LE MONDE, Kerviel ou le nécessaire procès de la raison d’État, le 21 mai 2014

Kerviel ou le nécessaire procès de la raison d’État

Le procès qu’il conviendrait d’instaurer maintenant n’est pas celui de la Société générale, comme l’ont affirmé certains soutiens de Jérôme Kerviel lorsque tomba le 19 mars la décision de la Cour de cassation : « Condamnation de Jérôme Kerviel à trois ans de prison ferme confirmée, mais renvoi devant la cour d’appel de Versailles pour la condamnation au versement de dommages et intérêts de 4,9 milliards d’euros », car des choses qui furent déjà dites et redites seraient répétées une fois encore. Le procès qui devrait être fait aujourd’hui, c’est celui de ce qui fut tu délibérément – en première instance, en appel et en cassation – malgré des dizaines d’heures d’explications, et du pourquoi ces mots n’ont pas été prononcés. La raison pour laquelle n’a pas été dit ce qui ne l’a pas été, c’est la raison d’État, et c’est donc le procès de la raison d’État qu’il faudrait maintenant instaurer. Or ce procès là risque fort de ne jamais avoir lieu parce que la raison d’État ne relève pas de la justice, pire encore, la raison d’État est le contraire de la justice, elle est ce qui s’exerce à sa place quand, pour des motifs d’ordre supérieur, la justice est précisément mise sur la touche. Et pas elle seulement : ce peuvent être aussi « Liberté, Égalité, Fraternité », toujours pour des raisons pratiques, et souvent très crûment, comme on le voit ici, pour de simples raisons de porte-monnaie.

L’État devrait parfois poser la question clairement au contribuable : « Préférez-vous que prévale la justice, quitte à ce que votre porte-monnaie en fasse les frais, ou bien la protection de votre porte-monnaie passe-t-elle avant toute autre, quitte à ce que la justice en sorte quelque peu cabossée, et que l’un ou l’autre lampiste se retrouve en prison ? » Et si l’État ne pose pas cette question, c’est qu’il en connaît la réponse et passe outre : il refile ainsi en douce la responsabilité du déni de justice au contribuable et à l’amour bien compréhensible que celui-ci porte à ses sous.

Nous en avons un exemple récent : celui du Projet de loi relatif à la sécurisation des contrats de prêts structurés souscrits par les personnes morales de droit public, dont la logique est simple. L’État dit : « J’ai déjà dû intervenir pour essuyer de sérieuses pertes dans l’affaire Dexia – en votre nom à vous, le contribuable, et cela a déjà coûté suffisamment cher comme cela ! Il est du coup de l’intérêt général (à savoir le mien, l’État, et le vôtre à vous, le contribuable) de faire une croix sur les cas litigieux toujours en suspens. Oui, cela revient à exonérer les banquiers pour leurs forfaits, mais c’est pour la bonne cause : reconnaître qu’ils étaient des escrocs reviendrait trop cher à la communauté. Faisons-nous une raison : moi l’État, je me montre carré, vous le contribuable, montrez-vous pragmatique ! ».

Qui fait les frais d’une telle Realpolitik ? Le principe abstrait et relativement vague de la Justice, de peu de poids face à une réalité plus concrète puisque sonnante et trébuchante.

La Société générale déboucla les positions calamiteuses de Kerviel le 21 janvier 2008. Ce jour-là, le CAC 40 perdit 6,83 %, le Nikkei, 3,86 %, le DAX, 7,16 % et le Footsie, 5,48 %. Le marché américain était fermé en raison du Martin Luther King Day. Je consacrai aux événements du jour un billet intitulé : « Le krach pour demain ? ». Le lendemain, 22 janvier, on pouvait lire à la une du Wall Street Journal : « La débandade hier sur les marchés boursiers mondiaux suggère que la peur provoquée par la récession aux États-Unis est en train de s’étendre au–delà du marché américain … »

C’est 3 jours plus tard, le jeudi 24 janvier, que la Société générale révéla « L’affaire Kerviel » et son coût. Le Financial Times expliqua aussitôt que la menace de krach le lundi résultait des opérations entreprises par la banque pour déboucler les positions prises par Kerviel et représentant près de 10 % du montant des marchés boursiers.

Voilà les temps que nous vivions alors. Le 29 janvier, soit 8 jours après le débouclage calamiteux, et 5 jours seulement après que la « fraude exceptionnelle » avait été révélée dans un communiqué tonitruant, l’International Herald Tribune titrait : « Le scandale de trading détourne l’attention des pertes de la Société générale liées aux subprimes ». L’article, signé par Julia Werdigier, débutait par ces mots :

Les opérations non-autorisées de Jérôme Kerviel coûtent 4,9 milliards à la Société Générale mais elles constituent également une diversion qui permet d’éloigner à point nommé les projecteurs des 3 milliards de dollars de pertes de la banque liées à la crise des subprimes.

Le 21 août, dans un billet intitulé : « L’affaire Kerviel, sept mois plus tard », je résumais moi-même le cours des événements de la manière suivante :

L’« affaire » est intéressante parce qu’elle révèle la manière dont une importante banque française choisit de traiter, du moins dans la phase initiale de la crise, la façon dont le tarissement du crédit consécutif à la crise des subprimes affecta ses recettes : en mettant en avant les pertes subies à l’occasion d’opérations spéculatives d’un trader isolé, opérations qualifiées de « fraude ».

Le climat était celui d’une Apocalypse financière. Il fallait dans l’urgence tenter de se refaire sur une partie des pertes. La finalité de « L’affaire Kerviel », ce fut donc l’opportunité d’effacer une partie de l’ardoise, levant l’hypothèque d’une éventuelle insolvabilité de la Société générale : les 1,69 milliards de remise fiscale consentis à la banque en raison du fait que Kerviel a été jugé ne pas avoir simplement enfreint des règlements intérieurs et boursiers (ce qui ne l’engageait que vis-à-vis de sa hiérarchie et de l’Autorité des Marchés Financiers) mais avoir véritablement commis un délit en loup solitaire, sans bénéficier de la moindre complicité active ou passive au sein de son organisation. C’est la précipitation du Ministère des Finances à accorder cette remise, anticipant toute décision de justice venant confirmer la seconde hypothèse, qui attira l’attention sur le fait que le dégrèvement d’impôts était l’objectif visé, sous-tendant et justifiant l’approche.

François Hollande fut très sévère, qui déclara à ce propos :

Parmi toutes les choses choquantes dans cette affaire, et il y en a beaucoup, maintenant on apprend que la Société générale va être remboursée pour son manque de vigilance et de diligence par rapport à ce qui devait être fait pour surveiller un de ses traders. C’est pour cela qu’il faut changer aussi un certain nombre de lois.

C’est au souvenir de cette juste sévérité que s’adressent aujourd’hui Kerviel et son avocat Maître Koubbi. Mais si un candidat à la Présidence peut aisément mettre en cause la raison d’État, un Président en fonction le peut-il encore ? C’est après tout lui qui l’incarne !

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