Billet invité. Un ou plusieurs volontaires pour traduire dans d’autres langues ? [Ce serait sympa si les lecteurs du Financial Times, par exemple, pouvaient lire cette série de deux billets]. 😀
À propos de la concentration des richesses et de l’augmentation des inégalités, Piketty nous dit à sa façon qu’il y a bel et bien une divergence en cours, et que les Trente Glorieuses n’étaient qu’une exception. On pourra toujours prétendre qu’une société comme celle de la Belle Époque (1910), venait de passer quelques décennies de capitalisme qui ne se grippait qu’assez occasionnellement, et que donc retrouver ces niveaux d’inégalités, si cela sort X millions de gens de la pauvreté vers la classe moyenne par la même occasion, on ne doit pas faire la fine bouche.
Faisant cela, on ignore bien des éléments de la Grande Dépression, logée entre deux guerres mondiales qui en compliquent la lecture, lecture à interpréter entre progrès techniques, colonisations, puis décolonisations. Et après tout, on pourrait croire qu’il y a assez de chaos de l’Histoire pour qu’on ne fasse pas pire au bout de l’actuelle augmentation des inégalités.
Plusieurs raisons, qu’on mettra sous un chapeau « survie sur la planète », disent qu’il est urgent d’éviter le blocage dans un monde très grippé par la concentration des richesses et par les masses de pauvreté qui s’ensuivent : même avec 30% de classes moyennes qui s’en tirent, un monde ou même les pays « riches » comprennent à demeure 30% de pauvres, et les pays moins riches bien plus, restera ingouvernable pour l’usage des ressources de cette planète.
Je développe ici un modèle qui suggère qu’une réduction des inégalités sur un mode Pikettien assez léger suffit à gagner énormément en termes de stabilité. La raison fondamentale en est, suivant ce modèle — qui est trop simple et ne doit servir que d’inspiration — qu’il y a « couplage » entre les fluctuations de fortunes des Hyperriches et la précipitation irréversibles des « gagne-peu » dans la misère, au seuil de survie. La seule modération de l’hyperrichesse est donc déjà à elle seule un enjeu, pas juste un choix de « mode de vie » de la société parmi d’autres.
Dans le modèle illustré dans la suite, on ne trouve que des choses très simples : la « fortune » de chacun, et le fait qu’il va, aux termes d’échange « quotidiens », avoir plus ou moins de chance, et se retrouver avec plus ou moins de fortune.
Il y a aussi un seuil de pauvreté, car on ne peut « risquer » que ce qu’on a en surplus de ce seuil : les pauvres ne font pas de transactions risquées pour plus de quelques euros ou dizaines d’euros, les riches pour quelques millions d’euros.
Il y a une évolution de la fortune globale qui résulte de tous ces échanges, mais je choisis de la mettre de côté, de la « normaliser » dit-on en mathématiques/physique. Cela évite des débats d’un autre niveau de complexité sur la démographie, la technologie, la sociologie, la « création de valeur », etc.
Et cette façon de faire dit au fond que chaque société définit « localement » son bien-être pécuniaire, cela dit qu’on se regarde riche ou pauvre en regardant les autres.
Que se passe-t-il donc chaque jour ? Chacun a tenté de risquer une part de son surplus (sous toute forme, y compris sa capacité de travail) et y a connu une réussite variable. Cela sera décrit comme aléatoire. En principe, il a échangé avec les autres, et une sorte de compensation doit exister, mais cela n’est au mieux vrai qu’en moyenne. N.B. : Et des fois même pas vrai, si étant riche, on risque un « gros coup » foireux : on fait baisser la richesse de tous. Au contraire, si on trouve un truc utile sur lequel on ne gagnera qu’une fraction du gain réellement apporté (spécial mois de mai : la tondeuse à gazon silencieuse), on peut augmenter substantiellement la richesse totale. )
Allons pour les maths, le lecteur allergique peut sauter une petite page :
Si K désigne le niveau de fortune d’un individu et Kp le seuil de pauvreté, la fortune variera d’un jour sur l’autre d’une quantité aléatoire comprise dans un intervalle borné,
K’=K+alpha*(K-Kp)*RAND où K_ex=alpha*(K-Kp) est la quantité « mise en jeu » chaque jour
Et RAND est un nombre aléatoire compris entre -1 et 1 (fabriqué avec -1+2*‘rand’, où la fonction ‘rand’ techniquement plus usuelle est équirépartie entre 0 et 1).
