Retranscription de Le temps qu’il fait le 31 octobre 2014. Merci à Olivier Brouwer !
Bonjour, on est le vendredi 31 octobre 2014. Et je porte des lunettes, mais ce n’est pas sans raison : c’est parce que je vais vouloir lire tout à l’heure quelque chose sur mon écran, et donc j’ai besoin de ces lunettes.
Ce qui est bien, quelque chose dont je suis content, c’est que le débat sur le travail, ça avance. Vous vous souvenez de cette vidéo, c’est un extrait d’une apparition à « Ce soir (ou jamais) », ça date de novembre 2012, et on parlait du chômage, et on voulait pinailler sur des chiffres, et j’ai dit : « Non, il faut recadrer ça autrement : le travail disparaît. » Et alors, je parle, je parle trois minutes, quelque chose comme ça, mais quelqu’un a eu la bonne idée d’extraire ça du programme, et ça circule depuis sur l’Internet et, voilà, les gens regardent cela. Et maintenant, on est deux ans plus tard, et maintenant le débat est au centre des discussions. Tout le monde en parle, on me recontacte là-dessus, j’en ai parlé ce matin à la radio suisse, c’est vraiment au centre de l’actualité, il y a un rapport récent de l’agence « partnership Roland Berger », il y a une étude qui avait été faite, c’était l’année passée, en 2013, par des chercheurs de Oxford, on ne parle que de ça.
Alors, évidemment, il y a des gens qui planent, on me faisait commenter également cette actualité-là ce matin à la radio suisse, vous avez peut-être entendu ça, par un monsieur qui disait : « oui, on avait eu peur de la machine à vapeur… ». Enfin bon, il planait, il planait gentiment, il n’était pas au courant du problème et il disait « Voilà, oui, ce qui est important, ce dont il faudrait avoir peur, c’est qu’on est trop nombreux à la surface de la planète », il avait tout à fait une approche, comment dire… j’allais dire « antédiluvienne » mais c’est peut-être ça – des problèmes qui nous menacent.
Mais hier soir, donc je parlais au Théâtre National à Bruxelles, et il y avait une dame au premier rang qui écoutait avec beaucoup d’attention ce que je disais… enfin, tout le monde, il y avait beaucoup d’attention dans la salle donc ça faisait plaisir, mais elle opinait du bonnet à certaines choses que je disais, et puis elle est venue me trouver, après, quand c’était terminé, en me disant : « Mais qu’est-ce qu’il faut faire ? »
Voilà : qu’est-ce qu’il faut faire ? Alors, ça c’est une grande question à laquelle répondre, mais en tout cas, il y a une chose qui est claire, c’est ce qu’il ne faut pas faire. Pourquoi est-ce que j’ai mis mes lunettes ? C’est parce que je voudrais rapprocher deux articles qui apparaissent simultanément maintenant à la une du journal Le Monde, et il y en a un qui s’appelle : « Le PS est-il en train de perdre sa base militante ? », et l’autre s’appelle : « Comment le gouvernement a cédé au patronat sur la taxation des dividendes. »
Et ce qui est important, évidemment, c’est qu’il y a un lien immédiat entre ces deux choses. C’est que les gens qui sont au sommet et qui nous dirigent, eh bien ils sont largués, ils planent comme ce monsieur qu’on entendait tout à l’heure, qui parlait de la machine à vapeur. Il y a une déconnexion, malheureusement, qui est tout à fait totale. Le problème, c’est qu’il y a une déconnexion tout à fait totale entre ce que les gens disent, le peuple : tout le monde, et ce que font nos dirigeants. Et c’est absolument consternant, parce que c’est de pire en pire. Il y a un nouveau gouvernement en Belgique, qui propose des coupes [claires] dans tout ce qui est de l’ordre du culturel, de l’artistique, etc., c’est-à-dire de 30 %, de cet ordre-là, ou 50 %… Alors on peut modifier un budget d’une année sur l’autre sur 5 %, mais moi j’ai vu ça à l’époque où j’étais professeur à Cambridge, quand on a supprimé 30 % de notre financement d’une année à l’autre, eh bien, ça c’est tuer quelque chose, il faut savoir qu’on tue quelque chose quand on oblige à faire des coupes [claires] de 30 %.
Et donc, voilà, ces deux articles, « Le PS est-il en train de perdre sa base militante ? », « Le PS est-il menacé par une hémorragie militante ? » Après sept mois, le parti n’avait récolté qu’un demi-million d’euros, « soit 60 % de moins qu’espéré à ce moment de l’année… ». 60 % de moins !
