Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Paul Jorion, via son compte twitter, pointe notre attention vers un article du Vif qui m’incite à vous raconter une anecdote pour illustrer le phénomène à partir d’expériences et de ressentis de la vie de tous les jours.
Il y a à peine quelques années, le caractère cosmopolite de Bruxelles était perceptible à l’oreille, par la multitude de langues parlées dans ses rues. Parmi ces langues l’espagnol me semblait objectivement surreprésenté. Ce phénomène était observable dans les quartiers touristiques de la capitale. Guides à la main, appareils photo en bandoulière, des familles entières profitaient des routes innombrables que Ryanair ouvrait au départ de l’Espagne, basant son modèle économique low-cost très bien adapté au bas salaires espagnols, sur de généreuses aides publiques des aéroports provinciaux et des coûts salariaux allégés par les bienfaits de la directive détachement inspirée par Frits Bolkenstein.
Flash forward, il y a près d’un an dans un café de Saint-Gilles, quartier populaire de Bruxelles. Je m’approche du bar où le préposé semble perdu dans une conversation impossible avec un groupe pendant qu’une masse de clients s’impatiente. Le groupe ne parle qu’allemand et un anglais approximatif, lui ne parle qu’espagnol et un français moins qu’approximatif. La peur dans les yeux de perdre sa place toute récente, il me demande, à ma surprise en espagnol, alors qu’il ne sait rien de moi, de l’aide. Cette anecdote et le parcours de cet homme fraîchement arrivé m’avaient émus, confronté que j’étais pour la première fois en personne à une immigration d’un type nouveau.
Je ne résiste pas à la tentation de vous confier que la scène, symboles quand tu nous tiens, se déroulait au café de la Maison du Peuple, un lieu chargé d’une histoire sans équivoque aujourd’hui mué en café tendance. Signe des temps…
Après la crise de 2008, l’espagnol entendu à Bruxelles s’est transporté des lieux touristiques vers les quartiers populaires. Au début il portait les tonalités musicales des Équatoriens, Colombiens, Argentins ou Dominicains premiers touchés dans une Espagne en perdition économique. Depuis peu ce sont les parlers des différentes régions de l’Espagne que l’on capte. Vous me l’auriez dit il y a dix ans à peine, jamais je n’aurais cru un phénomène aussi massif possible. Pour moi c’était une évidence, l’Espagne pays de misère et d’émigration chronique avait réglé cette tare congénitale à tout jamais.
Mais revenons au Vif du sujet : ce qui j’y lis ne m’apprend rien. Dernièrement la société d’intérim Addeco à Madrid a acheté dans les médias du groupe Prisa des espaces publicitaires dans lesquels apparaît ad nauseam cette vignette aguichante. Drapeau de l’espoir et illusion d’un futur possible qui immanquablement trouvera un écho aux yeux des lecteurs dans un pays au taux de chômage nauséabond où aucun citoyen ne manque d’au moins une victime dans son entourage familial proche.
La description de la mission proposée par Addeco est ici. En résumé:
- emploi précaire : cdd.
- addeco Espagne est contractant donc possibilité de rupture sans entraves par l’employeur final en Belgique aux conditions du droit du travail espagnol qui s’applique et qui a été massivement dégradé ces dernières années sous prétexte d’austérité.
- lieu de travail à 2000 kilomètres. De préférence venir de Madrid à Bruxelles avec sa voiture pour être mobile.
- flexibilité maximale demandée en ce qui concerne les horaires et les lieux de travail
- niveau d’expérience exigé
- compétences linguistiques avérées et extensibles à une langue importante surtout localement
- seul le salaire brut est mentionné. Les 2000 euros correspondent à +/- 1.450 euros nets.
Pour référence, mise en contexte et extrapolations, les salaires minimums en Europe dans la table 2 ici. Avec ça il faut se loger, vivre sur place et espérer un surplus pour aider la famille dans le besoin restée au pays.
Au même moment, l’industrie du travail intérimaire en Belgique, multinationale Addeco y compris, va mal. J’imagine le plaisir de leurs employés face à la concurrence efficace de leurs collègues espagnols. La maison mère en Suisse n’a rien à craindre. La crise s’installe et semble destinée à s’aggraver puisqu’on se dirige vers des politiques d’austérité dont on connait l’issue. Le taux de chômage national de 8,5% est de 21% en région bruxelloise, là ou Addeco Madrid prétend envoyer ses candidats. Tout ça dans un contexte global où le travail disparaît.
En définitive, la vignette d’Addeco m’a rappelé cet autre tract dans Les raisins de la colère de John Steinbeck qui raconte l’odyssée d’une famille chassée d’Oklahoma par la combinaison des saisies judiciaires post 1929 par les banques et du dust bowl. Au passage en parlant de dust bowl, le roman commence dans les mêmes décors qu’Interstellar, prélude à une autre odyssée très commentée en ces lieux, hasard ?
Le but des tracts pour les producteurs d’oranges californiens était d’attirer une main d’œuvre en détresse, prête à tout sacrifice et dépassant largement en nombre les besoins réels pour ainsi pouvoir appliquer une pression maximale sur les travailleurs nouveaux arrivants et locaux. Il se reflète dans ce passage :
…This fella wants eight hundred men. So he prints up five thousand of them things an’ maybe twenty thousan’ people sees ’em. An’ maybe two-three thousan’ folks gets movin’ account a this here han’bill…
Dans une Espagne qui n’a plus rien à offrir à sa jeunesse massivement au chômage que ces jobs sous-payés dans les pays « riches » du nord, les lignes bougent. Ce soir à Madrid les deux économistes – Juan Torres Lopez et Vicenç Navarro – mandatés par le mouvement Podemos pour établir le programme économique sur lequel sera basée la campagne aux législatives de 2015 publient leurs travaux. On en verra les détails, ils devraient correspondre aux grandes lignes du manifeste qui avait contribué à l’élection de 5 députés aux européennes de mai.
Les sondages donnent à ce mouvement citoyen en formation, à peine érigé en parti politique, 28,5% d’intentions de vote. Comment ne pas être saisi par la pertinence de ces quelques lignes en page 2 du manifeste dans le contexte de l’article du Vif :
… Établir des mécanismes pour combattre la précarisation de l’emploi, spécialement l’emploi jeune pour lutter contre l’exil de notre jeunesse. Élimination des entreprises de travail temporaire. Augmentation significative du salaire minimum interprofessionnel …
Vous sentez comme moi ce mélange de souffrance et d’espoir ? Voilà mon coup de gueule, les raisons de ma colère et les pensées qu’elle m’inspire. Lire Steinbeck avec le recul c’est comprendre un peu ce qui se passe aujourd’hui et où ça mène si on laisse faire ou qu’on fait mal.
Les raisins de la colère a été publié en 1939.
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