À propos du « jour d’après », par Michel Leis

Billet invité. À propos de Que faire « le jour d’après » ?, par Roberto Boulant.

La formulation « le jour d’après » utilisée par Roberto Boulant interpelle à plus d’un titre. Elle anticipe on ne sait quelle rupture catastrophique, celles dont on dit justement, il y a un « avant » et un « après », et dont la nature est laissée dans le flou. Appeler de ces vœux une politique différente pour le jour d’après laisse de côté bien des questions, et notamment sur le « quand » et le « comment ».

Le jour d’après a peut-être déjà eu lieu sans que nous en ayons eu conscience. Si l’on remonte la chaîne de causalité des grands bouleversements historiques, il y a des journées et des évènements dont l’importance n’apparaît que bien après. Sans même remonter aux infimes battements d’ailes de papillons souvent à l’origine de ces moments clés, on peut rétrospectivement identifier quelques faits parfois anciens qui ont aujourd’hui un impact considérable. Pour donner un exemple caricatural, la radicalisation du monde musulman trouve son origine dans quelques évènements épars qui remontent pour certains à plusieurs décennies. L’État d’Israël est l’un des points qui cristallise la colère des musulmans radicaux, c’est une conséquence indirecte de la Shoah, elle-même conséquence de l’accession au pouvoir d’Hitler en 1933. La guerre froide et la concurrence que ce sont livrées le bloc de l’Est et de l’Ouest pour implanter leur modèle de développement a été à l’origine de bien des révoltes dans des régimes autocratiques coupés de la réalité des peuples. L’invasion de l’Afghanistan par l’URSS et le soutien accordé à l’époque par les USA aux talibans en sont l’une des illustrations, mais aussi un des moments clés où le discours religieux s’est de nouveau trouvé associé avec une revendication pour le pouvoir. On peut y ajouter l’invasion du Koweït par Saddam Hussein qui a conduit par rebond à la déstabilisation d’une région centrale pour le monde islamique…  Cette liste n’a aucune prétention à être exhaustive, elle simplifie à l’extrême et tout ne peut être expliqué par des chaînes de causalité. Certains évènements n’ont que des rapports très lointains entre eux, voire, pas de rapports du tout.

À tout instant cohabitent plusieurs futurs potentiels. Pour en revenir à l’instant présent, la crise commencée en 1973 a connue des alternances de phases aiguës, de rémissions. Plusieurs mouvements contradictoires traversent notre société, entre le « TINA » de nos dirigeants qui travaillent au seul profit d’une oligarchie de l’argent, la tentation du repli sur soi et d’un darwinisme social limité à une île protégée de toute influence extérieure, le retour des solidarités, les mouvements de protestation sociale et d’autres encore dont nous ne sommes peut-être même pas au courant.

Il n’y a pas de déterminismes absolus dans l’histoire, juste une dynamique dont nous ne percevons pas toujours dans l’instant les tenants, et encore moins les aboutissants qui restent à venir. Nous ne pouvons construire aucune logique sur la base d’un hypothétique jour d’après qui a peut-être déjà eu lieu, et qui en tout état de cause a peu de chance d’être un instant unique. Tout au plus peut-on prendre en considération quelques points qui me semblent importants dans la réflexion.

Des rapports de forces extrêmement déséquilibrés au sein d’une société ou d’un groupe peuvent refléter deux états totalement contradictoires. Ce peut être l’instant exact qui précède la rupture, celui où la hiérarchie est sur le point d’être remise en cause dans une rupture radicale, la pression devenant insupportable pour le corps social. Il peut au contraire être le gage d’une situation extrêmement stable où la hiérarchie est perçue par l’ensemble des individus comme inamovible, parce que les moyens qui sous-tendent le rapport de forces sont tels que les conditions ne semblent pas remplies pour une remise en cause.

Pour que ces rapports de force soient remis en cause, il est nécessaire qu’une dynamique du succès se crée pour permettre le basculement d’une large partie de la population habituellement plutôt frileuse face au changement. Il n’y a aucune règle absolue en la matière. Cela peut prendre des années, par un long travail de sape qui fait que le discours fait son chemin dans les esprits, pour le meilleur comme pour le pire. Cela peut se créer en l’espace d’un instant « révolutionnaire » par le soutien inespéré qu’il reçoit des citoyens. A ce qu’il me semble, dans tous les cas de figure, le discours et le programme précèdent le basculement.

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