HUMAINCRATIE. FRAGMENT 1, par Jean-Claude Baerts

FRAGMENT 1.

Nous verrons :

  • Une interrogation sur le vivre ensemble.
  • Avant-propos où Bergson nous explique qu’une innovation est nécessaire en présence d’un écueil.
  • Une liste non exhaustive de multiples écueils où le capitalisme conduit.

Vivre ensemble ?

De Paris à Iekaterinbourg,
les Villes tentaculaires (*)
crachaient leurs noires fumées,
et le communisme tenta une percée,
en substituant à l’homme une société.

Le capitalisme continua sur sa lancée,
de Tokyo jusque Berlin,
en transmuant la société,
en un marché, où des individus
égocentriques sont âpres au gain.

Et il s’imposa au communisme.

Or le libéralisme inonda ces marchés,
exigeant performance et compétitivité
individuelles qui ont transformé
l’Homme en guerrier fratricide,
mais aussi en esclave
à l’âme hallucinée.

Ailleurs certains élaborent
un Homme unique, (**)
répandant la terreur chez autrui
qu’ils tiennent ainsi en âme esclave.

De Pékin à Moscou,
de Bruxelles à Washington,
ou en certains feux follets
des hommes tentaculaires
imposent les noires volontés
issues de l’histoire passée.

Maintenant, ici et là,
un homme nouveau s’oppose
à l’homme ancien.

Et si il le faut, avec son sang
il écrit son espoir et son histoire.

Par balbutiements
tentaculaires,
un monde nouveau
peut-il évincer l’ancien ?

(*)    Emile Verhaeren
(**)  Hannah Arendt : « Le système totalitaire »

â–²Avant-propos.

Henri Bergson expose en 1907 dans « L’évolution créatrice » que la sujétion à une habitude nous maintient tout entier dans une action où notre conscience ne s’éveille guère.

Toutefois selon lui, lorsqu’un obstacle se présente dans cette action, si une inadéquation survient de l’exécution particulière de l’acte à sa représentation présumée et attendue, il y a éveil de la conscience[1], surgissement d’alertes.

Et ce contretemps qui nécessite de se dégager de l’habitude est même une opportunité d’inventer et de se dépasser. Ici sont par ailleurs proches, Georg Hegel pour qui une confrontation avec le négatif peut être cause de progrès, ou encore avant lui, à l’aube de la philosophie européenne, Héraclite pour qui les contraires aboutissent à la création.

Sous la prise de conscience et tant que l’obstacle inattendu est mineur, l’intelligence invoque la mémoire du passé et tente d’inférer sur cette base en opérant « un fléchissement de l’expérience passée dans le sens de l’expérience présente« [2].

Mais lorsque l’obstacle inopiné est hors norme, irréversible et irréductible, devient écueil, l’intelligence est inapte à solutionner la difficulté, à générer un « jaillissement créatif« [3], et il faut l’illumination de l’intuition du radicalement nouveau.

A défaut de cela les correctifs entrepris ne seront pas salvateurs, mais seulement une occultation de la difficulté, laquelle empirera par l’ajournement de ‘l’évolution créatrice’ ou de la refondation nécessaires.

Or le fonctionnement de notre communauté humaine est perturbé, profondément, sans doute mortellement pour beaucoup, par de multiples écueils, dont la liste ci-dessous ne se veut pas exhaustive :

  • Les activités se sont recentrées sur leur « cœur de métier » par l’externalisation poussée des autres tâches. Ainsi ‘tout est démembré’ engendrant une hyperspécialisation dans des tâches de plus en plus élémentaires.

Si cette division du travail poussée à l’extrême permet des prix plancher, elle pressurise une myriade de sous-traitants, fragilise leur pérennité en devenant une proie pour une concurrence effrénée, favorise les délocalisations et engendre « une explosion des « restructurations » et des « fusions-acquisitions » avec leur lot de fermetures d’établissements et de licenciements collectifs[4]« .

  • Par la réalité de la mondialisation ‘tout est partout’, l’activité des grandes entreprises est répartie dans le monde sans que des frontières s’y opposent et sans la contrainte de lois homogènes et intégrantes.

