Billet invité.
Connaissez-vous la légende du « Doigt du Tsar » ? Une ligne de chemin de fer devait être tracée entre Saint-Pétersbourg et Moscou et, en 1850, le tsar Nicolas Ier eut l’honneur de tracer sur la carte cette ligne droite joignant ses capitales, située en plaine. Il prit une règle, un crayon et – pas très habile de ses mains – il traça un détour involontaire car son crayon rencontra son doigt qui tenait la règle… Mais l’histoire dit que les ingénieurs suivirent respectueusement ce tracé impérial et qu’en conséquence la ligne de chemin de fer fit une assez grande boucle (environ 17 km) qui porta ce nom bizarre (1). En fait il semblerait que ce soit juste une anecdote inventée par un écrivain russe et qu’une pente légère mais difficile pour les locomotives à vapeur de l’époque ait justifié un contournement en arrondi… Mais comme disent les Italiens « si non è vero, è ben trovato » et j’aimais bien cette fable montrant le pouvoir arbitraire d’un autocrate renforcé par la flagornerie de son entourage. Bien d’autres interventions d’un pouvoir sur un territoire avec une carte comme outil pourrait être évoquées : tels les accords Sykes-Picot qui, en découpant l’Empire ottoman en 1916, sont aujourd’hui une des sources des malheurs du Proche-Orient. Yves Lacoste a su démontrer que la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre [Maspero, 1976]. Mais travailler sur des cartes n’est pas en soi négatif. En France par exemple, le pouvoir étatique a parfois agi par la création ex nihilo de place-fortes ou de villes (Vauban à Neuf-Brisach ou les villes nouvelles de l’ère gaullienne), mais l’on pouvait se rassurer : pas d’arbitraire absolu mais des décisions, certes en partie arbitraires, fondées sur des plans pour l’avenir, basées sur une connaissance fine du territoire. Diantre, nous ne sommes pas des moujiks !
Or, que nous arrive-t-il, en France, en 2014 ? En fin d’après-midi, au coin d’une table à l’Elysée, dans un entre-soi politicien à dominante énarchique, un regroupement des régions a été finalisé, et il semble que cet accouchement n’ait pas été des plus faciles puisque l’article, destiné à paraître le lendemain dans la presse régionale, laissait le nombre final de régions en blanc : 12 ou 14… Imaginons la griserie de nos petits marquis, sous des lambris dorés, participant à ces petits congrès de Vienne (Isère ?) ou à ces mini-Yalta ! Un jour forcément – puisque tout est enregistré – on rira (jaune) des tractations minables de tel ou tel baron voulant sauver son fief électoral… In extremis une carte est donc produite sous les applaudissements de la Cour : tout valait mieux qu’attendre (ou réfléchir) sur cette réforme prétendument indispensable. Par ailleurs l’ « Europe », (c’est-à-dire la Commission Européenne néolibérale) imposerait des réformes structurelles à ce vieux pays rétif aux réformes – mais là c’est un simple prétexte, rien de ce genre n’a été demandé – ; eh bien, en voilà une ! Et du structurel costaud ! En effet, promet-on, des milliards d’économies sont en jeu – enfin des millions sans doute, mais qui en tout cas permettront de réduire, en catimini, encore plus les prestations du centre à ses périphéries. Efficacité garantie : une petite route départementale à rénover et un pouvoir régional puissant situé à des centaines de kilomètres saura faire patienter ses manants. Un premier étonnement sur cette carte fut une région Poitou-Charentes-Limousin-Centre (2) mais elle était tellement absurde que l’on est en droit de supposer qu’elle n’avait pour objectif que de donner un peu de grain à moudre aux députés socialistes. Une autre franche rigolade (3) fut le projet d’ajouter le Limousin à l’Aquitaine car depuis que la coutume est établie de mettre le nord en haut des cartes, et également de voir des formes concrètes dans les territoires géographiques (hexagone français ou botte italienne), cette région avait une forme obscène – certes pour les gens ayant l’esprit mal placé, mais sur le Net, il y en a beaucoup… Une mission impossible pour les publicitaires en charge de la promotion touristique de cette région ithyphallique ! Enfin la majorité parlementaire vota une carte modifiée qui arrangea ce défaut avec l’ajout de Poitou-Charentes et travailla sur deux autres associations pour finalement avancer sa carte de la France « du futur ». Oh pour nos technocrates, l’avenir, ce n’est même pas les deux siècles des départements, non, leur futur nous est vendu comme celui de la France pour les cinquante ans à venir. Petits joueurs !
