Réponse à Reichido sur le risque nucléaire, par Olivier Brouwer

Billet invité, en réaction au billet de Reichido sur le risque nucléaire

Cher Reichido, je ne doute aucunement de votre entière sincérité lorsque vous écrivez ceci :

Que l’on soit clair, le nucléaire ne doit pas servir de prétexte pour différer la transition énergétique mais doit être un support pour en mitiger les conséquences : même si son horizon est sans cesse repoussé, la fin du pétrole arrivera un jour, beaucoup trop tôt et trop rapidement sans doute pour qu’on ait le temps d’adapter la démographie à ce nouveau monde (à voir la situation écologique calamiteuse de l’Inde, mon opinion est que la démographie sera un levier plus important que la sobriété énergétique) et ce jour là il me semble qu’on sera sans doute content de trouver le nucléaire pour éviter de prendre des décisions drastiques, même si l’on prend des risques conséquents par ailleurs.

Il se fait que le calcul du risque lié au nucléaire est non seulement impossible à effectuer, mais il est en plus largement, très largement et très très gravement sous-évalué.

Sur quoi je me base pour balancer une affirmation aussi péremptoire alors que je n’y connais rien ? Eh bien c’est très simple : j’écoute les uns et les autres, et j’écoute ceux qui m’énoncent des faits. Parce qu’il y a la théorie, et il y a la pratique.

Pour commencer, un « ami qui me veut du bien » m’a conseillé ce documentaire d’Arte, « RAS nucléaire, rien à signaler » d’Alain de Halleux. Ecoutons d’abord les raisons qui l’ont poussé à réaliser ce documentaire (dans cette interview, 1’ 00″ ) :

En juillet 2006 je suis en voiture, je rejoins ma femme et ma famille qui font une grande fête à la campagne, et j’entends à la radio, à la R.T.B.F. [Radio Télévision Belge Francophone], qu’une centrale, à Forsmark, à 120 kms au nord de Stockolm, est passée à sept minutes de la fusion nucléaire. Je me suis dit « Quoi, qu’est-ce que c’est que cette histoire ! » Et c’est une nouvelle que le journaliste annonçait comme ça, entre la poire et le fromage, ça a duré 30 secondes et puis pendant cinq minutes, il a parlé des résultats du foot. J’ai vraiment eu un choc, parce que justement, quelques jours plus tôt, j’avais découvert qu’à Tchernobyl, il avait fallu 800 000 liquidateurs pour régler le problème. Donc, je me suis dit : « Mais si ça arrivait chez nous, si ça arrive à Tihange [centrale nucléaire belge], si ça arrive n’importe où en Europe, qui irait ? » Parce qu’en URSS on a dit « toi, toi, toi et toi, hop, vous y allez ». Et aujourd’hui on sait aussi quelles sont les conséquences sur la santé de ces gens qui se sont portés volontaires entre guillemets. Donc je me suis dit, ben il faut que, comme je suis chimiste nucléaire de formation, j’ai pris ça comme une sorte d’appel, et je me suis dit, bon, il faut que j’étudie la question, où en est le nucléaire.

Alain de Halleux se met donc à tendre son micro aux travailleurs du nucléaire. Voici ce que dit Jean-Marc Pirotton, délégué FGTB Gazelco (10′ 30″ du film) :

Pour lancer le nucléaire en fait en Belgique, on a dit que le nucléaire, pour qu’il soit porteur, il fallait un risque zéro. Il fallait un risque zéro, ça voulait dire qu’on faisait des entretiens préventifs, on avait un personnel en suffisance, on ne sous-traitait pratiquement rien. Depuis que Suez est rentré dans l’actionnariat, il y a eu des économies d’échelle tous azimuts, et on nous a même parlé, je me rappelle de mon directeur qui nous disait, « ah mais maintenant, on va passer d’un risque zéro à un risque calculé ». Je pense qu’ils oublient qu’on travaille dans une société nucléaire et que le risque calculé ne peut pas exister.

Continuons dans le film. Voix off :

La logique du risque calculé aurait-elle été appliquée par le groupe Vattenfall à Forsmark lors de l’incident de 2006 ?