Il n’y a plus de frontières à reculer et les espaces des marchés bien que non encore comblés, sont délimités et leur horizon est maintenant visiblement borné. La productivité qui augmente avec la taille des marchés[5] devient également bornée.

  • Le capitalisme, un système qui a ses limites dans un contexte borné, devra imploser à terme, suivant l’analyse de Karl Marx, de par sa contradiction d’une perpétuelle nécessité concurrentielle de croissance.
  • Mutation pervertisseuse par l’aiguillon outrancier d’un capitalisme financier qui vise moins à produire des biens durables et utiles, ni à assurer la pérennité de l’activité, que de générer des profits immédiats ou démesurés ainsi que des rémunérations individuelles choquantes.
  • Le coût salarial excessif induit un chômage élevé qui est devenu structurel car inhérent aux charges qui grèvent les salaires. La main-d’œuvre humaine démesurément coûteuse n’est supportée que si elle est irremplaçable ou incontournable.
    En rendant le travail non compétitif car exagérément et artificiellement cher, les travailleurs sont aliénés du pouvoir fondamental inhérent à leur nature d’être humain, soit la possibilité de produire un travail et d’en obtenir une contrepartie.
  • Les travailleurs sont dès lors remplacés à outrance par des machines, engins, automates, moyens cybernétiques et informatiques, lesquels engendrent à leur tour une aliénation générale des humains qui se voient forcés à ne plus converser avec des humains mais avec des machines[6], et d’effectuer en outre eux-mêmes à l’aide de celles-ci le travail de leurs fournisseurs ou prestataires de services. Cette machination les a ainsi forcés à troquer leur statut de client contre celui d’esclave d’un commettant ‘machinique’, et pire encore à se dépouiller de leur identité pour la seule image d’un crédit bancaire. Cette aliénation est d’autant plus castratrice qu’une individualisation est ancrée hors d’un vivre ensemble, mais elle est probablement un aiguillon pour refaire société en appréciant l’échange par le langage, soit la symbolique humaine[7].
  • Conjointement une concurrence perfide, un « meurtre transposé« [8], est advenue et est amplifiée par la taille de la production pour cause de rendements d’échelle croissants[9]. La perte de concurrence pure et parfaite élimine les petites entités et engendre une concurrence déloyale et monopolistique.

Marx voyait dans cette concurrence débridée la paupérisation de la classe ouvrière. Aujourd’hui on peut y voir la disparition des petits commerces indépendants, voire des PME qui sont rongées par deux maux de coercition meurtriers : celui de ne pouvoir disposer de conditions d’acquisition concurrentielles et celui du risque associé à un coût salarial disproportionné pour leur chiffre d’affaire. L’élasticité de leurs frais généraux, FG, à celui-ci n’est plus régulateur.

  • Si Schumpeter considérait les monopoles éphémères, les empires existants qui ont dépassé une taille critique de précarité concurrentielle et qui se renforcent inexorablement, semblent bien le contredire.
  • La croissance de la consommation est débridée[10] car le possesseur d’un bien ne peut plus s’identifier qu’en jouissant de la dernière version ou nouveauté produite. « Obsolescence accélérée de toute chose«  dira Alain Finkielkraut[11]. Et cela sous l’intoxication du matraquage continuel de publicités incitatives ou des manipulations de neuromarketing. Celles-ci opèrent une mutilation de la pensée, laquelle désoriente la réflexion du consommateur et l’égare vers des comportements impulsifs ou stéréotypés selon un ’prêt-à-penser’[12].
  • Lesquelles publicités, patronnées par un Etat avide des revenus qu’elles procurent, dévalorisent un enseignement moral et équilibré des jeunes.

Or ceux-ci sont déjà déstabilisés par un relativisme important, soit un ‘tout se vaut’, qui altère les morales et divise les forces universelles de cohésion[13]. A cela s’ajoute la déstabilisation d’un « futur sans avenir« [14] qui engendre une agitation frénétique par un ‘tout tout de suite’.

  • ‘L’espace public est supplémentairement encombré d’un bavardage qui endort la démocratie’[15].