La France d’avant la Révolution était un pays de bric et de broc mais cette complexité était un héritage de contingences historiques durant sa formation étatique. Les Révolutionnaires créèrent des départements et l’on sait que même la Restauration les conserva car ils représentaient un progrès sur plusieurs plans, et surtout celui, essentiel, de l’égalité des citoyens. Et en deux siècles ils avaient fini par trouver leur propre existence « traditionnelle » puisque lors de la réforme des plaques d’immatriculations, il fallut garder le numéro des départements, discrètement dans un coin, mais malgré tout encore présents sur les voitures. Un jour l’État s’apercevant que les départements étaient devenus trop petits s’avisa de créer des régions. Mais « ruse ou ironie de l’Histoire », ces divisions administratives bâties à partir des départements (qui eux étaient organisés autour de chefs-lieux) reprirent les noms séculaires des vieilles régions abolies : Bourgogne, Aquitaine, Alsace… Bien sûr ces nouvelles « provinces » étant constituées d’assemblages de départements, leurs frontières historiques étaient bousculées (d’où le problème posé par Nantes, parmi d’autres). Sur 22 régions de la France métropolitaine, (en excluant quelques dénominations mixtes, géographiques et provinciales, comme Champagne-Ardenne ou Poitou-Charentes…), seules cinq régions ont eu un toponyme typiquement géographique à la manière des départements : Nord-Pas-de-Calais, Pays de la Loire, Rhône-Alpes, Midi-Pyrénées et bien sûr Centre ! Les Français avaient ainsi repris l’habitude de se définir comme Auvergnats, Picards ou Lorrains… Fini cet archaïsme supposé : on va découper la France en grandes zones où aucune raison autre que celle rabâchée, la « rationalité économique » – traduire : réduire les personnels, les subventions, les prestations sociales, les fameux coûts en un mot ! – n’est pris en compte. Au fait, quel électeur (de gauche, du centre, de droite, de l’au-delà ou des cavernes) a donné mandat à son député, son représentant élu, pour faire cette opération magique et urgente ? Les Français seront-ils heureux de cette prétendue simplification, quand ils la verront accomplie ? Il serait possible de gloser abondamment sur la fiction de ces « super-régions » mais il suffit d’écouter des commentaires et analyses, [en particulier celle d’Hervé Lebras (4)] venant de tous côtés (y compris de la majorité actuelle) pour en voir leur complète inanité dans presque tous les cas (la réunification de la Normandie jouant le rôle de l’arbre cachant la forêt). Mais le plus cynique ou imbécile (difficile de trancher au fond), ce sont ces arguments : l’exemple allemand et de la visibilité dans un monde « globalisé » comme on dit en franglais. On croit rêver : quel land allemand est-il vraiment de taille conforme ? Oui, la puissante Bavière (restée fièrement Etat-libre, Freistaat), qui fut un ancien duché et électorat devenu royaume, aurait bien la taille critique d’un État indépendant, mais quid de la ‘petite’ Sarre ? ou du land [Freie Hansestadt, ville libre hanséatique] de Brême, 654.000 habitants, enclave dans la Basse-Saxe, 7,8 millions h. ? Les Allemands vont-ils enfin être ‘performants’, et pour cela, unir des petits Länder à des plus grands ? Et quel pays européen ayant une structure à base de régions autonomes (Espagne, Italie ou même Royaume-Uni après sa récente évolution – peut-être pas achevée…) a-t-il décidé d’avoir des découpages rationnels, de taille conforme, norme européenne certifiée, « EN » ? La question est simple à comprendre, comme toujours sauf dans la ‘Cité Interdite’ parisienne : les régions en Europe ont des origines historiques, héritées d’anciennes entités autonomes, ou même quelque fois souveraines, à une certaine époque. Si le pays est fédéral, les compétences dévolues rendent leurs budgets significatifs. En réalité ce redécoupage imposé par un comité restreint, sans consultation populaire locale (ah quelle incongruité d’y penser !), prétend refaire la démarche des Révolutionnaires en abolissant toutes racines régionales vues comme archaïques, de façon artificielle et arbitraire, aggravée quand des baronnies et des clans sont en jeu, et surtout sans vision quelconque. En effet pourquoi un ministre-duc proclame que la Bretagne a une forte personnalité (ce qui est absolument vrai) empêchant toute fusion avec une région