Journaliste suédois :

Nous sommes à la centrale nucléaire de Forsmark, et cet été s’est produit l’incident sans doute le plus grave à ce jour en Suède. En lisant le dernier numéro du journal interne de l’entreprise, l’événement n’est qu’une preuve que la sûreté ici fonctionne de façon tout à fait satisfaisante. Mais j’ai reçu une lettre anonyme contenant un rapport interne de Forsmark, et en le lisant, on s’aperçoit que c’est une tout autre description de l’avis derrière ces grilles. L’incident peut être vu comme le point culminant d’une suite de détériorations du niveau de sûreté dans la centrale.

Voix off :

De fait, ce rapport interne dénonce entre autres les pressions de la direction sur le pilote. Elle lui aurait refusé l’autorisation d’arrêter le réacteur alors même que l’état critique de la situation l’exigeait.

Travailleur de Forsmark (peut-être le pilote, ce n’est pas précisé) :

Pas mal de choses se sont produites étant donné que nous n’avons pas réussi un arrêt à froid suffisamment rapidement. Nous n’avons pas arrêté le réacteur suffisamment vite. L’autorité de sûreté nous critique sur ce point. Nous avons vraiment senti un changement lorsque Vattenfall est passée d’entreprise publique à entreprise privée. On s’est concentré beaucoup plus sur la rentabilité que sur l’activité en tant que telle.

Annie Thébaud Mony, sociologue du travail :

On n’est plus dans le modèle industriel même qui a présidé à la création du parc nucléaire. La création du parc nucléaire, c’était une technologie au service d’une idée généreuse qui était [de] donner de l’électricité pas chère à tous les foyers, donc avec une notion de service public. Et maintenant, avec la privatisation du marché de l’énergie, on est dans de l’énergie faite pour faire du fric. C’est quand même complètement différent ! Moi je travaille sur ces questions-là depuis fin des années 80. Quand j’ai commencé, les arrêts de tranche, ils étaient de l’ordre de deux mois, deux mois et demi. On est aujourd’hui à des arrêts de tranche d’entre dix jours et trois semaines.

Mais ce n’est pas tout… Le racourcissement des arrêts de tranche a bien entendu un impact non négligeable sur le résultat des contrôles ! Ecoutons ce qu’en dit Christian Ugolini, radiologue (26ème minute du film) :

Moi, en centrale, je faisais du contrôle non-destructif, c’est à dire que j’utilisais des techniques de contrôle, radiographie, ultrasons, magnétoscopie, ressuage, des techniques qui permettent de voir en surface ou à l’intérieur d’un matériau, du métal ou du béton, de voir à l’intérieur qu’est-ce qui se passe. Est-ce qu’il y a des fissures, est-ce que c’est en train de casser déjà de l’intérieur…

On te demande de travailler sur du matériel important pour la sûreté, mais on te demande en même temps de signer ton rapport « Rien à signaler », R.A.S., même si il y a un défaut. Moi je peux en témoigner, ça m’est arrivé quoi, on m’a demandé de signer R.A.S., on m’a mis la pression, mais la pression, ça veut dire quoi ? Ça veut dire, je suis sur un chantier, je vais à un endroit qui est à l’intérieur du bâtiment réacteur, dans la salle dite des quatre as, là où il y a vraiment des grosses vannes, des gros robinets qui sont ouverts, qui sont pourris, et donc on annonce au robinettier :

– Ah ben non, on peut pas signer R.A.S., quoi, il y a un problème sur le truc.

– Ah non, faites pas les cons, putain, mais c’est pas une fissure, ça, c’est juste une rayure, déconnez pas !

– Ben non, nous on est pros, on connaît, on peut pas dire si c’est une fissure ou une rayure, mais en tout cas l’indication elle est bien là, il y a bien un problème là-dedans, on peut pas signer R.A.S.