Nous restons ainsi enveloppés dans un vide de communication essentielle [16] dénaturant l’humanité de sa suprématie du vivant et appauvrissant le projet démocratique par amputations des débats nécessaires à toute évolution créatrice.

  • L’épistémè[17] actuel au service de certains pouvoirs[18], nous écarte ainsi de notre autonomie, et ce en outre suivant une osmose de standardisation au niveau mondial qui étiole toute singularité créatrice.

Le projet démocratique d’une société des égaux, de semblables d’une même espèce, participant à une ‘expérience commune’[19], est alors rabaissé à celui d’une société de consommation égalitaire, peuplée d’entités homogènes, indistinctes et interchangeables, et où tout et tous sur un gigantesque marché sont transformés en marchandises[20].

  • Marchés en croissance et aux ravages exponentiels si les deux tiers de l’humanité doivent rejoindre le niveau de consommation de l’autre tiers, en engendrant une raréfaction significative et accélérée des ressources disponibles et d’autant plus convoitées, entre autres l’eau faisant dire à Erik Orsenna en clôture d’ouvrage[21]: « La crise de la terre commence« .

Danger conjoint de désastres écologiques mettant la biosphère en péril et rebuts de toutes sortes transformant les alentours de l’habitat terrestre en une poubelle planétaire.

Si à cause de tels ravages l’économie fondée sur la croissance est une imprévoyance[22], la croissance est néanmoins à promouvoir malgré l’impasse contradictoire. Ceci afin d’engendrer la richesse nécessaire pour réagir à ces défis humanitaires et pour éradiquer chômage, pauvreté, épidémies et autres inégalités.

Mais une telle croissance s’écarte d’objectifs individualistes et met le salut du genre humain à l’épreuve de son inventivité.

  • Autres issues conjointes à découvrir pour les impasses de l’énergie nécessaire à la croissance dont la production détruit tantôt notre atmosphère, tantôt le genre humain par les radioactivités nucléaires.

Et celles d’une croissance explosive si la loi de Malthus n’était pas contredite par une stabilisation démographique et des découvertes salvatrices.

  • Sinon le dépassement d’un seuil de maîtrise devient inéluctable tout comme lors de la catastrophe de Fukushima due à un concours de circonstances exceptionnelles et concomitantes.

Il peut alors advenir que s’applique la loi de ce que j’appellerais ‘la disproportion fatale’ ou celle de la tour de Babel.

De même les risques pris et la manipulation d’autrui qui dépassa tout seuil de maîtrise dans la crise des subprimes, exigeront une décontamination de l’économie aussi lourde, onéreuse et longue que celles nucléaires de Fukushima ou de Tchernobyl.

La vanité, la soif du toujours plus, une consommation effrénée rendent l’humanité vulnérable à cette loi.

  • ‘Tout est dans tout’: de nombreuses interdépendances complexes sont créées par l’évolution accélérée et la globalisation des technologies, de la connaissance, de l’information, des conflits, des dégradations environnementales, des problèmes sanitaires, des influences financières, …, ce que des gouvernances locales ne peuvent plus régenter individuellement de façon efficace et économique. Leur seuil de maîtrise est ainsi dépassé.
  • L’économie échappe ainsi de plus en plus à contrôles et éthique, et les Etats, de désarmés deviennent victimes, et les ressources qui leur sont nécessaires feront d’autant plus vite défaut vu l’inflation galopante et endémique des dépenses publiques insuffisamment régulées.
  • Devant ces difficultés, la Gauche et la Droite qui ont épuisé les gisements profonds de leurs idéologies originelles, peinent à percer la superficialité pour se ressourcer, envisager des projets innovants ou les remises en question exigées par l’importance des enjeux citoyens et de civilisation.

Alors que autrefois un Saint-Simon, Jaurès, Locke ou Adam Smith exposaient de façon approfondie aux citoyens leurs conceptions et remèdes aux défis à relever, actuellement les partis de ces tendances politiques semblent réduits à donner des miettes inconsistantes d’orientations et de programme, gonflettes de slogans qui éludent le débat idéologique, et à ne s’occuper que de la prise du pouvoir, soit leur objectif fondamental[23]. Ils semblent rester confinés pour cela dans une opposition de plus en plus stérile et même globalement destructrice par des verbiages d’égratignures réciproques, indécents d’irrespect, et jetés en pâture aux citoyens. Le citoyen en est désorienté et désabusé.