voisine alors que l’Alsace (aurait-elle une personnalité moins affirmée ?) serait, elle, rattachée à la Lorraine et, en plus, maintenant à la Champagne-Ardenne. On a parlé d’ « Alsace-Lorraine » uniquement après l’annexion par l’Allemagne, en 1871, de la Moselle et des deux départements alsaciens [sous le nom un peu emphatique de Reichsland Elsaß-Lothringen, puisque de Lotharingie/Lorraine, il n’y avait qu’un petit morceau]. Il n’y a pas de raison actuelle d’associer Alsace et Lorraine autre que cet événement historique, … sauf si l’on remonte à Charlemagne et à Lothaire. Mais on peut alors justifier presque tout… La super-région ressuscitant le Comté de Toulouse qui allait jusqu’à la Méditerranée au XIIe siècle ferait plaisir aux comtes Raymond de Saint-Gilles mais mécontenteraient les partisans (gallo-romains) de la Septimanie… Mais surtout il ne faut pas oublier l’argument de la visibilité à l’échelle mondiale liée au poids économique ! Et l’on frise le ridicule. Prenons par exemple Shanghai, ville de 23,5 millions d’habitants – puisque tout doit être mesuré par nos amis chinois –, et cette nouvelle super-région, Champagne-Ardenne-Lorraine-Alsace – sera-t-elle nommée «Nord-est », CALA, ALCA ou LAAC –, totalisant 5,7 millions d’habitants : celle-ci va-t-elle mieux « apparaître sur les radars » des investisseurs de celle-là ? Car in fine c’est ça qui compte ! Par contre Strasbourg et sa cathédrale, ou les vins de Champagne… que vont-ils gagner en ‘image marketing’ mondiale ?
Évidemment des simplifications dans tous les domaines (y compris territoriaux) seraient bienvenues puisque la technostructure empile inlassablement des couches administratives et réglementaires. Quel Français n’a-t-il pas été rebuté par une démarche rendue absconse par sa complexité inutile et inquisitoriale ? Quel citoyen (et surtout parmi les moins riches) ayant un droit n’a-t-il pas été découragé pour l’exercer ? On parle de « mille-feuille territorial » sans penser que la France à l’échelle européenne est un vaste pays, sans évoquer une attribution plus claire de compétences locales et après avoir ajouté d’autres couches (intercommunalités ou autres). Par contre, il est d’autres complexités apparentes qui tissent notre vivre-ensemble. Ainsi nos « pays » et nos communes (forcées elles aussi aux fusions administratives), si diversifiés par les fromages, les toits, les races de vaches, les vins (ou les bières, cidres…), les spécialités culinaires, les accents, les parlers, les secrets… faudrait-il les passer définitivement à la moulinette de la productivité standardisée ? Il y a 246 (ou 365 ?) fromages et – pire, certains au lait cru ! –, or une douzaine de fromages pasteurisés suffiraient – mais avec des centaines de brandinget packaging différents of course. La France doit-elle se ‘moderniser’technocratiquement ou démocratiquement ? Or cette réforme dérisoire des 13 régions n’est bêtement qu’une étape vers l’uniformisation ‘compétitive’ !
Voilà un beau début de siècle : un Français qui s’étonnait du Doigt-du-tsar se désole de voir comment sa République est aujourd’hui soumise à de futiles arbitraires. Voudrait-on contredire (naïvement) l’aphorisme célèbre d’Alfred Korzybski : « la carte n’est pas le territoire »? Des dirigeants étrangers à « leur » peuple, et ne répondant jamais aux espérances des électeurs, préfèrent travailler sur des cartes administratives plutôt que de comprendre les besoins des territoires. Mais la fable du doigt du tsar a une morale : le détour inutile a été effacé de la carte par un nouveau tracé, rectiligne ; la « locomotive de l’histoire » a fini par préférer le droit chemin (5).
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(1) – Le doigt du Tsar vu du ciel :
Il faut noter qu’au XIXe siècle, le tsar ne fut pas le seul à utiliser une règle : ainsi aux États-Unis, le Wyoming et le Colorado sont deux États fédéraux parfaitement rectangulaires…
(2) – Cf. un reportage dans le Monde : Voyage en Limouchentre
(3) – la région à laquelle on a échappé : Aquitaine-Limousin
(4) – Une réforme nécessaire mais baclée
(5) – L’épilogue pour ceux qui lisent l’anglais : « Tsar’s Finger sliced off on Moscow Express » [ le doigt du tsar coupé sur la ligne de l’express de Moscou] in Le Guardian, 24.10.2001
En parlant de ‘milliards de dollars’ … un trou de serrure indiscret avec vue sur l’intimité du clan TRUMP… C’était…