Billet invité.
Dans une récente interview dans La Tribune, Dani Rodrik analyse des enquêtes qui montrent comment les classes moyennes soutiennent des mesures qui leur sont désavantageuses, et ne profitent qu’au 10% ou 1% les plus riches, (1% qui sait faire des 10% son porte-parole). L’incapacité de la classe moyenne à distinguer ce qui lui est défavorable lui pose question.
Rodrik suggère que la mise en avant de valeurs autour de la famille et de la religion est l’écran de fumée qui sert à l’élu pour faire adhérer l’électeur à sa réélection, malgré des choix économiques contraires.
C’est un fétiche commode, même si le facteur de l’attachement à la religion est en effet important aux Etats-Unis. L’explication selon moi ne va pas très loin.
Que les électeurs majoritaires, ceux de la zone médiane, soient empapaoutés, c’est certain. S’ils ne s’en rendent pas compte, c’est qu’il n’y a pas de discours qui lie les décisions du sommet et l’entendement de la base. Le fait que ce soit le discours religieux qui raboute ou compense cette divergence est sans doute contingent. C’est plutôt la facilité de l’élite capitaliste à s’auto-centrer sur le discours qui marche le mieux pour elle-même, faisant feu de tout bois, qui me semble perpétuer cette déliaison à moindre frais. Comme les civilisations proposent un riche arsenal discursif d’éléments de justification basés sur les religions et les croyances, c’est simplement là que, souvent, l’oiseau fait son nid (on rajoutera la pérennité de l’empreinte des systèmes familiaux que constate Emmanuel Todd). Mais le discours va se déplacer sur autre chose quand ce facteur manque à l’appel. Ce peut être le cas en France où le facteur religieux est moindre et laisse de l’ambiguïté.
Dans la recherche de solutions en amont, poursuivie sur ce blog, on doit viser une « vaccination » de toute élite qui se forme à l’encontre de ce biais. Ce peut être par une structure constitutionnelle et éducative, notamment. En gros une « anti-ENA », qui cadrerait les prémisses du discours politique, de façon à ce que ses termes soient en prise avec la connaissance du plus grand nombre (des classes médianes). Est-ce utopique ou terriblement « stalinien » ?
Dans le livre Conjurer la peur de Patrick Boucheron, il est rappelé qu’à l’époque (1338), la commune de Sienne fait publier en italien « bien lisible par tous » les lois de la commune, sur les murs même du palazzo communale. Etrange coïncidence, des crises bancaires à l’issue desquelles la commune sauve les banques viennent d’avoir lieu à Sienne. La lutte contre le règne de la « seigneurie » sera de toute façon écartée par le choc de la peste noire (1348).
Dans la situation actuelle, le piégeage des mots fait que nous fermons beaucoup de portes pour ne pas tomber dans les pièges X ou Y (nationalisme, religion, …). Retisser le tout implique d’user des dimensions émotionnelles (dont la honte, l’aidos des grecs) pour y asseoir un droit humaniste et déclencher un rapport de force qui étende ce droit.
Les droits de grève avaient réussi et atteint leur but de progrès social dans un monde où l’on pouvait à la fois (i) séparer son travail de sa vie et (ii) comparer aisément son expérience de travail à celle de son voisin de ville.
La disparition du travail par noyade dans un flux d’information met fin (i) à la séparation du travail et de la vie (par l’outil informatique qui devient toujours plus un vecteur fusionnant les deux) et pour le second point (ii), des modalités de ce même flux gèrent l’envie de se comparer à son prochain et les effets de dynamiques de groupe, dans des coalitions souvent éphémères : j’ai nommé les réseaux sociaux.
Peut-être que le relatif silence des voix que nous penserions les plus pertinentes (je pense à un Alain Supiot) se comprend comme une impossibilité de faire davantage dans ce type de situation ? Situation où aussi bien le discours que le recul possible sur sa propre servitude ont flétri.
Comment articuler action et discours ?
Peut-on décrire le droit (et le social et l’économie …) comme un arbre (type phylogénétique) et tenter de le ré-exprimer avec d’autres mots dans des prémisses connues, que nous commençons à détourer ici ? Un droit ré-exprimé depuis sa base énoncerait de façon plus évidente les questions importantes et dicterait les alternatives dans des épreuves de force rassérénées.
Pure invention, ça n’est pas dans la doctrine d’emploi du nucléaire où la décision d’emploi ne peut être que faite…