A cela s’ajoute que des partis concurrents poursuivent des buts similaires occasionnant une redondance de financement par les citoyens ou que certains partis ou organisations syndicales convoitent, voire réalisent une usurpation de pouvoirs institutionnels[24], lesquels sont déjà sous l’influence de puissants et nombreux lobbies commerciaux.

  • La démocratie entretenue et prônée par le politique n’est plus démocratique si ce n’est dans le simulacre d’un formalisme[25] ; la souveraineté du peuple est ainsi bafouée et le politique est vilipendé par le peuple. Dignité, respect et perspective commune s’évaporent.

En effet des surgeons ont supplanté les bourgeons natifs et ont ainsi étiolé le dessein initial.

  • Nos gouvernants en l’absence de sérénité ne gouvernent plus convenablement étant soumis continuellement à d’innombrables contraintes et critiques, internes et externes, entre partis concurrents et devant s’exhiber sans arrêt sous la pression des médias[26].
  • Les travailleurs encadrés de leurs syndicats et les entrepreneurs soumis à leurs actionnaires défendent deux positions opposées au point de ne plus vouloir s’entendre, et dans leurs affronts l’Etat ne dispose plus d’autorité d’apaisement ou de médiation. L’économie déjà dévoyée, en est dérangée.
  • Les citoyens que nous sommes sont pris entre le marteau de l’économie et l’enclume de l’Etat, et notre humanité est pressurée et devenue dépendante de deux systèmes inhumains et réducteurs de l’autonomie individuelle et d’un projet collectif.

Il en résulte une perte des repères, soit un phénomène de nihilisme[27], de ‘désinstitution’[28] par ‘la disqualification du principe même du discours fondateur’[29] et de sa ‘dimension normative (Etat)’[30] au profit des nouveaux mythes de la science et d’un marché dérégulé.

Aussi il ne subsiste que des gravats de cohésion sociétale sous forme d’un ‘conglomérat de subjectivités revendicatrices’[31].

[1] Henri Bergson : « L’évolution créatrice »

[2] ibid.

[3] ibid.

[4] Jacques Généreux : « La dissociété »

[5] Daniel Cohen : « La prospérité du vice »

[6] machinisme que Gilbert Simondon apprécia pour la production.

[7] Lacan ; Edouard Delruelle : « L’impatience de la liberté ».

[8] Pierre Legendre

[9] Daniel Cohen : « La prospérité du vice »

[10] Christian Arnsperger : « Critique de l’existence capitaliste »

[11] Alain Finkielkraut : « Le Mécontemporain »

[12] Edouard Delruelle : « L’impatience de la liberté ».

[13] Alain Finkielkraut : « La défaite de la pensée »

[14] Pierre-André Taguief « L’effacement de l’avenir »

[15] Edouard Delruelle : « L’impatience de la liberté ».

[16] ibid. : ‘vide symbolique’

[17] Michel Foucault.

[18] ibid.

[19] Edouard Delruelle : « L’impatience de la liberté ».

[20] Pierre Legendre

[21] Erik Orsenna : « L’avenir de l’eau ».

[22] Paul Jorion dans ’Misère de la pensée économique’.

[23] France Culture : La Fabrique de l’Histoire : « Naissance des partis politiques », janvier 2012.

[24] Alain Destexhe, Alain Eraly, Eric Gilet : « Démocratie ou particratie »,

Alain Destexhe, : « Syndicats. Enquête sur le plus puissants lobby du pays (Belgique) ».

[25] Alain Destexhe, Alain Eraly, Eric Gilet : « Démocratie ou particratie ».

[26] Alain Eraly : «  Le pouvoir enchaîné ».

[27] Fr. Nietzsche

[28] Pierre Legendre :  « Le crime du caporal Lortie »

[29] ibid.

[30] ibid.

[31] ibid.

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