant à des opérations de change massives.

Ce contre-feu installé, il a fallu dans l’urgence venir au secours du secteur bancaire. La Douma – la chambre basse du Parlement – a voté un plan de recapitalisation des banques de 13 milliards d’euros, et la Banque centrale a accordé à la banque Trust un crédit initialement de 480 millions d’euros, passé ensuite à 1,6 milliards d’euros une fois le trou complètement sondé, avant de la faire reprendre par une concurrente. Il n’en est pas fait officiellement état, mais une panique bancaire dont l’ampleur ne peut être estimée a touché de nombreux établissements les 15 et 16 décembre, dont Trust, les déposants retirant dans la précipitation leurs avoirs en roubles pour acheter des devises, ainsi même que leurs dépôts en devises…

La Banque centrale a également annoncé qu’elle allait prêter des dollars et des euros aux banques et qu’elle assouplissait les normes de détention de fonds propres. Mais certaines entreprises vont peiner à rembourser leurs crédits en devises, alourdissant la facture du sauvetage. Ce pourrait être l’occasion d’opérer une restructuration bancaire parmi les 800 petits établissements dont certains sont très fragiles et d’autres pourraient révéler de singulières pratiques.

Des barrières douanières ont été également mises en place afin de réduire les exportations de céréales, sur un marché international en dollar attrayant pour les producteurs russes, afin de prévenir toute flambée de leur prix et de celui du pain, qui a déjà été dopé par la chute du rouble. La hausse des prix va affecter durement les consommateurs, tandis que celui du taux de la Banque centrale – fixé à 17% – va entraîner le renchérissement du crédit aux entreprises et aux particuliers, ainsi que les intérêts des prêts immobiliers, entrainant une hausse des défauts. Par rapport au début de l’année, les prix des produits alimentaires courants ont connu une hausse entre 20 et 30%, le chou culminant à 44%. L’inflation est prévue pour culminer à 11,5% début de l’année prochaine, mais elle pourrait facilement crever ce plafond et atteindre 15%, voir 20%, selon les économistes de la banque Alfa, et il en résulterait alors une baisse de la consommation de l’ordre de 10%. Le premier ministre Dmitri Medvedev a pratiqué l’art de la litote en déclarant que « La situation de l’économie exige des mesures extrêmement précises » précisant néanmoins que « si l’on se fixe des objectifs trop modestes, nous risquons de tomber dans une récession plus profonde que ce qui est possible ».

Disposant désormais de réserves de devises accumulées au cours des dix dernières années, la Russie n’est pas au bord du défaut de paiement sur sa dette extérieure, qui ne dépasse pas 15% de son PIB, mais elle a perdu une part importante de ses revenus en devises avec la chute du pétrole et doit pouvoir faire durer ses réserves. Après avoir déjà dépensé plus de 80 milliards de dollars pour défendre le rouble, la Banque de Russie a vu le 19 décembre ses avoirs en or et en devises passer sous la barre des 400 milliards de dollars pour la première fois depuis août 2009. Par ailleurs, le budget de l’État va être déséquilibré et son déficit devoir être financé. La crise actuelle a accéléré la fin d’un modèle économique reposant sur l’exploitation des réserves de pétrole et de gaz. La leçon dépasse les frontières de la Russie : compter sur les exportations se révèle décidément un calcul hasardeux quand un retournement de situation intervient…

Vladimir Poutine a imprudemment promis que ce ne serait qu’un mauvais moment à passer et durer au maximum deux années, mais cela ne fait pas une politique. Que pourrait-elle être d’ailleurs ?

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