Si l’on entend rebâtir une science économique digne de ce nom, pour laquelle l’on puisse retirer les guillemets que l’on est tenté d’ajouter machinalement aujourd’hui au mot « science » dans l’expression, le lieu dont il faut repartir est l’œuvre de John Maynard Keynes, et ceci en dépit des nombreuses faiblesses de sa théorisation économique, faiblesses de plus en plus criantes d’ailleurs depuis que son décès en avril 1946 mit un point final à ses efforts constants de faire de chacun de ses textes, une version perfectionnée de ceux qui le précédaient.
Comme je l’ai mentionné précédemment, Keynes nous a aidés dans le ravalement nécessaire de son œuvre en attirant notre attention sur les points faibles de son argumentation, en y plantant le fanion signalant soit un « mécanisme psychologique », soit un mécanisme psychologique réduit à sa forme élémentaire, à son « degré zéro », qu’il couvrait du terme de « conventionnalisme », à savoir prendre pour argent comptant la représentation « toute faite » qui ne demande pas même que l’on réfléchisse, que l’on exerce sa faculté de penser.
Ce sont en effet ces références hâtives à des mécanismes psychologiques, qui ne sont chez Keynes qu’autant de « boîtes noires », qui signalent avec le plus de sûreté une articulation manquante dans sa construction théorique, et c’est à ces endroits précis qu’il convient de proposer autre chose, pour faire se rejoindre les deux bords sur lesquels les explications valides qu’il a par ailleurs offertes, se sont arrêtées, en raison de sa perplexité quant à ce qu’il aurait fallu mettre là. Lacunes, vides, où Skidelsky, biographe de Keynes, a repéré à très juste titre l’absence constituant un manque, d’explications d’ordre historique ou sociologique. Points stratégiques pour compléter et peut-être achever l’édifice et remplacer les fiches déposées là provisoirement, censées renvoyer au fonctionnement impénétrable de la psyché, par des explications invoquant l’homme dans l’autre de ses dimensions : en tant que zoon politikon, selon l’expression d’Aristote, en tant qu’animal social, partie prenante d’un tout doté d’une organisation, et susceptible d’être pleinement compris seulement quand c’est dans ces termes là.
Skidelsky a très judicieusement fait observer que la méthode de Keynes procède en deux temps : il commence par clarifier le point de politique qu’il entend mettre en avant, pour proposer ensuite l’argument théorique qui en serait la justification irréfutable. C’est sans surprise que l’on découvre alors que Keynes admirait cette stratégie très particulière chez autrui. Ainsi, lorsqu’il écrivit en 1943 à propos de « L’homme Newton », qu’il qualifiait de « dernier des magiciens » quand il entendait évoquer le physicien éminent, devenu par la suite le Maître de la Monnaie du royaume britannique :
J’ai le sentiment que Newton était capable de conserver un problème à l’esprit durant des heures et des jours et des semaines jusqu’à ce que celui-ci finisse par capituler et lui livre son secret. Ce moment venu, parce qu’il était un technicien des mathématiques au suprême talent, il lui était loisible d’apprêter ce problème d’une manière ou d’une autre dans un but de démonstration. Mais c’était son intuition qui était tout spécialement d’une qualité hors du commun. « À ce point heureux dans ses conjectures », dit De Morgan, « qu’il semblait en savoir bien davantage qu’il n’aurait jamais le moyen de prouver ». Les preuves, pour ce qu’elles valent, étaient, comme je l’ai dit, apprêtées par la suite – et ne constituaient nullement l’instrument de sa découverte (Keynes 1943 : 365).
La théorie en tant qu’après-coup à vocation rhétorique ne s’observe nulle part mieux que quand Keynes tente d’expliquer la formation du taux d’intérêt. C’est la raison pour laquelle – et parce que c’est là qu’il y a pour nous aujourd’hui le plus à apprendre – j’examinerai cette question avec une attention toute particulière.
(à suivre…)
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Keynes, John Maynard, « Newton, the man », 1943 in Essays in Biography, London : Palgrave Macmillan 2007, 363-74
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