L’ABSENCE DE RANCÅ’UR DE KEYNES VIS-À-VIS DE L’ALLEMAGNE

On a reproché à Keynes d’avoir été beaucoup trop aimable envers l’Allemagne, qu’il s’agisse de l’attitude qu’il a envers elle pendant et après la Première guerre mondiale ou pendant et après la Seconde guerre mondiale.

J’ai déjà eu l’occasion de reproduire ce qu’il écrivait en novembre 1940, alors que la Bataille d’Angleterre faisait encore rage et que l’issue de celle-ci demeurait incertaine :

… j’ai indiqué que sous de nouveaux auspices, l’Allemagne sera autorisée à renouer avec cette part de leadership économique en Europe centrale qui découle naturellement de ses qualifications et de sa position géographique. J’imagine mal comment le reste de l’Europe pourrait espérer une reconstruction économique effective si l’Allemagne en est exclue et demeure une masse purulente en son sein ; une Allemagne reconstruite renouera nécessairement avec son leadership. Une telle conclusion est inévitable, à moins que nous n’ayons l’intention de confier la tâche à la Russie (Keynes [1940] 1980 : 9).

Le premier livre que Keynes publia et qui fut un grand succès de libraire en 1919, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, The Economic Consequences of the Peace, était un brûlot, un cri de colère jeté à la face du monde. Nous nous conduisons de manière indigne vis-à-vis de l’Allemagne, expliquait-il, et si nous ne revenons pas sur les conditions exorbitantes que nous imposons à cette nation vaincue en termes de réparations de guerre, nous serons forcés de nous en repentir. Il écrit dans The Economic Consequences of the Peace :

La politique consistant à réduire à la servitude l’Allemagne pour une génération, à condamner à des conditions dégradantes la vie de millions d’êtres humains, et à priver de bonheur une nation tout entière, est odieuse et méprisable – odieuse et méprisable, même si elle est réalisable sur un plan pratique, même si elle devait nous enrichir, même si elle ne portait pas en germe la décomposition de la civilisation européenne tout entière. Certains prêchent cette politique au nom de la justice. Dans les grands événements de l’histoire humaine, dans le dénouement du destin des nations, la justice n’a jamais été une question qui se posait dans des termes aussi simples. Et même si elle l’avait été, les nations ne sont pas autorisées, ni par la religion ni par la morale naturelle, à punir les enfants de leurs ennemis pour les erreurs commises par leurs parents ou leurs dirigeants (Keynes [1919] 1972 : 13)

Et plus loin dans le même livre :

Si ce que nous visons intentionnellement, c’est l’appauvrissement de l’Europe centrale, la vengeance, j’ose l’affirmer, sera terrible. Rien ne pourra alors retarder très longtemps l’ultime guerre civile entre les forces de la réaction et les convulsions désespérées de la révolution, en comparaison desquelles les horreurs de la dernière guerre allemande seront peu de choses, et qui détruira le vainqueur quel qu’il soit, la civilisation elle-même et le progrès de toute notre génération » (ibid. 20).

Le 8 juillet 1919, au moment où le proche qu’est Keynes pour Virginia Woolf, mais à qui elle n’accordera jamais cependant davantage qu’une sympathie méfiante, claque la porte de la Conférence de paix à Paris où s’élabore le Traité de Versailles, elle consigne dans son journal intime le témoignage qu’il vient de lui confier du « spectacle affligeant et dégradant de la Conférence de paix, où des hommes jetèrent les dés sans vergogne, non pas pour l’Europe, ni même pour l’Angleterre, mais pour assurer leur propre retour au Parlement lors des prochaines élections (Skidelsky 1983 : 378).

Robert Skidelsky mentionne dans les premières pages de la monumentale biographie qu’il consacrera à Keynes que celui-ci eut deux nurses allemandes : Mesdemoiselles Rotman et Hubbe, et il ajoute que « Maynard grandit dans une famille germanophile » (ibid. 55).

Voilà sans doute une raison toute simple qui pourrait expliquer bien des choses. Il en existe pourtant une autre, et dont le pouvoir explicatif ne serait pas moindre : que pour ce qui touche à l’Allemagne, Keynes avait tout simplement raison. Et c’est en fait la position que Skidelsky lui-même n’hésite pas à adopter. Il écrit :

Si les propositions de Keynes en 1919 avaient été appliquées, il est improbable qu’Hitler serait devenu Chancelier allemand (ibid. 399).

Les choses se seraient peut-être passées de la manière qu’imagine Skidelsky, l’histoire spéculative n’en est pas moins un exercice périlleux parce qu’il est sans risque : totalement protégé à jamais d’un démenti éventuel par les faits.

Pourquoi Keynes ne s’est-il pas expliqué de son attitude conciliante vis-à-vis de l’Allemagne, malgré deux guerres brutales entre cette nation et la sienne propre, dont il était le pur produit, parfois même jusqu’à la caricature ? Nous ne serions pas obligés alors de nous cantonner à de simples supputations.

Mais peut-être Keynes s’en est-il expliqué ? Peut-être est-ce lui qui parle, ou qui s’exprime au moins partiellement quand le peintre Duncan Grant, son amant à cette époque, se justifie aux yeux de son propre père, le Major Bartle Grant, d’avoir réclamé le statut d’objecteur de conscience et lui explique ce qu’est la guerre selon lui :

En un sens j’étais devenu, je suppose, non-patriote, comme il convient aux artistes. Je me suis rendu compte que l’ennemi que l’on a, ce ne sont pas des masses indistinctes constituées d’étrangers, mais la même chose que la masse des gens qui composent son propre pays, et que ce qu’on désigne de l’appellation d’ami, ce sont des personnes fidèles à un idéal, que l’on pourrait aussi bien rencontrer, et que l’on rencontre d’ailleurs, dans chaque pays que l’on visite. Cela, je le pense toujours et je continue de penser que la guerre offre le spectacle de la folie et de la déraison sous sa forme ultime (ibid. 26).

Nous sommes alors en 1915, Duncan Grant a trente ans et John Maynard Keynes est de deux ans son aîné.

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Keynes, John Maynard, « The Economic Consequences of the Peace » (1919) Essays in Persuasion, The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume IX, London: Macmillan – Cambridge University Press, 1972

Keynes, John Maynard, « Proposals to counter the German ‘New Order’ »1940, Donald Moggridge (sous la dir.) The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume XXV, Activities 1940-1944, Shaping the Post-war World : the Clearing Union. London : Macmillan, 1980 : 7-10.

Skidelsky,Robert, John Maynard Keynes. Hopes Betrayed 1883-1920, London : Macmillan, 1983

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