Si on a un nombre fixe N d’acteurs (repérés par i entre 1 et N), on doit faire ceci indépendamment pour chaque i entre 1 et N. Si l’on indexe alors formellement les quantités par jour D (= temps t), on obtient :
K_(i,D+1)=K(i,D)+alpha*(K(i,D)-Kp)*RAND_i (on tire au hasard N fois chaque jour).
Si on en reste là, on a N suites temporelles appelées “marches aléatoires”, qui vont simplement “ralentir” si elles s’approchent de Kp, qui en constitue une borne inférieure (on part d’un état initial à K=1000 « euros » =K_i pour tous à t=Jour_1, avec dans mon cas Kp=400 « euros »).
On voit bien dans ce modèle que la somme totale fluctue et on voit aussi qu’il n’y a pas de borne à K vers le haut. C’est cette absence de borne que je vais appeler « effet Gattaz », tant le médiatique patron de Radiall a bien illustré ce manque de retenue entre lui et ses employés. Et c’est ce qui conduit au grippage, on va le voir, malgré l’indépendance des trajectoires aléatoires.
J’ai pris alpha=0.06 dans ce travail, et je peux le justifier plus bas (en bref : on ne risque pas vraiment 6% de son rab chaque jour, mais 50% sur 3 mois, pourquoi pas, et cela revient en gros au même).
Fin du gros des maths.
Pour la fluctuation de la somme totale, tant qu’on est au début de l’histoire (et qu’il n’y a pas d’Hyperriches qui font des « gros coups »), cela n’évolue pas trop. Si l’on a beaucoup d’acteurs (N>>1), ceux qui gagnent compensent presque ceux qui perdent. Choisissons toutefois au nom du principe ci-dessus de « normaliser ». A l’issue de chaque jour, je ramène chacun à une fortune légèrement différente du résultat ci-dessus pour que la moyenne reste 1000, par une opération tout ce qu’il y a de proportionnelle et élémentaire (K’_normalisé=K’*1000/moyenne).
Dans cette première partie, je vais simplement montrer que des « assez riches » se fabriquent assez vite par rapport à l’intuition qu’on peut en avoir, et vous familiariser avec la représentation des résultats sous forme de « cartes d’histogrammes en couleur ». Il sera aussi question du « coefficient de Gini », qu’on utilise couramment comme mesure « synthétique » des inégalités dans toute distribution de richesse.
Dans la seconde partie, je parlerai du remède « Piketty contre Gattaz », en faisant voir le grippage, et en faisant voir comment un léger biais qui contrebalance la dérive « on-ne-prête qu’aux riches » suffit à éviter le grippage. C’est une version mathématique de ce que les Grecs voulurent aussi soigner, la «pléonexie », ou goût « immodéré » pour la richesse. L’anthropologie hors d’Occident abonde d’exemples pour lesquels, si de la richesse est accumulée par un membre d’une société, elle doit être « socialisée » pour que l’heureux riche ne finisse pas fort mal en point (lire à ce sujet Christophe Darmangeat, « Conversation sur la naissance des inégalités »).
Dans le premier film, que voici
j’utilise 4 panneaux, tous ayant le temps comme coordonnée « x », et je le referai toujours ainsi par la suite. Mais ici il n’y a que 2000 jours : on présente ainsi la vision « microscopique », plus facile à saisir au début de la simulation (quelques jours ou dizaines de jours). Ah, oui, j’ai appelé la monnaie « $$ » au lieu de « euros », est-ce important ? je ne le crois pas !
Listons :
Tout d’abord, je rappelle que l’échelle des temps est en « jours ». Pour lui donner une correspondance facile à saisir, j’ai mis comme temps t0 l’année Y 2015, et comme temps final une certain année Y 2XXX, et j’ajoute même les « trimestres » Q1 Q2 Q3 Q4 (terminologie anglo-saxonne), pour qu’il se passe quelque choses aux temps courts. Ainsi au bout de deux ans on est en Y 2016 Q4.