– Putain, faites chier les mecs, il faut qu’on rentre, on va perdre une journée avec vos conneries, les chefs qui vont gueuler et tout, on est sensés avoir fini à telle heure parce qu’on doit faire autre chose après, on n’a pas le matériel de remplacement et de toutes façons vous savez bien, même si vous marquez qu’il y a une fissure, de toutes façons on va nous le faire remonter quand même, le même robinet, quoi !…

– Ah, ben, non, pas sûr…

Nous on est obligés d’appeler nos chefs aussi, qui nous demandent de refaire le contrôle, ils reviennent encore une fois, ils nous font refaire le contrôle devant eux, le chef de l’arrêt de tranche, il veut pas entendre parler de ça, il descend aussi… Tu vois, d’heure en heure, d’une part on a refait quatre ou cinq fois le contrôle, donc je me suis repris quatre ou cinq fois la dose, quoi, tu vois, ils nous font tous la danse des Sioux autour, ils sont là à dix ou quinze, « Aller arrêtez vos conneries, vous faites du zèle, y a pas de défaut… » Voilà. Maintenant, bon, alors il y en a qui s’entêtent, comme moi quoi tu vois, « Non je ne signerai pas R.A.S. », sachant très bien qu’il y aura un autre collègue qui, lui, ils vont lui faire refaire le contrôle et lui il va le marquer R.A.S., le machin, mais bon voilà, il y a des gens comme moi qui le font comme ça.

Le film précise : « Christian a travaillé plus de dix ans comme sous-traitant, jusqu’à ce qu’EDF l’écarte pour avoir informé des journalistes réalisant un reportage sur le site de Chinon. »

En cherchant à savoir ce qu’était la « salle des quatre as », je suis tombé sur une description détaillée de la pression dont Christian Ugolini a fait l’objet dans cet article, dans lequel il précise encore :

Sur ces entrefaites, un ingénieur de la salle des commandes déboule. Le type s’est déplacé pour nous demander d’arrêter notre cinéma et avec beaucoup de précautions, il essaya de me faire comprendre que ce n’était qu’une rayure plutôt qu’une fissure. Je lui fis alors remarquer que sur mon front n’était pas écrit handicapé et que je signerais le rapport comme quoi c’est bien une indication rédhibitoire, que ça lui plaise ou non. L’ingénieur me répondit, texto : “Vous savez combien ça va nous coûter votre petite comédie ?… Un million de francs [français] !”… Tu parles, comme si ça me faisait plaisir de rester à côté du circuit primaire…

Nous sommes donc en présence, d’une part, d’un travailleur au service du profit que peut générer (ou non) la boîte (mais quel est son intérêt à lui là-dedans ?), et d’autre part, d’un autre travailleur qui a le souci du travail bien fait et de son implication dans la sécurité d’une centrale nucléaire, et qui pour cela accepte de rester deux heures de plus à côté du circuit primaire. Lequel des deux a été dégommé ? Le deuxième.

Et pour un qui parle et prend le risque – avéré dans ce cas-ci – de perdre son boulot alors qu’il n’a pas forcément beaucoup d’autres qualifications et qu’il est prêt à « prendre des doses », combien vont se taire, combien vont marquer R.A.S. ? Peut-être pas la première fois, ni la deuxième, mais à partir de la cinquième ou de la dixième fois, chaque fois ?

Autre exemple : à Three Miles Island, il a été découvert que les jauges de hauteur d’eau dans le réacteur étaient mal conçues et indiquaient un résultat trop élevé, précisément en cas de surchauffe du réacteur. A Fukushima, les jauges étaient du même modèle et n’avaient pas été remplacées, plus de 30 ans plus tard. En plus de 30 ans, on n’a pas trouvé le temps ou les moyens (ou la volonté ?) de remplacer les jauges. Non seulement ça, mais les pilotes du réacteur n’étaient même pas au courant du problème !

Les détails de cette question dans ce reportage. La question des jauges est détaillée entre 32’ 30″ et 39’ 30″.

Ma conclusion est la suivante : le risque nucléaire dépend directement du contexte économique dans lequel il doit être défini. Et aujourd’hui, le contexte économique n’est pas favorable à une préoccupation acceptable du niveau de sécurité nucléaire. Ceci est totalement irresponsable compte tenu des conséquences d’un accident grave. Donc il faut arrêter le nucléaire, le plus tôt possible. Rendre public l’ensemble du parc mondial n’est pas une solution non plus, tant que les Etats seront gérés comme des entreprises. Au minimum, il faudrait que la question d’un quelconque profit disparaisse complètement des écrans radar, au niveau mondial, pour pouvoir encore envisager que le nucléaire puisse « être un support pour mitiger les conséquences [de la transition énergétique] ». Et au minimum minimorum, il faudrait une transparence telle qu’un travailleur puisse ne pas craindre pour son emploi dès lors qu’il s’adresse à des journalistes.

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