Le comportement suicidaire de la finance
Un tribunal à Washington invalidait le 29 septembre des mesures prises par la CFTC (Commodity Futures Trading Commission), le régulateur américain du marché des produits dérivés, règles qui auraient plafonné le volume des positions qu’un intervenant peut prendre sur le marché à terme des matières premières, afin qu’il ne puisse à lui seul le déséquilibrer. Le secteur s’était opposé à de telles mesures, noyant la commission sous un flot d’avis défavorables, s’assurant ensuite – grâce au parti républicain – que le budget de l’organe de contrôle prévu ne soit pas voté, assignant enfin la CFTC devant les tribunaux. Cette dernière stratégie s’avérerait payante.
On avait appris quelques jours auparavant, le 24 septembre, que l’IOSCO (International Organisation of Securities Commissions), organisme fédérant les régulateurs nationaux sur le marché des matières premières, et à qui le G20 avait confié le soin de réguler le marché du pétrole, jetait l’éponge. Lors de la réunion qui venait de se tenir, les contreparties : l’Agence Internationale de l’énergie, l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) et les compagnies Total et Shell, avaient constitué un front du refus. Les compagnies pétrolières avaient affirmé qu’en cas de réglementation du secteur, elles cesseraient de communiquer à leurs organismes de supervision les données relatives aux prix pratiqués.
Le mois précédent, le 22 août, alors que la SEC (Securities and Exchange Commission), le régulateur des marchés boursiers américains, avait mis au point un ensemble de mesures en vue d’empêcher que ne se reproduise un effondrement du marché des capitaux à court terme (money market), tel celui qui l’avait dévasté en septembre 2008, elle n’était pas parvenue à réunir une majorité en son sein, l’un des membres du comité – très lié au secteur – ayant refusé son aval.
La logique de ces trois manœuvres d’obstruction couronnées de succès est facile à saisir : la finance bénéficie d’un accès aisé à l’argent et utilise celui dont elle dispose pour empêcher qu’on ne la réglemente, même si les mesures envisagées visent, comme dans les cas rapportés, à empêcher la reproduction d’événements susceptibles d’entraîner un effondrement total du secteur financier. Les régulateurs parviennent à infliger des amendes considérables aux banques responsables d’abus, comme les 550 millions de dollars exigés de Goldman Sachs pour avoir organisé des paris sur des produits conçus pour se déprécier, ou les 453 millions de dollars dont a dû s’acquitter la Barclays pour avoir manipulé les données des taux interbancaires du LIBOR, mais les moyens sont nombreux qui permettent aux établissements financiers d’éviter de subir les conséquences de leur délits : une banque a la possibilité de réduire les dividendes qu’elle verse à ses actionnaires, elle peut aussi transmettre à ses clients tout ou partie de ses pertes en renchérissant ses services, enfin, si elle est jugée « systémique », c’est-à-dire grosse à ce point que sa chute entraînerait à sa suite celle du système financier tout entier, elle sera, comme on l’observe depuis cinq ans, automatiquement sauvée par le contribuable en cas d’insolvabilité, et ceci, au nom de l’intérêt général.
Lorsqu’à l’automne 2008 l’existence de ces établissements financiers systémiques devint évidente, à l’occasion de la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers, la mesure à prendre allait de soi : il fallait les démanteler en unités plus petites dont la faillite éventuelle pourrait être absorbée par les marchés. Or, dans ce cas-là déjà, le lobbying (financé dans certains cas par des sommes procurées par le contribuable), permit de mettre rapidement la mesure au rencard.
La finance dispose donc des moyens de neutraliser toute tentative de réduire la nocivité de ses pratiques. Elle s’est immunisée contre les efforts engagés par la communauté pour la protéger contre un nouvel effondrement, efforts motivés bien entendu par le souci de se prémunir contre les conséquences économiques et sociales d’une telle catastrophe.
Toute mesure préventive d’un nouveau désastre étant systématiquement désamorcée, celui-ci devient inéluctable. Si les mécanismes par lesquels le monde financier met en œuvre ce comportement suicidaire ne fait pas mystère, sa motivation demeure cependant problématique.
Dans son livre intitulé « Effondrement » (2005), le biologiste Jared Diamond mentionne parmi les raisons pour lesquelles des civilisations anciennes sont mortes, l’incapacité de leurs élites et de leurs gouvernements à se représenter clairement le processus d’effondrement en cours ou, si elles en ont pris conscience, leur incapacité à le prévenir en raison d’une attitude de défense « court-termiste » de leurs privilèges.
Les comportements suicidaires ne sont pas absents du monde naturel : on les rencontre par exemple dans la physiologie de la cellule. C’est le phénomène de l’« apoptose » ou « mort cellulaire programmée », quand la cellule entame son autodestruction parce qu’elle reçoit des messages chimiques signalant la mort inévitable de l’organe auquel elle appartient. Souhaitons que ce n’est pas simplement à cela que nous assistons, Arnold J. Toynbee, illustre philosophe de l’histoire, nous a en effet prévenus : « Les civilisations ne meurent pas assassinées, a-t-il écrit, elles se suicident ».
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