-En haut à gauche, on donne la fortune de chaque individu en niveau de couleur, autour du bleu clair (échelle à gauche du panneau entre 0 et 3000 : ‘color bar’). On affiche le résultat journalier (qui importe peu), et on peut donc voir pour l’essentiel se dérouler 12 marches aléatoires. La « normalisation de la moyenne » n’a aucune influence notable sur le peu de jours modélisés ici (2000).
-Le panneau en bas à gauche est le coefficient de Gini associé à la distribution des 12 acteurs, qui va croissant vu qu’ils sont partis d’une égalité parfaite, et il monte assez peu jusque vers 100 jours, où il finit par atteindre 0.2 et y fluctuer sans tendance encore nette dans les 2000 jours.
-En haut à droite, on a les trajectoires de richesse de façon graphique, mais attention, il s’agit en réalité d’un histogramme des richesses à 300 cases réparties ici entre 400 et 2 000 $$. On met un point de couleur jaune si une case de l’histogramme représente 10% de la population, plus bleu si ça en représente moins, plus rouge si ça en représente plus. Ici, en gros, il n’y a qu’un ou des fois deux individus par case, soit 8 ou 16%, cela n’est guère visible. Cela sera plus clair avec de grands N, donc laissez-le un peu de côté pour l’instant. La répartition des « cases » de l’histogramme est logarithmique : chaque case correspond à un intervalle de type K à 1.005 K ou un facteur du même genre, de façon à avoir 300 cases dans un intervalle fixé (1.005^300 vaut à peu près 4.5).
En bas à droite, c’est du Piketty-isme appliqué : on trace l’histogramme sous une forme dite cumulée, ce qui répond à l’établissement de « pourcentiles » utiles à la compréhension de la distribution des richesses : à un instant donné, quel qu’il soit, 100% des gens ont plus que un minimum (qui tend vers Kp pour le plus pauvre), puis 50% ont plus que quelque chose de l’ordre de 800-900, et 10% ont plus que 2000. Pour ce qui est des 1% ou bien des 0.01% où nous recruterons plus tard les « agents grippants », il n’en est pas encore question ici puisque sur 12 individus, 1 individu fait 8,3% à lui tout seul.
On voit donc se construire une distribution d’abord « presque égalitaire» sur ces premiers jours avec une médiane (les 50%) qui est très proche de la moyenne (forcée à 1000). Puis de légères dérives mais rien d’alarmant pour l’instant. En réalité, j’ai déjà dû faire une petite entorse à l’accumulation de richesse pour que cela ait l’air « gentil » ; je vous la révélerai avec la « piketty-isation » au prochain billet.
Pour finir aujourd’hui, regardons la suite : comment cela se passe-t-il si l’on attend plus longtemps (35 000 jours ~100 ans) avec le même nombre d’acteurs ? Voici le second film pour cela.
Même principe en haut à droite, sauf que la carte fait maintenant voir des revers de fortune en grand nombre. Et que j’ai réellement laissé l’aléa produire ses effets, ainsi que la normalisation chaque jour de la fortune à une moyenne de 1000 qui commence à jouer un rôle car assez souvent, le riche à lui tout seul réunit une part appréciable du gâteau de 12000 (12000 plus les fluctuations du jour s’écarte alors pas mal de 12000).
En bas à gauche, la courbe de l’évolution du coefficient de Gini est chaotique, c’est du « hasard sauvage », pas très gentil n’est-ce pas. En haut à droite et en bas à droite, on a une première vision des « dommages » infligés par les plus riches. Dès que « le » riche de mes 12 acteurs atteint une fortune de 4000 ou 5000, les autres deviennent pauvres en comparaison (et frustrés). On m’objectera que laisser 8,3% des gens = 1 acteur accaparer 50% de la richesse n’est pas réaliste ? Au contraire, c’est à peu près le cas du Royaume-Uni. Mais on m’objectera surtout qu’une réalisation particulière semble trop parcellaire pour y voir clair, et c’est bien vrai.
Dans le billet suivant [II], nous passerons donc à N=3600 individus, histoire que le 0,1% soit représenté (les 4 les plus riches grosso modo).
Paul, Je n’ai vu de ce film, il y a longtemps, que ce passage (au début du film, je crois)…