Et alors de l’autre côté, de l’autre côté : un gouvernement qui est dirigé par le parti dit socialiste, qui capitule devant le patronat sur la taxation des dividendes, alors que bon, si il y a quand même de l’argent à gagner quelque part, c’est quand même sur ces dividendes qui sont en hausse alors que le résultat des entreprises est en baisse, ces entreprises qui – n’ayant absolument plus rien compris à ce que c’est des dividendes, c’est-à-dire une part sur la richesse créée par l’activité de l’entreprise – empruntent pour payer leurs dividendes, enfin des choses de cet ordre-là.
Et alors bon, le plus consternant, bien entendu, c’est, sur le retrait de cette mesure : « Les réserves patronales, cependant, ont trouvé un relais précieux au sein du gouvernement, en la personne du ministre de l’économie, Emmanuel Macron, qui est intervenu auprès de François Hollande et de Manuel Valls pour que le gouvernement revienne sur cet amendement. »
Voilà. Comment est-ce qu’on appelle ça ? Eh bien on appelle ça, en américain, on appelle ça « crony capitalism » : le capitalisme des copains. Euh, il y a d’autres mesures du même type qui sont prises, je ne connais plus le détail, mais c’est dans la loi Duflot sur l’habitat, sur le logement, où on permet à des membres de la famille – enfin ça, c’était pas prévu, mais maintenant on ajoute ça – que des membres de la famille, ascendants, descendants, [sont considérés comme] s’ils étaient des locataires normaux.
Tout ça, c’est un capitalisme de connivence, c’est-à-dire qu’on arrose les copains. On arrose les copains, et les gens sont pas dupes. D’où croit-on que viennent ces 60 % de moins qu’espérés dans les cotisations d’un parti socialiste ? Comme si les gens qui nous dirigent avaient perdu absolument le contact… Ce qui me distrait, c’est ce qui me vient : cette expression que j’ai déjà utilisée à propos de ce qui est en train de se passer, « apoptose ». Apoptose, c’est ce suicide programmé d’un corps qui est malade, et qui, plutôt que de se réformer, parce qu’il considère sans doute, il a fait une évaluation je dirais implicite, inconsciente, et qu’il décide que la chose à faire, eh bien en fait, c’est de se suicider parce que ça vaut mieux : il vaut mieux abréger la souffrance, il vaut mieux éliminer quelque chose qui est en voie de disparition.
Ce qui est dommage, c’est que, eh bien, c’est que nous souffrons tous de ce processus. Ce n’est pas simplement un petit jeu entre copains, de vider la caisse avant liquidation totale, c’est aussi quelque chose qui pénalise les moins favorisés. Ce sont eux qu’on sacrifie, ce sont les gens qu’on remplace par un robot ou par un logiciel et à qui on dit : « Retrouvez du boulot et de toute manière, c’est de votre faute. »
Dans la bande dessinée, La Survie de l’Espèce, c’est le personnage de Judith, qui vous dit peut-être quelque chose – je voyais la traduction en allemand qui va paraître bientôt, je crois qu’en Allemagne aussi, les gens vont parler de ce personnage de Judith. Ce sont ces gens qui sont, pardonnez-moi l’expression, ces gens remplacés par des machines et qu’on fout simplement à la poubelle. Voilà.
Et pendant ce temps-là, au sommet, eh bien on partage le gâteau, parce que le gâteau augmente. En remplaçant quelqu’un qu’on doit payer au SMIC, quand on le remplace par un robot qui vaut simplement dix fois le salaire mensuel de cette personne, et qui va travailler 24 heures sur 24 et qu’il faudra simplement huiler, et dont il faudra simplement revoir le logiciel de temps à autre, on fait des économies considérables. Le gâteau, pour les 1 % au sommet, est en train d’augmenter, et non seulement ça, mais ils le font sans décence, ils le font sans décence, ils le font avec une indécence tout à fait choquante. Monsieur Macron, qui est intervenu auprès de Monsieur François Hollande et de Manuel Valls pour que le gouvernement revienne sur un amendement qui était simplement une mesure qui voulait simplement éroder quelque peu une niche dont bénéficient les gens les plus fortunés dans notre société.
Enfin, voilà. Une note un petit peu pessimiste. Il y a des aspects optimistes évidemment, c’est le fait que bon, les idées avancent, que ça me fait plaisir, que les choses que je disais et que je disais en criant dans le désert il y a deux ans, fassent [leur] petit bonhomme de chemin dans le public. Mais en même temps, cette déconnexion de nos dirigeants qui sont dans le suicide programmé, c’est affligeant, c’est dramatique. C’est triste.
Voilà. À bientôt.
Vous imaginiez que « anti-système » voulait dire « pro-tyrans » ? Vous me faites penser à cette brave personne qui m’invitait à un…