Billet invité.
On en revient toujours à cette lancinante question du temps. N’y-a-t-il pas en jeu un certain rapport au temps dans cette crise ? Le temps qui presse et le temps qui délivre, tout un. Nous semblons comme obligés de prendre parti pour l’un ou pour l’autre comme facteur causal. Ne faudrait-il pas au contraire considérer leur relation réciproque ?
La crise c’est étymologiquement le temps de la décision, du partage des choses entre les choses essentielles et celles qui ne le sont pas. D’où, l’importance, reconnue sur ce blog, de l’appréhension des choses, en amont. L’amont de ce point de vue, c’est ce qui procède de la distension, de la dislocation d’un cadre ancien de plus en plus ressenti comme carcan. L’hubris c’est alors, selon le point de vue que l’on adopte, à savoir, soit à l’intérieur du cadre, soit à l’extérieur, aussi bien l’ancien cadre qui se défait, que ce qui ouvre un nouveau possible. C’est un fait objectif : même ceux qui n’appréhendent pas les solutions en amont perçoivent l’existence d’un carcan.
L’amont c’est aussi ce qui vient avant le reste, ce qu’on estimera devoir faire en premier. L’on « choisit » de faire ceci plutôt que cela, d’abord parce que ce que l’on a considéré comme important de faire produira son effet, puissant, même si, à court terme, l’effet semble bien ténu. C’est le gradient nouveau que l’on a identifié, comme nouvelle réalité, nouveau possible, qui va permettre de faire à nouveaux frais une action qui coule de source, à l’image du torrent qui dévale la montagne et charrie tout ce qui se présente sur son passage. Aujourd’hui, faute de lever les yeux vers les montagnes, nous nous privons de possibilités d’agir. L’amont n’est pas à chercher dans un état de nature, mais dans ce qui d’une situation donnée nous renseigne sur des possibilités nouvelles d’évolution des choses. Cela suppose une rupture dans la façon dont nous catégorisons les choses et établissons l’ordre des causalités. Il y a rupture de symétrie, ce que les mathématiques appellent « antisymétrie » : l’apparition d’un ordre qui va permettre des emboîtements. Et Paul Jorion d’affirmer que le « miracle grec » consistera dans l’accent mis dans le syllogisme (ou raisonnement), non pas sur le moyen terme qui permet de relier deux prémisses entre elles, mais sur le premier terme qui a été retenu comme point de départ pour de nouvelles relations d’inclusion dans des catégories possédant chacune des qualités essentielles et des qualités accidentelles. C’est dans ce choix, ce parti-pris, que réside le saut qualitatif qui donnera lieu au nouveau cadre où des choses seront comptées et compteront là où auparavant il n’y avait rien de tel. Ni qualité ni quantification selon ces qualités.
À l’accélération des problèmes correspond une accélération des solutions, au sens où le potentiel des solutions nouvelles n’attend plus qu’une occasion, la goutte qui fait déborder le vase, ou le grain de sable qui bloque la mécanique générale du système, pour être délivré du carcan.
Concernant le verrouillage de toute opposition, tout système organisé ne contient-il pas sa limite en lui-même dès lors que toute structure dissipative centralisée n’est à terme plus capable de maîtriser son environnement, qu’elle est d’ailleurs en train de détruire (c’est là son hubris) ?
Lorsque je dis que « L’on ‘choisit’ de faire ceci plutôt que cela », nos « choix » ne sont en réalité que des « choix » entre guillemets, même si nous les considérons comme des partis-pris, comme de nouvelles manières d’appréhender les choses, parce qu’ils ne relèvent cependant pas d’un libre-arbitre, mais de l’inconscient constitué d’un réseau mnésique où affects et significations linguistiques (dont la logique n’est qu’un produit formel, à l’usage des hommes) font cause commune. Grâce à cette approche, il me semble alors possible de réconcilier conception organiciste de l’univers à l’instar de celle qui existe dans la civilisation chinoise, et conception scientifique où interviennent les notions de vérité et de réalité. Il suffira de faire du transcendantal dont relève l’attitude qui procède par divisions successives, selon des relations d’inclusion et d’exclusion qui s’appliquent à une Réalité-objective, une simple propriété de l’univers immanent. Tout comme la logique est une propriété de l’inconscient.
En retour cela autorise une certaine approche de l’immanence, où cette dernière, loin de se réduire au retour du même, au cyclique, implique au contraire l’auto-organisation ou création continue, laquelle est toutefois seulement reconnue a posteriori. Les chinois n’ont pas méconnu la causalité, mais enchâssée qu’elle était dans la corrélation des choses, ils ont délaissé les implications pratiques qu’offre la possibilité logique de délier les choses entre elles, laissant cette tâche à l’histoire de la civilisation, alors que chez nous ce déliement des choses était un fait culturel reconnu explicitement.
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